Café de la prospective du 14 décembre 2016 – Carine Dartiguepeyrou

Café de la prospective du 14 décembre 2016 – Carine Dartiguepeyrou

Carine Dartiguepeyrou

Carine Dartiguepeyrou est une prospectiviste confirmée et a cette caractéristique, qui tout compte fait est assez rare, de travailler dans plusieurs domaines. Elle travaille aussi bien pour des entreprises que pour des collectivités, elle fait du territorial et également des choses assez originales dont elle va vous parler. Elle est diplômée de la London School of Economics, elle a un doctorat où elle parlait déjà un peu de prospective, etc. Je vais la laisser se présenter.

 Je suis très émue de venir parce que c’est la première fois qu’on me demande de parler de comment je suis arrivée à la prospective et je voulais vous remercier.
Ma présentation est articulée en deux temps :

  • d’où je viens, car ce qui intéresse les gens du Café c’est de savoir comment je suis arrivée à la prospective.
  • ce qui me caractérise en termes d’actions, de types de projets sur lesquels je travaille.

Comment je suis arrivée à la prospective

Altérité et langues étrangères

Je suis Française, née en France et ce qui très tôt m’a caractérisée, c’est la passion pour l’altérité. C’est quelque chose qui est né très jeune puisque dès la maternelle, j’étais toujours amie avec « l’étranger de l’école », en l’occurrence une Japonaise — qui ne parlait pas français et qui a été ma première amie ; la deuxième était Finlandaise… J’allais toujours vers l’enfant arrivé en milieu d’année… En même temps, très jeune j’ai voulu pratiquer les langues étrangères pour mieux comprendre l’autre.

Ce goût pour les autres, pour la culture, a fait que j’ai fait de l’anglais dès la primaire, du russe — alors que mes parents n’étaient pas communistes tout en étant très engagés politiquement, puis de l’espagnol, du latin, un peu de grec, etc. Ce goût pour les langues m’a valu d’aller dans de bonnes écoles.

Russie et pays de l’Est

Je me destinais au concours d’Orient (conseiller des affaires étrangères). J’avais déjà vécu en Russie à la fin de l’Union soviétique avec une bourse du ministère des Affaires étrangères. J’ai fait mon DEA avec Hélène Carrère d’Encausse à Sciences Po. L’année où elle a été nommée académicienne, j’ai été chargée par les élèves de la classe de lui rédiger son discours de félicitations. Mon mémoire de thèse consistait à anticiper que l’URSS allait imploser par l’intérieur, par l’âme russe et qu’il y aurait une reconquête de l’identité russe. A l’époque Hélène Carrère d’Encausse pensait qu’il s’agirait d’une explosion à la périphérie de l’empire et qu’elle se ferait par les républiques musulmanes. Mais je fus quand même acceptée en thèse de doctorat !

En 1991, après la chute du mur de Berlin j’ai vraiment eu envie de participer à ce moment phare de l’histoire. Je suis partie du jour au lendemain en Pologne pour mon premier employeur, le ministre du travail polonais. Pour 150 dollars mensuels, j’ai travaillé sur la transformation de la Pologne un des pays les plus actifs à l’époque sur la voie de la transition.

London school of economics et banque européenne de reconstruction

Après cette première expérience, j’ai fait à la London School of Economics (LES), le master Politics of the World Economy. La Politique économique, le fleuron de la LSE, c’est étudié en Angleterre plus qu’en France où l’économétrie domine souvent. Quelques années auparavant, George Soros avait suivi le même master.

À la suite de mon master, j’ai intégré un cabinet britannique — j’y étais la seule française – créée par d’anciens ministres d’un peu partout en Europe et en particulier des pays d’Europe centrale et orientale et aussi britannique.

J’ai accompagné les travaux de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) à l’époque où Jacques de Larosière était président. Il était proche du président de l’entreprise Central Europe Trust dans laquelle je travaillais. J’ai eu la chance de le côtoyer. Je conduisais des missions de stratégie et de développement qui m’ont amenée partout en Europe centrale et orientale au-delà de l’Oural où j’ai travaillé sur les premiers fonds de capital-risque en Sibérie …. Puis j’ai effectué une mission sur la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine. J’ai été une des premières et quasiment une des seules civiles à être allée dans ce pays au tout début de la réconciliation, de l’accord de Dayton. J’étais très jeune. Je suis partie là-bas pour la Banque mondiale et pour la Banque européenne pour la reconstruction et le développement avec 150 kilos de bagages dans un contexte de guerre, en avion pour parachutistes, avec l’Armée française. J’ai atterri à Sarajevo accompagnée d’une équipe composée uniquement de jeunes femmes. Nous sommes arrivées au fameux hôtel Holiday Inn — un des seuls hôtels subsistant sans fenêtre dans les chambres — pour vous dire que c’était un moment très particulier. Il y avait des centaines de gens qui nous attendaient pour pouvoir bénéficier de crédits alors que notre travail consistait à faire un état des lieux des actifs dans l’ensemble du pays. Tout l’enjeu a été, après, de circuler dans les trois zones dans un contexte extrêmement risqué. Pour arriver à sortir du pays, J’ai quasiment été exfiltrée. C’est une histoire que je ne raconte que très rarement qui fera peut-être l’objet d’un prochain livre.

Je suis rentrée en Angleterre et j’ai rédigé mon rapport pour la Banque européenne pour la reconstruction et pour le développement. À l’époque, la politique de la Banque était de mettre en place un dispositif de prêts moyens d’environ 1 million d’euros par investissement. Dans mon rapport mes conclusions étaient à l’opposé : « Le pays est complètement détruit, il faut développer le microcrédit ». C’était en 1995, et le sujet n’était pas d’actualité. On m’a dit : « mais tu n’y penses pas, ce n’est pas du tout ce qui est prévu, on n’a pas de lien là-bas, on n’a pas les maillons intermédiaires qui pourraient nous aider à faire. ». Avec ce séjour, j’avais appris la différence entre un pays en transition – c’est-à-dire qui aspire à plus de liberté, à la démocratie… portée par des intellectuels, des écrivains, des gens qui souhaitaient faire advenir une autre vision du monde comme cela s’est passé dans les pays d’Europe centrale dans les années 1990, et la Bosnie-Herzégovine un pays qui lui sortait de la guerre avec toutes ses atrocités. Ce séjour et les conclusions de nos travaux ont été très difficiles à vivre pour moi petite jeune femme un peu crédule. À partir de ce moment-là je me suis dit que j’allais continuer à être passionnée par ce que je faisais, mais qu’il fallait que je travaille beaucoup plus sur moi, sur ma distanciation, sur ma prise de recul, sur le sens de mes actes et au service de quelle mission je devais mettre mon énergie à l’avenir. Je vous raconte « ce détour » parce que c’est aussi de cette façon que je suis arrivée à la prospective.

Thèse sur la société de l’information, collaboration avec la Rand Europe et post doc chez orange lab

À mon retour en France, j’ai repris ma thèse en 2000, mais j’ai fait le choix de m’inscrire en relations internationales à Paris I Panthéon-Sorbonne car je voulais travailler sur l’Europe et les enjeux de la globalisation. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes extraordinaires : Thierry Gaudin, Francis Jutand, Armand Mattelart, également Michel Saloff-Coste qui ont beaucoup compté pour moi. Ma thèse portait sur la société de l’information avec une forte dimension systémique par laquelle je suis arrivée à la prospective.

Ma thèse a porté sur l’étude de la politique européenne en matière de société de l’information avec une comparaison des scénarios d’avenir de l’Europe. J’y analysais le changement de paradigme civilisationnel.

J’ai rejoint en parallèle un cabinet de conseil — je crois qu’il n’existe plus. Un jour un manager est venu me dire : « Tu dois parler anglais, il y a des missions pour la Commission européenne, personne n’en veut parce que ce ne sont pas des business profitables, est-ce que ça t’intéresse ? ». J’ai dit : « Oui, bien sûr. » Dans les années 2000 — c’était l’époque de l’émergence de la politique européenne en matière de société de l’information.

C’est à cette époque que j’ai connu la RAND Europe qui est la filiale européenne de la RAND corporation (grand organisme de recherche très investi sur deux domaines : la sécurité et les politiques publiques, en lien direct avec l’administration américaine). La RAND Europe était basée en Hollande et ses chercheurs étaient très investis dans les projets européens dans le domaine des nouvelles technologies et de la société de l’information. J’ai effectué donc des missions de prospective pour la Commission européenne. J’ai participé à une des plus grandes démarches Delphi — la plupart d’entre vous connaissent cette technique — et j’ai eu la chance de participer à cette démarche Delphi à l’échelle planétaire sur le Global Course of the Information Revolution, en Asie, aux États-Unis, en Europe…

Une fois ma thèse finie, j’ai été invitée à faire mon post-doctorat à Orange R&D. Francis Jutand en était le directeur scientifique avant de partir pour aller ouvrir ce qui allait devenir le premier département sur les TIC au CNRS. Mon post-doctorat ne portait pas sur des questions de prospective à proprement parler, mais je comparais différents scénarios de l’Europe à l’horizon 2020 et je proposais ma propre vision d’avenir.

En 2010 je créé mon entreprise et depuis je consacre mon temps uniquement à la recherche et à la prospective.

À travers les premières étapes de mon parcours, j’ai essayé de vous dire que pour moi la prospective est forcément très nourrie de vision et de stratégie cela me donne une empreinte particulière par rapport à d’autres confrères.

Ma vision de la prospective

La prospective, comment est-ce que je la vois ? Je me retrouve complètement dans la vision de Gaston Berger. C’est somme toute assez classique. J’ai connu Philippe Durance alors qu’il était en thèse d’ailleurs à l’époque. Il allait créer aux Éditions L’Harmattan la collection Recherche et prospective qui est admirable. Nous avons commencé à dialoguer à ce moment-là et c’est lui qui m’a sensibilisé à l’héritage de Gaston Berger. Je me retrouve complètement sur les trois paramètres que donne Gaston Berger : le « voir large », le « voir loin » et le « creuser profond ».

Creuser profond & représentations & pâte humaine

Ce qui m’intéresse, c’est le « creuser profond », c’est-à-dire d’essayer de comprendre ces plaques tectoniques qui évoluent de manière très profonde concernant l’évolution des cultures, des sociétés, qui nous permettent non seulement d’anticiper à beaucoup plus long terme, mais qui aussi nous permettent de comprendre comment les évolutions sont arrivées par le passé.

Cet intérêt pour les évolutions socioculturelles est aussi relié à une belle rencontre aux États-Unis — dans les années 2000, en Californie — avec Brian Hall et je travaille beaucoup à partir de son analyse des systèmes de valeurs.

Ce travail, ce « creuser profond », consiste à comprendre les représentations des personnes, des groupes, des institutions. La représentation, c’est la première étape de la prospective. Se forger une représentation du monde c’est déjà comprendre dans quel paradigme on est ; c’est également comprendre les représentations et les paradigmes des autres. Pour cela il faut un travail énorme.

Souvent, les institutions, les organisations ont du mal à rentrer dans cette étape, car c’est contre-intuitif ce  « creuser profond » de Gaston Berger. On se dit qu’on veut aller loin, vite, que l’on veut anticiper, mais en fait c’est en creusant profond que l’on gagne du temps, car on va pouvoir s’appuyer sur une dimension vraiment tangible : la pâte humaine. Ce n’est pas à vous que je vais dire qu’aujourd’hui, avec les fulgurances existantes en matière technologique ou écologique, que l’on a besoin de cette « pâte humaine », de cette compréhension de l’homme, encore plus parce qu’on est — comme dirait Hartmut Rosa — dans cette « accélération sociale ».

Ce qui me caractérise et qui m’intéresse ce sont les émergences socioculturelles, les signaux faibles, c’est-à-dire les outils de base du prospectiviste : qu’est-ce qui émerge ? Qu’est-ce que l’on peut voir, sentir ? Quels sont les signes qui donnent à voir et qui nous permettent en terme socioculturel de voir des possibilités d’évolution des sociétés ?

Les changements de paradigmes : technologie et écologie

Ma thèse déjà portait sur le changement de paradigme sociétal.

Le changement de paradigme est aujourd’hui au cœur de beaucoup de choses notamment parce qu’on le comprend par notre rapport aux technologies : veut-on investir massivement dans ces technologies ? Préfère-t-on au contraire se distancer et avoir, je ne sais pas, un usage de l’intelligence artificielle faible, mais se dire : « On ne va pas au-delà », etc. ?

L’autre grand changement de paradigme, c’est l’écologie. Très souvent, l’écologie ne rejoint pas le numérique. Pour ma part, je les ai intégrés très tôt. J’ai prolongé après Edgar Morin le concept de l’écologie de l’action, où j’ai repris, mais pas comme il entendait écologie de l’action, sur des futurs, des trajectoires qui peuvent être détournées dans l’histoire ; pour moi c’est plutôt au contraire prendre conscience de son interdépendance avec les humains et la planète, essayer de déconstruire ses préjugés, essayer de s’ouvrir à un cadre beaucoup plus large celui du vivant, à tout ce qu’on connaît, mais aussi à ce qu’on ne connaît pas et agir en conscience avec nos rythmes biologiques, etc.

Pour revenir aux représentations, on voit bien que travailler sa représentation ne signifie pas uniquement travailler la représentation de son business, c’est travailler la représentation du monde, de la planète, de son groupe, de son action, de son collectif et aussi de soi. Le travail que je fais est beaucoup sur cette articulation entre le « je », le « nous », la « planète » et je trouve que l’idée de la planète nous relie à notre dimension de conscience, d’empathie, d’altruisme, et donc en cela c’est écologique.

Enfin, avec le rythme effréné d’accélération, on voit bien comment la connexion, le numérique est en fait complètement lié à la dimension du vivant, de la nature, de l’écologie…

Mes actions concrètes en matière de prospective

Les missions que je conduis se font au fil de l’eau. Je ne démarche pas. On vient à moi parce que ce qui intéresse les personnes, c’est de travailler sur leur vision prospective, sur ce changement de représentation, de posture en embarquant les acteurs, les collaborateurs. Ces missions sont toujours décidées au plus haut niveau de l’organisation même si les démarches bottom-up sont essentielles, car on a besoin des deux. Mais aujourd’hui, la décision de changer de braquet, de se transformer, de travailler la vision d’avenir à 20-30-50 ans vient toujours par le haut.

J’ai envie de vous parler de trois exemples.

– le travail de prospective dans le cadre de la Fondation Télécom

– pour les grandes organisations : visions du monde et système de valeurs

– prospective et innovation publique pour le département des Hauts-de-Seine :

Le travail de prospective dans le cadre de la Fondation Télécom et le questionnement prospectif

Ce travail porte sur les transformations numériques des organisations à l’horizon d’une dizaine d’années. Il a été financé par la Fondation Telecom et réalisé dans le cadre du think tank « Futur numérique » créé par Francis Jutand en partenariat avec Accenture, Orange, BNP PARIBAS, SFR, Alcatel-Lucent, etc. On a été rejoints par Google sur les enjeux de données personnelles. Tous ces travaux ont été rendus possibles en créant un cadre de confiance permis par la prospective.

La première année, en 2010, on a travaillé sur les nouvelles formes d’organisation à l’ère des réseaux, en se posant la question : « Est-ce que finalement le réseau social d’entreprise va anéantir la hiérarchie d’ici à 10 ans ? » L’année d’après, on a travaillé sur l’innovation ouverte pour savoir comment elle allait réinventer ou non les organisations. On a aussi travaillé sur les données personnelles, les générations, le leadership et les nouvelles expressions de pouvoir, plus récemment sur l’efficacité collective, etc.

On proposait donc un sujet chaque année et ce qui était original c’est que l’on partait des problématiques des entreprises. Je faisais un tour d’horizon pour voir quels étaient leurs problématiques et leurs questionnements ? À partir de là, on concoctait un programme et on mobilisait des chercheurs pour éclairer les problématiques, à commencer par les chercheurs de la maison de l’Institut Mines-Télécom — mais pas uniquement.

Ce travail est caractérisé par un dispositif en trois éléments.

– Décloisonnement entre acteurs qui acceptent de travailler ensemble, car nous sommes arrivés à créer un cadre de confiance, la prospective permettant cela. Si on regarde le camembert sur le très court terme, on se dit : « On est tous concurrents… », mais si on regarde le monde à venir, à 10-15 ans, on est beaucoup moins centré sur ses propres enjeux de court terme et on a intérêt à coopérer et à partager ses différentes visions du monde à venir.

– Décloisonnement aussi avec les chercheurs. On invite des chercheurs à contribuer aux travaux avec les opérationnels  venus de tous les univers, de l’innovation, du marketing, du business, du juridique, de la R&D etc.

– Questionnement prospectif avec génération du maximum de questions dans un temps record sur une problématique. Cela est très facile à faire et c’est très riche. Maintenant, j’utilise ce questionnement prospectif, quel que soit l’environnement. En générant le maximum de questions, on arrive à faire que chacun s’exprime sur sa représentation du monde, du sujet et on voit les points convergents et divergents.

Souvent, il y a surtout des convergences. À partir de ce matériel, il s’agit en fait d’arriver à voir ce qu’il y a comme « trous dans la raquette » et quelles sont véritablement les questions qui nous manquent. Là je m’inscris complètement dans la philosophie de Gaston Berger pour qui : « Imaginer le monde de demain n’est pas forcément avoir les solutions. ». On sait bien qu’on n’aura pas les solutions qui vont exister dans 10-15 ans, mais c’est déjà arriver à se poser les bonnes questions.

L’ensemble de ce travail est ensuite réuni dans un cahier de prospective avec les contributeurs aux ateliers qui mêlent toujours cette idée de décloisonnement avec à la fois des contributions des chercheurs, des opérationnels en étant allé les chercher dans leur questionnement prospectif.

Pour les grandes organisations : visions du monde et système de valeurs

Un deuxième type de mission, très différente, dans le cadre d’une organisation, généralement une grande entreprise ou une institution publique. Je ne vais pas parler des missions en particulier spécifiquement — mais vous exposer comment, en faisant travailler la représentation des personnes, je leur fais écrire leur vision du monde. En premier lieu il s’agit d’arriver à convaincre, surtout dans le cas des entreprises, de ne pas entrer tout de suite dans la vision business, car vous le savez, l’incertitude et les points d’inflexion vont venir dans la plupart des cas de la vision du monde. En effet, sur la vision business, il n’y a pas grand-chose à discuter. La vision du monde, c’est là où on peut exprimer la singularité des uns et des autres, la diversité. C’est une approche que j’emploie souvent au niveau international  pour exprimer les diversités culturelles sur « comment le monde à 20-30 ans, etc. se dessine ».

À partir de ces productions de visions, je fais une analyse en termes de systèmes de valeurs. Concrètement, à partir des histoires qui ont été générées, je repère les systèmes de valeurs par une approche systémique et je fais un retour sur le paradigme dans lequel le collectif, l’organisation se trouve. Je vais révéler des paradigmes modernes ou technologiques, des paradigmes très éthiques, très écologiques. Ce qui est aussi très intéressant à travers ces systèmes de valeurs c’est de voir, bien sûr, les convergences, par exemple dans une organisation, un secteur, tous convergent sur le fait que le monde va s’écrouler quels que soient les sujets, les types de business et après une remontée, et aussi bien sûr les « trous dans la raquette ».

Ce qui est intéressant aussi c’est de voir l’énergie qu’il y a derrière ces représentations du monde, et ce qui fait la singularité de l’organisation. Ce qui compte c’est que l’organisation soit cohérente par rapport à sa vision du monde. Si elle est dans une vision du monde complètement béni-oui-oui et que, par ailleurs, elle n’est pas du tout comme ça dans ses pratiques business de tous les jours, forcément il y a un problème.

À partir de ces inputs, les acteurs sont ensuite d’accord pour construire une vision collective et surtout pour la mettre en place.

Je pense que ce travail sur les visions du monde à venir et le business est extrêmement riche. Il était souvent considéré comme un détour jusqu’alors, il l’est de moins en moins à présent. Les organisations se rendent compte à quel point elles ont intérêt à faire ce « détour » en créant leur avenir. Anticiper l’avenir, c’est déjà le faire advenir opérationnellement.

Prospective RH

Je mène également d’autres missions comme, par exemple, des missions de prospective RH… où on est plus sur la question — non pas celles relatives aux métiers — il ne s’agit pas de déterminer comment les métiers se pratiqueront dans le temps à 30-40 ans  – mais d’identifier comment les disruptions peuvent impacter les activités et comment ces dernières vont pouvoir s’appuyer sur des compétences et des capabilités et quelles sont les compétences dont les organisations auront besoin.

Ce sont des méthodes assez classiques de backcasting : on travaille sur des visions d’avenir et ensuite on se met d’accord sur des positionnements stratégiques et après, en backcasting,  on répond à la question : comment on fait en termes de stratégie, quel est l’impact RH en termes de compétences, formation, recrutement, etc.

Pour le département des hauts de seine : prospective et innovation publique

Le troisième type d’exemple de mission est très différent des deux précédents.

En 2011, la directrice de cabinet de Patrick Devedjian, président du département des Hauts-de-Seine, connaissait bien mon travail et m’a demandé de réfléchir à ce que pourrait devenir la maison Albert-Kahn située derrière le musée du même nom à Boulogne-Billancourt.

Albert Kahn

J’ai fait une recherche documentaire sur la vie d’Albert Kahn. Pour ceux qui ne le connaissent pas : il a vécu à la fin du 19e — début du 20e siècle. Il est mort très peu de temps après la crise de 1920. Issu d’un milieu assez modeste alsacien juif, il a fait une fortune considérable à l’équivalent de celle des Rothschild. Cette personne était assez énigmatique. Il a toujours vécu seul dans un hôtel particulier ; il ne mangeait que végétarien. Il a eu comme précepteur Henri Bergson. Des ambassadeurs japonais venaient régulièrement lui rendre visite. J’ai découvert un homme passionné de culture, d’altérité.

En lisant les archives, je me suis rendue compte qu’Albert Kahn n’était pas quelqu’un qui a écrit, qui a pris la parole… Il finançait des bourses des premières femmes étudiantes — il savait que c’était une manière de créer la paix, d’enrayer la guerre. Il a financé des expéditions photographiques dans le monde entier, les « archives de la planète », ces fameux autochromes — c’est la collection du musée — avec ce sentiment qu’il fallait photographier le monde, les cultures, les traditions… qui, peut-être, allaient disparaître.

Mais Albert Kahn ce n’est pas que cela, c’était aussi des rencontres du « comité national d’études sociales et politiques » où il rassemblait des cercles de décideurs qui venaient de l’univers du politique, de l’économique, de la recherche sur des sujets d’avant-garde. Ainsi, à l’époque dans les années 1920, ils réfléchissaient par exemple au statut des femmes, à leur place dans la société, aux moyens de contraception, à l’éducation.

Les entretiens Albert Kahn rétrospectifs-prospectifs

Ce Comité m’a inspiré. C’est ainsi qu’est née l’idée des Entretiens Albert-Kahn qui ne sont pas uniquement des rencontres où l’on parle du passé, mais surtout de prospective, c’est-à-dire que l’on discute de l’avenir du territoire avec cette idée de décloisonner les acteurs et d’articuler le local avec le global (penser large).

Le président Patrick Devedjian souhaitait ce décloisonnement. II m’a dit : « Il faut faire venir tous les élus, quels que soient les partis. Il faut non seulement que les élus viennent, mais aussi que les administratifs et les partenaires du département. Il faut que les gens se parlent en dehors du quotidien. » Au début, tout le monde m’a dit : « Tu n’y arriveras jamais, c’est impossible, comment veux-tu aller réfléchir à l’avenir comme cela… ». Cela s’est fait. Les Entretiens Albert-Kahn ont été lancés en octobre 2012. Aujourd’hui en 2016, nous avons tenu 25 entretiens. Nous abordons des sujets très divers de prospective comme, par exemple, l’open data, l’attractivité des villes de demain, le bien-être territorial, le rôle de la culture, l’innovation numérique, les biens communs, etc. Chaque entretien fait l’objet d’un petit cahier. Ces cahiers sont en accès libre. C’est important. Pour les élus et l’administration, c’est un véritable terreau de formation. C’est un vecteur pédagogique et de préparation des questions d’avenir. Ce sont souvent des sujets qui nourrissent en amont les politiques publiques et peuvent faire l’objet d’expérimentation.

L’innovation publique expérimentale

Nous sommes le premier département à avoir créé un laboratoire d’innovation publique. Son deuxième axe, à côté des entretiens, c’est la dimension d’innovation expérimentale. Aujourd’hui les laboratoires d’innovation publique sont nombreux : à Pôle Emploi, dans les régions, avec le secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) qui anime le réseau d’innovation publique à l’échelle nationale. À l’époque, nous avons fait partie des précurseurs sur cette question. Je m’en tiendrai à deux exemples.

Les jardins sur les toits. On a travaillé aussi sur les jardins sur les toits pour voir comment on pouvait développer une politique qui favorise leur développement. On s’est dit : « on va commencer par nos toits — on ne va pas faire comme à Paris qui a choisi l’empowerment des citoyens, c’est-à-dire la végétalisation des toits des citoyens. » On a préféré commencer par nous-mêmes et essayer déjà de valoriser les toits des bâtiments du département. » En fait, nous n’avons pas réussi, car après une étude sur des centaines de toits, on s’est rendu compte que soit ils n’étaient pas assez solides, soit ils n’étaient pas assez accessibles, ou encore il n’était pas à la bonne échelle. Résultat : pour renforcer l’étanchéité, cela allait coûter trop d’argent. En conclusion, il a été décidé que pour développer les jardins sur les toits il faut des toits neufs, des nouveaux bâtis ». Cela a été un échec — on se trompe aussi dans les innovations expérimentales, mais aussi un succès parce depuis on développe les jardins partagés, thérapeutiques ou pédagogiques, par exemple, mais pas sur les toits des bureaux de l’administration départementale !

Pôle social et économie collaborative. Un second exemple d’expérimentation qui nous a valu de nombreuses félicitations, c’est un travail mené dans le cadre du pôle social. 50 à 60 % du budget d’un département est consacré à l’action sociale : le RSA, les autres aides sociales, au logement… La dimension sociale est vraiment au cœur de la vocation d’un département. Avec l’administration en particulier avec le pôle social et le pôle attractivité économique, on a lancé une expérimentation, il y a un an, sur le renouveau des pratiques d’accompagnement social. On a complètement revu la manière dont on recevait les personnes qui viennent pour des aides sociales, à partir d’un questionnaire sur les valeurs et leurs besoins. Nous avons défini ce questionnaire en l’axant dans un premier temps sur des questions sur le rapport au monde. D’entrée de jeu, on leur posait des questions telles que : quelle était leur représentation du monde ? Quelles étaient les valeurs importantes pour eux, Quels étaient leurs besoins… Dans une deuxième partie, le questionnaire comportait des questions sur leurs modes de vie pour identifier comment la personne interrogée pouvait d’autres ressources que celles financières, à commencer par l’économie collaborative ou de partage. On a suivi des personnes pendant 6 mois, puis on a fait une remontée bottom-up de toutes les innovations sociales en matière d’économie collaborative appliquées au social, c’est-à-dire des innovations vraiment utiles pour le travailleur social et pour la personne qui était concernée. L’expérimentation est en train d’être déployée dans le département, les travailleurs sociaux volontaires vont être formés à cette technique d’empowerment. Le guide des initiatives collaboratives au service du travail social va être transformé en plateforme numérique collaborative.

Ce dont je me rends compte c’est que l’innovation expérimentale est une réussite lorsque les gens se l’approprient tout de suite. En fait, ils le font, ils rentrent dedans, etc. Nous en sommes à la phase de déploiement… ce n’est pas seulement une centaine de travailleurs sociaux qu’il faut impliquer, c’est aussi une manière de travailler différemment. Le Département est en train de revoir les lieux pour mieux accueillir les personnes, en faire des sortes de tiers-lieux beaucoup plus ouverts, décloisonnés, reliés à d’autres services sociaux tels que ceux de l’Enfance, de la Famille, espaces de coworking