Saison 2015-2016

Café de la prospective du 15 juin 2016 – Philippe Destatte

Café de la prospective du 15 juin 2016 – Philippe Destatte

Grande soirée au Café de la prospective autour de Philippe Destatte,  l’un des meilleurs prospectivistes européens, qui combine l’expérience du praticien, l’érudition du passionné, la pédagogie du (bon) professeur et le sens critique de l’universitaire.

Philippe Destatte., que nous connaissons depuis très longtemps, est un prospectiviste remarquable, formé en Belgique, en France, aux États-Unis, et curieux de ce qui se fait en bien d’autres lieux. Il dirige l’Institut Destrée à Namur.

Outre sa grande compétence et la profondeur de sa réflexion sur les sujets qui nous intéressent, nous avons trouvé intéressant de l’inviter parce que la Wallonie est une région belge, un petit pays de la taille d’une région française, mais avec des attributions plus importantes. Dans un territoire réduit, quelqu’un comme Philippe Destatte fait de la prospective dans une grande proximité avec les acteurs locaux, les chefs d’entreprise, les élus, et peut témoigner avec une vision globale qu’une personne seule pourrait difficilement avoir dans un pays comme la France.

Je vais le laisser se présenter et nous parler de son parcours, des études qu’il a menées, de ses travaux actuels et de ses méthodes.

Intervention de Philippe Destatte : parcours d’un institut de recherche européen en prospective

Merci, Marc. Je vais organiser mon exposé en trois parties. Une première, comme tu m’as invité à le faire, en disant ce qu’est l’Institut Destrée – car je pense que c’est un organisme qui reste une énigme pour beaucoup –, ce qu’il fait et comment il en est arrivé à s’investir dans la prospective.

Je dirai quel a été le parcours de l’Institut depuis la fin des années 80 et quel est mon propre regard sur la prospective.

Puis je vous parlerai, pour amorcer le débat, de quelques chantiers « chauds » sur lesquels nous avons travaillé ou qui sont en cours et qui me permettront de répondre aux questions que vous voudrez bien poser.

Enfin, je viendrai à une petite conclusion sur la convergence entre la prospective et le foresight, une question qui nous intéresse tous.

  1. L’Institut Destrée, une énigme ?

L’Institut Destrée est un Institut de recherches, un think tank, qui est déjà fort ancien puisqu’il date de 1938. À cette date, il a été fondé comme une société savante à partir de personnalités de sensibilités politiques et philosophiques très différentes ; ce qui, en Belgique à l’époque et encore maintenant, est relativement rare tant il y a – c’est un mot qu’on utilise très peu à Paris mais qui existe chez nous – une logique de « pilarisation » ; c’est-à-dire que tout est partagé entre des piliers, en l’occurrence les piliers chrétien, laïque, socialiste, que ce soient les mutualités, les syndicats, les partis, les hôpitaux, les écoles. Tout est organisé de cette manière, et voir une société savante qui naît à partir de personnalités aussi différentes qu’un abbé, qui en est le président, un libéral franc-maçon qui en est le trésorier, un secrétaire qui est un professeur marxiste, c’est déjà quelque chose d’assez étonnant et cette dimension de pluralisme va perdurer. Elle est toujours présente puisqu’on essaie de rester dans une logique d’équilibre en accueillant dans notre Conseil d’administration à la fois des chercheurs venant d’universités différentes – et les universités aussi sont diverses – et des élus des partis politiques démocratiques : quatre parlementaires représentent les quatre partis démocratiques les plus importants du Parlement wallon.

Cet Institut, société savante, avait comme objet la défense et l’illustration de la Wallonie. Il voulait travailler autour de l’idée, de la conception d’une région qui n’existait pas encore, sauf sous certains aspects, et s’inscrire dans la logique d’une personnalité assez gigantesque pour la Belgique, pour la Wallonie : Jules Destrée, mort deux ans auparavant, en 1936.

Jules Destrée avait été l’un de ceux qui avaient mis en évidence, avant la guerre 14-18, dans une lettre restée célèbre adressée au roi Albert, le fait qu’il y avait deux peuples en Belgique, l’un flamand et l’autre wallon et qu’on n’arriverait pas à trouver de solution pour qu’ils s’entendent parce que, écrivait-il, cela faisait plusieurs dizaines d’années (il aurait presque pu écrire plusieurs siècles) qu’ils coexistaient plus ou moins heureusement et qu’il faudrait, pour que la Belgique soit maintenue, instaurer un système fédéral.

Ce message était celui d’un député un peu marginal puisqu’il était membre du Parti ouvrier belge, internationaliste par définition – et Jules Destrée aussi sera internationaliste en s’engageant avec Aristide Briand et d’autres dans l’aventure de la Société des Nations. Le gouvernement belge était (de 1884 à 1914) aux mains d’un parti catholique homogène et essentiellement flamand. C’est contre cette monopolisation du pouvoir que Jules Destrée s’élevait, avec comme message : « Nous voulons un projet de société qui soit plus conforme à nos aspirations et notamment aux valeurs de la Révolution française. » Aujourd’hui, nous dirions « une vision » plutôt qu’ « un projet ».

Cette ouverture va agacer profondément son parti. Il est souvent en cartel avec des libéraux. C’est un ancien libéral lui-même. Il a un frère Dominicain, donc affectivement il est aussi ouvert sur un autre monde, et il affirme une région qui n’existe pas encore et dont il appelle à la création dans un système fédéral. Ceux dont je vous ai parlé, les fondateurs de l’Institut Destrée, qui se réunissent en 1938, veulent donner une consistance intellectuelle à une idée, et voir comment on pourrait intellectuellement muscler cette idée de Wallonie. Il y a donc une dimension à la fois patrimoniale : comment l’illustrer et comment essayer de créer une vision. C’est une petite association ; il faudra attendre 1960 pour qu’elle prenne officiellement le nom d’Institut Destrée. Elle va d’abord s’intéresser à l’histoire – d’où le fait qu’il y ait des historiens, j’ai moi-même cette formation – et organiser des colloques, des conférences. Elle va beaucoup publier — c’est d’ailleurs une coopérative d’édition. Les savants qui se réunissent autour de la table payent une cotisation qui leur permet d’éditer des livres sous un label qui va avoir une certaine reconnaissance.

Pour ma part, je découvre cet organisme en 1980. Je sors du service militaire et je suis jeune chercheur et enseignant ; je vais à une conférence de l’association des anciens de l’université de Liège, dont je suis diplômé, et il y a là une personnalité libérale très importante en Wallonie, un historien qui a été recteur puis président de l’université libre de Bruxelles, ministre à plusieurs reprises[1], et qui est aujourd’hui secrétaire perpétuel de l’Académie, Hervé Hasquin. Il vient de publier Historiographie et politique, essai sur l’histoire de la Wallonie. Je découvre qu’il existe une histoire de la Wallonie alors qu’on ne m’en a jamais parlé à l’université, que l’on peut tirer un fil de compréhension de la Wallonie par une histoire ponctuée d’événements dont on ne parle pas du tout, sauf qu’un certain nombre de mes professeurs ont publié des articles sur la Wallonie — je le découvre à ce moment-là —de façon underground, à Bruxelles on dit en stoemelings (caché). Moi qui suis, à ce moment-là, spécialisé dans l’histoire de la Russie, des pays slaves… je suis conquis par cette pensée. En quatrième de couverture du livre de Hervé Hasquin, je lis qu’en adhérant à un Institut qui le publie, je peux avoir d’autres livres aussi alléchants. Ce que je fais immédiatement. J’entre dans l’organisation. Comme souvent, le petit jeune qui entre, on en fait un secrétaire. Je deviens donc secrétaire d’un comité liégeois. Puis, le président de cette association, Jacques Hoyaux, – qui est aussi à l’époque ministre de l’Éducation nationale, ce qui n’est pas rien – m’invite à devenir administrateur.

Comme administrateur, je suis saisi, deux ans après mon adhésion, d’un dossier qui est une proposition de lancer une recherche interuniversitaire sur la Wallonie, donc de passer d’une société savante à une logique de recherche professionnelle. A l’époque, alors que je donne des cours dans l’enseignement secondaire, je monte un dossier de recherche et j’obtiens quatre chercheurs licenciés, dont un master en histoire et quatre documentalistes gradués bac + 3. Je continue mon travail dans l’enseignement secondaire mais je dirige une équipe de huit chercheurs. Je crée le centre interuniversitaire d’histoire de la Wallonie en retournant voir Hervé Hasquin pour l’université de Bruxelles mais aussi des professeurs de Liège que je connais, des professeurs de Mons, de Louvain-la-Neuve, etc.

Avec ce comité qui commence à travailler sur une recherche très innovante, je suis absorbé par l’organisation et j’en deviens directeur avec une secrétaire et huit chercheurs qui ont un mandat de recherche financé d’un an, donc difficile à maintenir. A ce moment-là, je me dis : « Il faut absolument qu’à cet effort historique on associe un effort prospectif ». C’est-à-dire qu’à une identité de patrimoine qui est défendue par l’organisation, on associe une identité de projet. J’arrive à persuader mon conseil d’administration de lancer un exercice de prospective, on est en 1986 et ce projet s’appelle La Wallonie au futur. Cette démarche est complètement endogène.

  1. Un regard sur un parcours en prospective

J’arrive donc à la deuxième partie de mon exposé : la prospective.

2.1. La période wallonne (1987-1999)

On observe une première période que j’appellerai la période wallonne de la prospective de l’Institut Destrée et de la mienne. Elle se base sur la mise en place d’un réseau car la force de l’Institut Destrée c’est sa capacité à réunir les gens, c’est son carnet d’adresses, c’est le fait qu’on embarque des gens de toutes les universités. On se retrouve avec près de 400 personnes – la plupart chercheurs dans les différentes universités ou centres de recherche, prêtes à s’impliquer dans ce travail.

C’est un travail très empirique. J’ai peu de choses en tête en matière de prospective, de 1987 à 1999. J’ai un background de prospective américaine, j’ai lu comme tout le monde à l’époque des ouvrages comme ceux d’Alvin Toffler, de John Naisbitt (Megatrends), qui me parle assez bien à l’époque, c’est un de mes premiers contacts avec la prospective mais j’ai aussi découvert – parce que je me suis intéressé comme historien à la Révolution industrielle – la Wallonie a connu la première Révolution industrielle sur le continent après l’Angleterre (qui, comme chacun le sait, n’est pas sur le continent). À partir de cette approche et notamment de la pensée de l’historien liégeois Pierre Lebrun qui a écrit plusieurs ouvrages sur ce sujet, j’en viens à cette idée – qu’on retrouve chez Naisbitt – qu’il y aurait une nouvelle révolution industrielle en cours, une mutation.

Le premier exercice de prospective que nous lançons va donc s’appeler La Wallonie au futur, vers un nouveau paradigme, c’est-à-dire une mutation locale d’une région anciennement industrielle qui essaie de se moderniser, dans un cadre de transformation global. Une mutation qui nous emmène vers la société de l’information. A ce moment-là, je découvre le Rapport sur l’état de la technique de Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff, je découvre toutes les conférences qui ont été faites à l’époque Mitterrand : les travaux de Stourdzé et de Mattelart, d’Alain Minc sur la société de l’information. Dans ces colloques Mitterrand on parle de Duby, de Prigogine avec l’idée de pensée complexe… Donc, on dispose des éléments qui vont se mettre en place et même la pensée de Gaston Berger émerge par des élus sociaux-chrétiens qui sont dans la logique de Teilhard de Chardin et qui ont découvert Gaston Berger, dont la phrase « Demain ne sera pas comme hier, il sera nouveau et dépendra de nous, il est moins à découvrir qu’à inventer » servira de filigrane à ce premier exercice de prospective. Quatorze ateliers, quatre cents personnes, on lance une machine qui nous dépasse complètement. On essaie d’articuler – avec à chaque fois des professeurs de très haut niveau pour la Wallonie – des ateliers, des carrefours, de croiser les pensées, et l’on va prendre les quatorze présidents d’atelier pour faire un comité scientifique, on va se mettre modestement à leur disposition en leur disant « C’est vous qui pilotez ». Je dis souvent à mes collaborateurs : « J’ai appris énormément parce que j’ai repris ce rôle de scribe, j’ai été le secrétaire du comité scientifique. » Ils se réunissaient tous les deux ou trois mois et je les entendais pendant des heures autour d’un sandwich ou d’une bonne table, et pendant des heures, je « grattais ». Cela m’a beaucoup aidé à concevoir des approches très pluridisciplinaires et interdisciplinaires, le difficile dialogue entre les uns et les autres et la difficulté de se projeter dans l’avenir.

Après un premier exercice qui aboutit en 1987 à Charleroi, suit un deuxième exercice en 1991 qui se termine par une grande conférence à Namur sur le défi de l’éducation, un troisième en 1995 sur les questions de l’emploi où l’on s’articule avec la dimension européenne – c’est l’époque du rapport pour Jacques Delors sur la compétitivité et l’emploi. À ce moment-là, j’ai fait une petite parenthèse, je suis resté directeur de l’Institut Destrée mais j’ai été nommé chef de cabinet au ministère fédéral de la politique scientifique, ce qui m’a donné accès à des analyses à Bruxelles, à des contacts avec la commission européenne, donc ce travail est préparé avec cette dernière qui est heureuse de voir une région qui s’investit dans la problématique portée par la Cellule de Prospective.

Mais comment fonctionne-t-on ? On est sur une prospective qui vient de citoyens, d’une association sans but lucratif, qui se lance sans moyens (elle n’est pas subventionnée ou très peu), et qui interpelle un gouvernement en demandant au Ministre-président de venir clôturer les travaux, ce qu’il fait. Puis, on arrive à lui dire : « Vous étiez content, peut-être que vous pourriez nous aider dans ces travaux ? » Donc, on reçoit une subvention qui nous permet de soigner un peu mieux ceux qui s’impliquent, de faire un peu de communication, de publier des ouvrages, et de faire un autre exercice qui aboutira en 1998 à Mons sur l’évaluation de ce que nous avons fait jusque là, donc sous le titre d’ Évaluation, prospective et développement régional. Puis on se dit qu’il faut franchir un pas : d’organisateur, de pilote, d’intermédiateur, on a besoin – parce qu’il y a le modèle Delors qui nous titille aussi – de créer une cellule de prospective comme il y a une chez Delors. Je vais bientôt embaucher quelqu’un de l’ancienne cellule de Jacques Delors : Marc Luyckx Ghisi, qui vient dans notre équipe, et je mets en place une cellule de prospective.

C’est magnifique…. Oui, sauf que là, on vit ce qui peut apparaître comme un premier échec. En effet, le Ministre-président qui arrive en 1999 m’appelle et me dit : « Tout ce que vous avez fait est remarquable, j’aimerais bien faire la même chose. D’ailleurs, je sais que c’est ce qu’a fait Tony Blair, en Angleterre. Il a eu une structure qui fait du back office et qui l’aide à avoir une approche prospective. Est-ce que l’Institut Destrée veut faire ça ? » Évidemment, on a des francs ou des euros qui pétillent dans les yeux mais l’un des engagements majeurs, l’une de nos réussites a été le partenariat qu’on est parvenu à mettre en place progressivement dans ces exercices de prospective avec l’administration wallonne. La pensée du Ministre-président est celle-là : « Le lundi on a un problème, on vous envoie un message, vous faites une note à ce sujet, vous avez la capacité de… » Oui, sauf qu’on va être pris dans une logique d’enfer. Je commence alors à avoir des contacts avec des prospectivistes un peu plus sérieux que nous. Jacques Lesourne dit toujours : « Une cellule de prospective, c’est bien mais elle doit être à une certaine distance de l’élu, sinon elle va travailler pour lui tous les jours en fonction de ce qu’il lira dans le journal du matin. » Donc, à cette proposition, pourtant tentante, je dis : « Non, ce qui serait intéressant c’est une cellule de prospective.» Il se laisse à peu près convaincre et dégage les moyens que nous demandons parce qu’évidemment une cellule avec six ou sept personnes cela demande des moyens importants. Dans le même temps, nous allons lancer un autre exercice qui s’appellera Wallonie 2020, une prospective plus formelle sur le modèle que nous venons de découvrir dans le Limousin[2] et nous entrons dans la deuxième période que j’ai appelée « La période parisienne».

2.1. La période parisienne (1999-2005)

Cette période de prospective « parisienne » commence en décembre 1999 aux assises de la prospective à l’université Dauphine où l’on découvre tout le travail qui a été fait au CNAM par Michel Godet, ainsi que par Futuribles. C’est complètement nouveau pour nous. Je regardais mes notes de l’époque, pour retrouver ces éléments-là ; c’est avec enthousiasme qu’on sort d’une prospective endogène pour aller vers une prospective construite. Je suis à Paris en janvier 2000 pour l’hommage à Jacques Lesourne, et je prends des contacts avec toutes les personnes présentes dont Michel Crozier, qui aura une forte influence sur moi.

Cette période est marquée par tout ce qui nous est arrivé : on suit des formations, toute l’équipe va à Paris régulièrement. Mais il y a aussi le travail avec la cellule de prospective : nous étions aussi très pris par la Commission européenne et principalement par la direction générale recherche, avec Paraskevas Caracostas, Günter Clar, Elie Faroult et Christian Svanfeldt… Nous sommes embarqués dans tous ces exercices aux noms anglais évidemment :

  • Blueprints for foresight actions in the regions : comment on crée des canevas de prospective dans les régions au niveau européen,
  • Mutual Learning platform : comment on crée une plateforme d’apprentissage continu sur les questions de prospective mais aussi de benchmarking ou autre chose,
  • Regions of knowledge : comment on crée des régions de la connaissance avec des financements européens pour mettre en place des réseaux européens,
  • Cities of tomorrow: comment créer des villes en développement durable.

C’est aussi l’époque où on est happés par la DATAR : je serai membre du conseil scientifique pendant cinq ans, jusqu’à sa disparition. C’est la création du Collège européen de prospective, une idée qu’on a dans le conseil scientifique (qui ne se veut pas « scientifique, mais « d’action ») présidé par Michel Godet. Une des propositions que je fais à ce moment-là est : « Il y a une prospective qui se développe au niveau européen, mais il n’y a pas de Français, alors que je vois que la prospective est profondément marquée par la France : vous êtes bien plus avancés sur une série de sujets tels que les régions que ce que j’entends chez les anglo-saxons. Il faut donc prendre une initiative à Paris, où l’on ne va pas travailler uniquement en anglais mais aussi en français, voire en allemand, en faisant un travail conceptuel essayant de rassembler, dans ce collège, les éléments de cette pensée. » Et ça va fonctionner. Philippe Durance en sera le rapporteur, je serai bombardé président de ce Collège (parce qu’on ne sait pas trancher entre Michel Godet et Hugues de Jouvenel et on se dit « un Belge va être diplomate, il va s’interposer entre les deux ») On travaille sur les concepts de la pensée prospective, des mots de la prospective. Nous tenons trois séminaires résidentiels à Evry, tout un travail qui a débouché sur un certain nombre de choses concrètes, dont le glossaire de la prospective territoriale.

Une évolution qui est donc légèrement euphorique : on court un peu partout, on trouve qu’il y a des tas de choses très intéressantes. Hugues de Jouvenel me dit : « Tu as fait le tour de ce qu’il y avait ici, il faut que tu ailles aux États-Unis. On est en 2000, je pars à Houston, je découvre Peter Bishop, la World future society. On va rester en contact et nous irons chaque année ou presque à la World future society. Même chose avec le Millennium project : pour sortir du carcan belgo-belge, du face-à -face avec les Flamands, on crée une aire de Bruxelles dans laquelle on met le Nord-Pas-de-Calais, le Limbourg hollandais avec Maastricht et la Lorraine, la Flandre, Bruxelles et la Wallonie, et nous devenons le « nœud » de ce territoire : MP Brussels’Area Node.

De cette période, on sort avec un certain nombre de certitudes sur les méthodes mais on sait bien que pour le prospectiviste les certitudes ne durent jamais longtemps. On entre à ce moment-là dans une période que j’appelle la période basque ou la période andalouse. Vous allez dire : « Ce n’est pas la même chose ! » Effectivement.

2.3. La période basque ou andalouse (2005-2009)

La période basque pourquoi ? Je lis le cahier que Marc Mousli a fait dans les cahiers du LIPSOR sur le Pays basque 2010, c’est vraiment très intéressant, une pensée a été construite. Puis, le hasard des choses fera que je serai appelé à un travail de recapitalisation au Pays basque. Recapitaliser c’est essayer de refaire l’histoire et l’histoire de la prospective au Pays basque me fait un choc parce que tout ce que Marc écrit est vrai mais il y a d’autres vérités derrière et l’une d’entre elles qui me frappe très fort : c’est que tout ce travail débouche sur une forme d’impasse qui est classique à l’époque. L’élu a vécu un moment important mais il revient à son travail quotidien et il se dit : « Qu’est-ce que je vais faire avec ces scénarios ?, cette stratégie, comment vais-je l’adapter ? » Il est un peu désemparé. Si j’ai bien compris la problématique, on va faire appel à des stratèges qui vont prendre le contrepied du travail de la prospective. Donc, ils vont dire : « Maintenant on va faire un travail sérieux  et on va faire cela sans les prospectivistes. » A l’époque c’est Acadie qui va faire cela à plusieurs endroits.

C’est un peu la même chose en Wallonie en 2004, on se heurte au Ministre-président qui a changé, malheureusement, en 2001. Celui qui nous voyait en cellule de prospective a été remplacé par un autre qui disait : « Cellule de prospective indépendante, déjà le mot « indépendante » je n’aime pas… » Donc, on voit que la prospective quotidienne marque le pas.

Lors d’une mission avec Hugues de Jouvenel et Helen Von Reibnitz dans la communauté urbaine de Dunkerque, chez Michel Delebarre, je découvre que la prospective va donner des résultats, mais que l’on ne les retrouve pas dans les contrats de plan état-région. Je rencontre aussi Daniel Behar avec qui on se heurte de front parce qu’il tient le discours suivant : « La prospective ce n’est pas sérieux, ça ne mène à rien, etc. » Je suis outré. Finalement, à mon initiative, nous allons l’inviter à la DATAR, pour dialoguer avec un groupe d’étude sur la prospective territoriale composé de prospectivistes expérimentés. Il va nous challenger et cela nous fera progresser. Je pense que cela fera aussi progresser Acadie…

La période andalouse pourquoi ? Parce que nous avons une mission d’évaluation du travail de prospective régionale européenne réalisé par l’IPTS (Institute for Prospective Technological Studies) à Séville. C’est une mission qui nous est confiée par la Commission à Bruxelles et on découvre un peu les mêmes choses, que j’ai résumées à l’époque – j’ai retrouvé le document hier – dans un exposé que j’ai fait à la charnière des deux périodes (la suivante sera la période normande ou texane – vous voyez que je ne suis pas encore complètement stabilisé en ce qui concerne les concepts). Le 6 juin 2008, je suis invité à un colloque sur les pratiques de la prospective dans les organisations, à Deauville, où je me heurte à la même réticence sur la prospective de la part de gens qui sont plutôt dans la stratégie ; Patrick Joffre, Bernard de Montmorillon, de Dauphine, Luc Boyer… des gens que vous connaissez, qui me challengent aussi. J’ai de longues discussions avec Philippe Mirénovicz, et cela m’amène à faire une synthèse des travaux d’évaluation que j’ai réalisés pour la Commission, pour le Pays basque, pour Dunkerque et pour l’Institut Destrée. Lors d’un séminaire, je présente cette synthèse en dix points, intitulée@                 « Les dix faiblesses de la prospective » :

  1. Les objectifs de l’exercice n’ont pas toujours été définis ou restent flous,
  2. Le leadership est trop lourd et la participation trop étroite,
  3. Le conformisme règne en maître et les méthodes sont routinières,
  4. Les enjeux ne sont pas identifiés, trop nombreux, ou portent sur un trop long terme,
  5. Certains des ateliers de prospective ne débouchent que sur des banalités qui sont valorisées comme si elles étaient déterminantes,
  6. Aucune vision de long terme n’est construite ou alors elle est rudimentaire ou non partagée par les parties prenantes (la problématique de la vision est essentielle, on le voit aujourd’hui),
  7. Des scénarios construits comme exploratoires deviennent subitement des scénarios normatifs (c’est à mon avis le défaut majeur de l’époque),
  8. Des exercices s’arrêtent sans construction d’axe ou d’orientation ni d’action stratégique,
  9. Des biais ont été introduits dans la démarche car le diagnostic était inconsistant ou bien n’était pas prospectif, mais simple comme on le fait en stratégie,
  10. Les équilibres, les processus, les rythmes internes ont été négligés, l’implication des parties, le processus d’apprentissage organisationnel, tout cela n’a pas été abordé sérieusement.

Vous voyez, je « crache dans la soupe », je « me tire une balle dans le pied » et je dis: « Que fait-on maintenant ? »

2.4. La période normande ou texane (2009-    )

On va essayer de retravailler. On entre dans cette période normande par l’organisation des Assises européennes de la prospective territoriale à Deauville, les 11 et 12 juin 2009.

On fait venir Peter Bishop et c’est là qu’il y a un côté texan. Il ne nous quittera plus ; nous travaillerons avec lui jusqu’à aujourd’hui, en allant régulièrement à Houston et en le faisant venir chaque année à Bruxelles pour des formations. Ce qu’on dénonce surtout, c’est le défaut d’anticipation. Nous restons normands avec un exercice en deux jours, Normandie 2040, qui nous est demandé par la Chambre de commerce et d’industrie de Caen. Puis on sera appelé par le Conseil régional pour faire Normandie 2020+. Avec la Basse Normandie, on réfléchit sur « la » Normandie ; on dira ce que l’on voudra sur la réforme territoriale, il existe au moins un endroit où l’on a anticipé, préparé, voulu des changements, c’était en Normandie. La vision qui est créée à ce moment-là est celle de l’ensemble de la future région. Je me dis : « Quand même aujourd’hui, tout cela existe ou ça peut exister, en tout cas sur le papier, on verra ce que ça donne dans le quotidien ».

C’est dans ce cadre-là qu’on essaie de développer, en janvier 2010, une méthode un peu nouvelle, qui répond à ces problématiques : la méthode des bifurcations. On le fait lors d’une semaine passée à Houston avec mon collaborateur Michaël Van Cutsem, directeur de recherche à l’Institut Destrée, en dialoguant avec Peter Bishop.

Les bifurcations, si je reprends le petit guide réalisé avec Philippe Durance et le Collège européen de prospective, c’est le moment où une variable, un système, peut évoluer dans plusieurs directions. On essaie d’identifier ce moment. Ce qu’on veut intégrer dans cette démarche c’est une pensée articulée à la fois sur le passé, le présent et le futur. Pour cela, on va s’appuyer sur les travaux de Jacques Lesourne notamment ceux de son livre sur les avenirs qui n’ont pas eu lieu[3], en se disant : « Finalement, on fait la prospective sur les futurs possibles mais pas suffisamment sur les passés possibles ». Or, il y a des bifurcations dans le passé qui sont essentielles et où il ne se passe rien alors qu’il aurait pu se passer quelque chose. C’est plus facile, a priori, de réfléchir sur le passé que sur le futur.

Donc, nous commençons la méthode des bifurcations par un travail de rétroprospective : que s’est-il passé pendant cette période et qu’aurait-il pu se passer ? C’est très enrichissant. On renoue avec la question des temporalités. J’ai toujours admiré les travaux de Jean Chesneaux comme historien,  Habiter le temps[4]. Et à côté de cette rétroprospective on va déboucher sur une vision, la détermination d’enjeux et la réponse aux enjeux.

Cet effort qui est le nôtre vise aussi à intégrer un discours que Thierry Gaudin connaît bien, sur la pensée créatrice, la trifonctionnalité qu’il décrit dans son livre, et qui recherche un équilibre entre le pôle factuel, le pôle délibératif et le pôle conceptuel[5], en se disant : « Finalement, à côté du triangle grec de Michel Godet : appropriation, anticipation (stratégie) et action (mise en œuvre), il y a peut-être un autre triangle : comment construire des faits de façon sérieuse et solide, comment les mettre en délibération et comment déboucher sur une conceptualisation importante ?

Puis, on essaie d’ajouter une dimension visuelle qui manque à la prospective, de faire un effort de modélisation ; dès le début de l’exercice, on va essayer de montrer quelles sont les trajectoires possibles, et de le faire au fur et à mesure de l’articulation de la pensée ; c’est un apport des travaux de Mika Aaltonen (ancien joueur de l’Inter de Milan, mais surtout grand prospectiviste finlandais, professeur à l’université d’Helsinki). On essaie donc d’intégrer cet effort de modélisation, de systémique, d’approche complexe, dans la méthode des bifurcations. Puis, on progresse vers une prospective plus opérationnelle, plus tournée vers les résultats.

Ce sont des efforts d’efficience nécessaire : on est entré dans une période de rareté des moyens publics, et l’on ne peut plus faire des exercices de prospective avec des analyses structurelles et morphologiques qui vont nous prendre des jours, des semaines. Et in fine, comme le disait parfois Michel Godet, se mettre à trois ou à quatre devant les tableaux et matrices, puis se demander : « Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça, comment peut-on sortir une pensée ? » L’idée ici c’est de pouvoir le faire in itinere, chemin faisant, et on va le démontrer à plusieurs reprises. Ce ne sont pas les meilleures conditions mais si on veut travailler avec des chefs d’entreprise, travailler deux jours de 8 à 18 heures, c’est possible, vous ajoutez la nuit pour remettre au net les documents et vous arrivez avec un produit réellement intéressant.

J’arrive à la dernière période : la période normande ou texane qui intègre cette approche, qui intègre ce que disait Philippe Augier, le maire de Deauville à l’ouverture du colloque de 2009 « Les idées ne valent que par leur réalisation ». Cette formule va nous tourner dans la tête ; elle arrive à un moment où la pensée de prospective se renouvelle. C’est le moment de la thèse de Philippe Durance et des efforts qui sont faits par lui et tous ceux qui l’entourent pour mettre en avant les grands textes de la prospective, notamment la pensée de Gaston Berger. Cela nous nourrit très fort et on y retourne aussi. Je suis marqué par l’influence américaine qui se pose sur Gaston Berger, particulièrement les pages où il dit qu’il faudrait travailler davantage la stratégie en s’inspirant par exemple d’un Kurt Lewin, psychologue du changement . Le modèle de transition de Kurt Lewin c’est un modèle qui ressemble beaucoup à un modèle présent dans la prospective australienne chez Richard Slaughter le T-cycle (transformation cycle), une connexion entre la prospective et le management[6]. Je ne suis pas le seul à le faire à l’époque, Régine Monti, Nathalie Bassaler ou d’autres essaient de faire cette reconnexion.

On est toujours dans cette période où l’on tente de faire non plus une prospective du regard – je le dis de façon un peu provocatrice : « Regarder l’avenir », mais de la transformation. Une prospective qui intègre la stratégie. On parle toujours de prospective stratégique mais qui l’intègre vraiment cette stratégie ? qui va jusqu’au bout du processus y compris son évaluation ? qui parle des actions concrètes à mettre en place et des moyens financiers à engager pour réaliser les axes stratégiques, afin de répondre aux enjeux et d’atteindre la vision ? Les élus n’aiment pas qu’on leur parle d’argent mais si on veut garder ceux qui se sont impliqués dans l’exercice, il est nécessaire d’en parler. On ne va pas réussir à le faire au niveau régional, parce que la Région wallonne ne veut pas : elle crée d’autres outils qui lui sont plus proches, sur le modèle de Tony Blair. Nous réussirons à le faire au niveau territorial avec la province du Luxembourg (Luxembourg 2010), la métropole de Charleroi (Charleroi 2020), la Wallonie picarde 2025 (entre Lille et Bruxelles), le « Cœur du Hainaut 2025 » entre Valenciennes, Bruxelles et Tournai, Mons, La Louvière. Nous irons très loin dans ces exercices de prospective.

Tout cela est fait en se nourrissant d’idées venues de partout, mais reste très lié au terrain, très empirique. Je suis fasciné par ce que j’ai découvert voici juste un an : la thèse de Chloé Vidal[7]. Je n’ose pas en parler parce qu’elle est présente ce soir, mais cette thèse démontre cette idée de la pensée de Berger tournée vers l’action stratégique, au-delà du simple discours comme nous l’avons trop longtemps pratiqué en prospective. Donc une prospective d’impact, une prospective du changement. Cela fait très peur car on peut dire : « Regardons les territoires où nous avons travaillé et voyons si les indicateurs les ont fait évoluer. » Il faut être modeste, c’est la première vertu du prospectiviste, qui sait bien qu’il n’est pas le seul acteur sur le territoire mais il existe des moyens de réaliser ce travail, avec une prospective beaucoup plus volontariste et c’est cette dernière que nous allons essayer de mener. Je vais donc passer à la troisième partie : « Quels sont nos travaux en cours ? Qu’est-ce qui est important ? » Ce sur quoi nous travaillons en ce moment.

  1. Quels sont nos travaux en cours : what’s hot?

J’ai pris sept de ces travaux en cours qui me paraissent être des chantiers importants.

3.1. Prospective industrielle et développement durable : le Nouveau Paradigme industriel

Le premier chantier, c’est celui de la prospective industrielle et de son lien avec le développement durable, ce qu’on appelle le nouveau paradigme industriel, c’est-à-dire essayer de construire une pensée véritable de prospective qui nous écarte de toutes les modes. On a toujours essayé de faire ça, même si parfois on a beau être allergique aux modes, certaines sont davantage que des modes. Nous essayons de répondre à cette question essentielle : « Y a-t-il vraiment une quatrième révolution industrielle ? » comme le dit Jeremy Rifkin dans le Nord-Pas-de-Calais ou la Région Wallonie, « Qu’est-ce qu’il en est ? C’est quoi un changement ? » Cela nous renvoie aux travaux de Bertrand Gille, aux systèmes techniques, à Jacques Ellul, une série d’auteurs qui peuvent nous éclairer, comme Thierry Gaudin. Ce travail est concret parce qu’il se décline sur un territoire : on travaille sur l’économie circulaire dans le cœur du Hainaut, sur les problématiques du numérique dans l’arrondissement de Philippeville, le Hainaut, à Liège et dans le Luxembourg où on accompagne des exercices de prospective. Nous cherchons le meilleur niveau pour réaliser des transformations : est-ce au niveau régional que l’on peut faire de l’économie circulaire, ou faut-il être suffisamment proche des entreprises pour avoir leur confiance et agir au niveau territorial ? » Ce sont de vraies questions auxquelles on n’a pas de réponse toutes faites mais sur lesquelles on travaille sur le terrain.

3.2. Le Collège régional de Prospective de Wallonie

Deuxième chantier, ouvert en 2004, au moment où l’on a eu des difficultés à faire passer des idées au niveau régional, où le Ministre-président de l’époque nous disait : « Ce n’est pas à vous de faire de la prospective, d’ailleurs je ne veux plus que vous en fassiez ! ». Comme il créait un organisme, il voulait lui réserver le monopole de la prospective ; mais nous sommes une association de type « Loi de 1901″, nous avons un Conseil d’administration et même le ministre-président le plus aimable n’a pas à nous dire ce qu’on doit faire. On a donc créé, sur le modèle qui existait en Poitou-Charentes à l’époque de Jean-Pierre Raffarin, un Collège régional de prospective avec trente personnes : dix venues du monde de l’entreprise, dix de la fonction publique et des universités et dix du monde associatif. Comme il fallait qu’on soit solide, face au gouvernement qui ne voulait pas que nous créions le Collège régional de Wallonie, nous avons cherché un bouclier. Un commissaire européen remarquable sortait de charge, Philippe Busquin, qui avait fait de la prospective en tant que commissaire à la recherche et était administrateur de l’Institut Destrée. Il a accepté la présidence et a joué ce rôle de bouclier, de médiateur et d’impulsion intellectuelle. Sans subventions, avec nos moyens propres, on a développé une prospective de l’action qui se poursuit aujourd’hui, dix ans après. Il ne s’agissait pas de dire : « On va interpeller le gouvernement sur un certain nombre de points », mais « on va faire nous-mêmes ».

Il y a dans le Collège des professeurs d’université, des banquiers, des consultants, des chercheurs, des fonctionnaires… Comment produire des éléments de changement en travaillant nous-mêmes la société ? On est parti sur une prospective des valeurs et des comportements, qui a débouché sur un exercice intitulé Wallonie 2030, et on vient de faire tout un travail, qui est toujours en cours, sur treize trajectoires de la Wallonie à partir de la méthode des bifurcations [8].

3.3. La Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne

Troisième chantier : la plateforme d’intelligence territoriale wallonne. Voici juste dix ans, des exercices de prospective avaient été lancés dans différents territoires de Wallonie, l’Institut Destrée s’est dit : « Ils sont à des niveaux différents, ils ont des problèmes qui peuvent être semblables, il existe un risque qu’ils tirent tous dans un sens différent, ce qui n’est pas bon pour la région, donc essayons un partenariat avec l’administration régionale – je vous ai dit que je crois à l’efficacité de ce type de partenariat. Nous avons lancé une plateforme sur le modèle de ce qui avait été fait au niveau européen, la Mutual learning Platform, dont j’avais piloté la partie prospective. Cette plateforme wallonne d’apprentissage collectif à la prospective et à l’intelligence territoriale, réunit tous les acteurs de la prospective territoriale, plus des experts universitaires, et en travaillant. En dix ans, on a organisé quarante séminaires (quatre par an). Pour le moment, nous travaillons sur le futur schéma de développement territorial — le SRADDET comme on dira bientôt en France pour le niveau régional [9].

3.4. La prospective de la transmission des entreprises wallonnes

Quatrième chantier, tout aussi important : la transmission d’entreprise. C’est un chantier sur lequel on a fait des scénarios pour la région, un travail comparatif avec ce qui se faisait au niveau européen. Les scénarios ont été construits sur des études de cas un peu typiques et nous étudions actuellement comment ils pourraient évoluer. C’est un travail assez particulier, assez pointu mais qui réunit des acteurs de premier plan, publics, privés et universitaires, du monde de l’entreprise, avec une vocation d’observation et de comparaison internationales.

3.5. Méthodes de la prospective appliquées à l’anticipation du terrorisme et au contre-terrorisme

Cinquième chantier. Nous sommes happés également – et je crois que nous ne devons pas nous en plaindre – par les problèmes du moment. La problématique du terrorisme, de l’anticipation de ce genre d’actions, intéresse aussi nos interlocuteurs. Le 10 novembre 2015, je parlais à la Sûreté de l’État en Belgique de la prospective appliquée en termes d’anticipation, je me suis très vite aperçu que je n’avais pas grand-chose à leur apprendre car ils en connaissaient déjà beaucoup. Ils ne savaient pas quand, ni qui, ni où mais l’essentiel ils le savaient et vous l’avez subi trois jours plus tard. La Sûreté Militaire est intéressée, y compris aux aspects géopolitiques liés à ces questions, l’OTAN également, à laquelle nous avons répondu dans le cadre de nos travaux menés avec le Millennium Project et ses nœuds pertinents. Nous participons à un séminaire pour l’OTAN en juillet prochain à Washington. Et je sors d’un séminaire de plusieurs mois avec mes étudiants à Paris Diderot, où l’on a travaillé cette année la prospective du contre-terrorisme avec trois études de cas : l’Espagne, l’Allemagne et l’Angleterre. Vous comprendrez que je n’aie pas inclus le cas de la France.

3.6. Pôle académique Liège-Luxembourg

Sixième chantier : nous avons répondu à un appel d’offre pour aider à monter la stratégie à 2025 du pôle académique Liège-Luxembourg. Une réforme a été engagée en Wallonie et à Bruxelles, à l’initiative du Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, dans la ligne de Bologne, pour redessiner le paysage universitaire, intégrer aux universités, à un niveau territorial, toutes les « hautes écoles », celles qui forment les bac + 3, ainsi que les centres d’éducation tout au long de la vie et certaines écoles artistiques. Le territoire, c’est Liège-Luxembourg, deux provinces-départements. Nous essayons d’y valoriser des dispositifs d’enseignement supérieur qui soient des acteurs du redéploiement économique et qui gardent leurs missions au niveau européen.

3.7. Millennia2025, Femmes et Innovation

Septième chantier : C’est Millennia 2015, un projet lancé en 2008. Comme historien, lorsque je donne mon cours de Société et des Institutions à l’université de Mons, j’ai l’habitude de dire que l’élément majeur du vingtième siècle : c’est l’émancipation politique et sociale des femmes.

Millennia 2025, créé en partenariat avec le Millennium Project mais auquel se sont agrégés d’autres acteurs est un exercice de prospective à long terme, une forme de pari avec une première conférence qui s’est déroulée à Liège en 2008, à l’Unesco à Paris en 2012 et qui doit aller, nous l’espérons, aux États-Unis en 2020. C’est un travail de réseau mais aussi de terrain : dix mille personnes, acteurs et chercheurs, sont impliquées et font remonter leurs problèmes : les femmes massacrées dans les Grands lacs, les femmes humiliées ou méprisées en Asie, en Amérique latine, et même en Europe, etc. Des comités locaux se sont partout constitués et tout un réseau fonctionne avec la volonté de réaliser une prospective pratique. Il existe des programmes à l’intérieur de ce projet, qui mettent en œuvre les idées qui ont été avancées, les stratégies qui ont été construites, qui vont chercher des financements privés pour fournir des matériels d’auscultation maternelle pour l’Afrique et qui fonctionnent sur un mode « téléphone portable ».

Comme huitième axe, je pourrais évoquer les réflexions que nous menons avec le Parlement de Wallonie sur les problématiques de démocratie délibérative, mais j’en viens à ma conclusion.

  1. Conclusion : Paris, un phare de la prospective européenne ?

Finalement, ce qui est remarquable, c’est cet effort de convergence au niveau européen entre la prospective française et les autres, c’est-à-dire le foresight. On pourrait évoquer les États-Unis mais je pense que le mode de pensée y est différent. Lorsque je parle avec Peter Bishop de la prospective, il nous en apprend beaucoup mais il me dit : « Tu sais Philippe, ton souci de demander l’avis des participants, des acteurs et des citoyens, de les impliquer, de voir quels sont leurs futurs souhaitables, ça ne peut pas marcher chez moi. Si je demande à mes concitoyens du Texas ce qu’ils veulent, ils vont me répondre un cheval et pas autre chose ». C’est évidemment une boutade, donc caricatural, mais cela veut dire que notre type d’approche n’est pas leur préoccupation majeure. La pensée de Crozier dans l’Acteur et le système, qui montre que ceux qu’on n’intègre pas dans la réflexion ne s’impliquent pas dans la mise en œuvre, ou la logique d’appropriation du triangle grec de Michel Godet, ne se retrouvent pas de cette manière chez les Américains pour qui la question du leadership est probablement prioritaire.

En revanche, ce qui a été fait en Allemagne, en Hollande, en Finlande, en Espagne, est très proche de nous et on a investi très fort au Collège européen de prospective pour essayer de rapprocher tout cela et faire en sorte que Paris soit l’un des cœurs de cette prospective européenne. Je constate que ce n’est plus le cas aujourd’hui pour différentes raisons et que, non seulement cette prospective européenne n’est plus qu’une prospective très diluée, mais qu’elle n’a plus beaucoup cours à la Commission européenne non plus. Finalement, la prospective européenne et les réseaux qui ont été mis en place sont surtout pilotés – je ne dis pas cela de façon désagréable – par des acteurs et chercheurs de l’Europe de l’Est qui ont adhéré à une prospective qui n’est pas celle de la pensée de Gaston Berger ; c’est plutôt une stratégie mais qui ne se projette pas vraiment et qui s’est connectée directement à la prospective américaine. On assiste ainsi à la faillite d’un système et de réseaux qu’on avait pourtant voulu pérennes. C’est un regret, mais nous gardons la volonté de nous réinvestir avec ceux qui voudraient le faire. Et, si c’est possible, de reprendre des initiatives avec vous, pour que Paris redevienne un phare de la prospective européenne.

Je vous remercie beaucoup.

 

DÉBAT

Intervenant – Merci beaucoup pour cette présentation tout à fait intéressante. J’ai vraiment eu l’impression que telle que vous la présentez, la prospective c’est mettre en relation des gens, c’est créer des réseaux, aller vers une pensée collective, etc. Je trouve cela passionnant. Est-ce que ça vient spécifiquement de vous qui avez ce tempérament de création ou est-ce la démarche prospective elle-même qui est porteuse de cela ? C’est ma question.

Par ailleurs, j’aimerais revenir sur ce que vous disiez au début, que l’Institut Destrée se fixait pour but de donner de la consistance à l’idée de Wallonie. Après tous ces exercices de prospective, l’idée a-t-elle pris de la consistance ?

Philippe Destatte – Je pense qu’il faut revenir à la pensée trifonctionnelle car elle est le rempart face à l’idée que le délibératif serait plus important que les autres dimensions. Or, même en terme budgétaire, je dis qu’il faut mettre 30 % sur chacun des trois côtés : il faut des diagnostics sérieux autrement on délibère « au café du commerce ». Il faut un travail rigoureux, solide, qui déconstruit aussi. On évoquait les questions statistiques, pourquoi on présente les statistiques d’une manière ou d’une autre, cela c’est un travail de déconstruction du prospectiviste. Ce travail, c’est d’abord l’analyse rigoureuse des données, qui se fait de façon collective parce qu’on ne travaille pas seul : la prospective ne se fait que de façon pluridisciplinaire et en groupe. Sinon, c’est autre chose. Si l’on veut aller jusqu’à la mise en œuvre, il faut impliquer les acteurs et notamment les élus : il faut qu’ils soient là régulièrement et qu’après chaque phase de la prospective il y ait un rendu vers eux, sinon on débarque avec des « trucs » et ils se demandent d’où ils sortent. Il y a un côté « camp scout »  dans un exercice de prospective, c’est-à-dire que les gens qui ont été impliqués reviennent, vivent quelque chose et les autres les regardent et disent en rentrant chez eux : « C’était terrible ». Les parents, eux, sont plutôt sereins parce qu’ils n’ont pas vécu cela. Je pense que cette distance-là doit vraiment être travaillée.

Votre deuxième question sur la consistance est vraiment une très bonne question. Je pense que la prospective wallonne peut exister. La formule est de Jacques Lesourne, initialement, moi je n’aurais jamais osé l’utiliser. En 2000, le fondateur de la Chaire de Prospective industrielle du CNAM m’a dédicacé « Un homme de notre siècle » en m’encourageant pour, je cite, mes « efforts de développement de la prospective wallonne » Nous avons mené un travail d’acculturation à la prospective très important en Wallonie. Pourquoi ? Parce qu’une série des personnes dont je vous ai parlé – ce ne sont pas les plus jeunes évidemment – qui ont été impliquées d’exercice en exercice, travaillent dans le Collège de prospective depuis dix ans, dans la plateforme d’intelligence territoriale depuis dix ans (ce ne sont pas les mêmes). Il y a aussi plein de jeunes qui les rejoignent. Tous ces acteurs et chercheurs sont acculturés à la prospective et ils vont très vite lorsqu’on travaille avec eux. Il existe une réelle culture de la prospective en Wallonie.

Maintenant, on observe un problème que je dénonçais en ouverture du colloque de Deauville, le 11 juin 2009. Je commence le colloque en racontant une histoire vraie : les élections régionales en Wallonie. Je raconte que tout le monde croyait qu’un parti bien structuré, avec un programme, un bon leader… allait faire basculer la majorité en Wallonie. Ce leader, Didier Reynders, était un fin tacticien, ministre des Affaires étrangères de la Belgique à ce moment-là. Mais un membre de son parti avait dit une phrase que j’ai reprise à ce moment-là : « C’est un excellent politique, un excellent élu, un fin tacticien, il est très intelligent mais il n’anticipe pas ». Et là on a un problème, c’est la capacité d’anticiper des élus. Ils sont pris dans des problèmes quotidiens énormes. Vous allez me dire : tous les élus sont logés à la même enseigne. Oui, mais quelques-uns arrivent à s’en sortir, les autres pas. Actuellement, nous n’en avons pas de la première catégorie, et chaque fois que je vois des ministres arriver, de législature en législature, des gens brillants, je me dis : « Celui-là il va accrocher, anticiper, laisser une pensée prospective se déployer ». Malheureusement, je ne la vois pas se déployer à ce niveau.

Par contre, là où je la vois (y compris avec les mêmes hommes, c’est ça qui est troublant), c’est au niveau territorial parce que sur un territoire infrarégional un élu amené à piloter un exercice de prospective, à animer un conseil de développement, a parcouru le chemin qui lui permet d’expliquer, de faire comprendre aux autres et in fine de s’impliquer.

Alors on se dit : « Ce gars-là, Ministre-président, il va faire la même chose. » Et on s’aperçoit qu’au niveau régional il n’y arrive pas parce qu’il est englué dans des logiques politiciennes, institutionnelles qui ne sont pas celles de la prospective. Il ne cherche pas à impliquer les acteurs, il reste dans la concertation, chacun joue son rôle, les syndicats, le Conseil économique et social… et les choses ne bougent pas comme on le souhaiterait.

La prospective ce n’est pas ça, la prospective c’est : « Quelle est la vision de la région à l’horizon de trente ans, je suis Ministre-président, je réunis les trente personnes qui comptent le plus et qui sont les plus représentatives et je passe deux jours avec elles ». On a fait ça avec le Conseil régional de Basse Normandie en incluant des gens de Haute Normandie et ça a marché, la vision est représentative. Ils ont peut-être eu peur de la développer mais ils y sont parvenus, et elle est là, réalisée.

Intervenant – Jacques de Courson

J’ai eu l’immense plaisir d’être convié par Philippe à Namur pour débattre de « prospective et politique », je croise cela avec le travail fait avec Bishop au Collège européen de prospective à Deauville et je tire deux conclusions et une interrogation.

La première conclusion c’est que la prospective politique au sens large est extraordinairement « casse-gueule » à la fois pour nous et pour les hommes politiques avec lesquels on travaille parce que ça se termine parfois très mal. Nos amis brésiliens appellent ça un fracasso[10]. J’ai travaillé pendant plus de dix ans avec l’un des rares Premiers ministres français passionné de prospective, Jean-Pierre Raffarin… et au bout de trois mandats c’est Ségolène Royal qui lui a « piqué » la région Poitou-Charentes. Donc, la prospective n’est pas une assurance tous risques. On est quasiment sûr de se tromper mais il faut avoir non seulement de l’humilité mais aussi de l’intelligence tactique. Mitterrand qui ne faisait pas du tout de prospective disait : « Je n’ai que la stratégie de mes tactiques.» C’était un tacticien redoutable, il est resté quatorze ans président de la République. Il n’avait pas besoin de faire de la prospective car la prospective c’était lui. Cela m’a toujours frappé dans les relations avec les élus et avec les chefs d’entreprise : quand on fait un exercice de prospective, même collectif, même en essayant, comme tu le fais à l’Institut Destrée, d’associer le maximum de partenaires, de groupes de travail, sur la durée, avec de l’argent, avec de l’effort, avec un bon diagnostic… en face c’est le vide. C’est-à-dire, c’est quoi demain ? Je me souviens d’un maire à la sortie d’un dîner de prospective qui avait duré longtemps, il m’a dit : « Demain matin je fais quoi, Monsieur de Courson ? » C’est très bien de dire que la prospective doit permettre de décider mais il faut aussi agir et la prospective ne vous apprend pas à faire, c’est là où ça bute. Je voudrais ton sentiment, Philippe, sur les échecs de la prospective qui est un exercice enivrant, passionnant, merveilleux intellectuellement, culturellement, mais qui se heurte au réel. Est-ce qu’avec de la prospective, on peut transformer le réel ?

Philippe Destatte

C’est la question piège. Je pense qu’on transforme le réel dans certains exercices de prospective. Celui qu’on a commencé sous le titre du Bassin de la Haine – vous connaissez tous le Hainaut : il y a une rivière qui s’appelle la Haine, le bassin de vingt-cinq communes là-bas s’appelait le Bassin de la Haine ; il y a un affluent dont le nom est La Trouille. Donc entre la Haine et la Trouille, vous voyez où on se trouvait. Il s’appelle maintenant le Cœur du Hainaut, il existe une intercommunale de développement que je voyais comme le moteur au moment de l’exercice et qui ne voulait d’abord pas l’être mais qui, ensuite, a saisi cette opportunité et est montée en puissance au moment de l’exercice de prospective. Avec cette intercommunale, agence de développement, on a monté une stratégie et on est arrivé en se disant : « C’est une région qui a été sinistrée, qui est sous Fonds structurel européen, mais on n’aura plus d’argent de l’Europe. » C’est ce qui était anticipé. Puis, l’Europe a créé les « régions en transition », et le Cœur du Hainaut a reçu 200 millions d’euros. Cet argent est arrivé au moment où on avait terminé le plan stratégique. On ne lui pas donné cette somme, la région a eu en fait 1,7 milliard d’euros. Toutes les sous-régions étaient éligibles mais ce territoire du Cœur du Hainaut est arrivée avec un travail qui lui avait pris quatre ans, avec un changement de son territoire, une articulation des acteurs, une dynamique et une volonté commune, les élus n’y croyaient pas trop au début mais lorsqu’ils ont vu que la sauce prenait – vous avez connu cela dans des exercices chez toi aussi – ils se sont embarqués dans le navire. Aujourd’hui, ils ont non seulement un plan stratégique mais ils ont les moyens de le mettre en œuvre et ça c’est une prospective qui marche au niveau territorial.

Intervenant – Marc Mousli

Tu as parlé tout à l’heure du Pays basque et moi je trouve que l’exercice Pays basque 2010, que vous pouvez trouver sur le net (les cahiers du LIPSOR sont en ligne), est remarquable dans ce domaine. Lorsque tu dis qu’à la fin de l’exercice de prospective, François Bourse, qui a fait un grand travail de prospective là-bas, a laissé la place à l’équipe d’Acadie qui, avec Daniel Behar, ne sont pas des prospectivistes-nés bien sûr… il a certes passé le relais, mais il y avait eu du boulot de fait. Les Basques avaient créé un conseil de développement, une nouveauté à l’époque. Et leur idée de génie, c’est le conseil des élus, qui rassemblait tous les élus du Pays basque quelles que soient leur couleur et la durée de leur mandat… ils ont fait valider par ces élus une série de décisions, après des exercices très locaux qui duraient six mois, sur des sujets concrets.

Pays basque 2010 a tellement marqué le Pays basque qu’ils ont réalisé par la suite Pays basque 2020. Je crois qu’ils ont très bien réussi le passage de la prospective à l’action.

Intervenant (Thierry Gaudin)

Merci de nous avoir rappelé ces succès. Je voudrais en ajouter un : l’Europrospective, puisque tu as été partie prenante avec Riccardo Petrella à une époque où il y avait une grosse activité de prospective à la Commission.

Tu as une formation d’historien, en quoi cette dernière t’a-t-elle aidé à la prospective ?

Philippe Destatte

Sur cette prospective européenne, beaucoup de choses ont été dites. Tu rappelais Riccardo Petrella, le programme FAST[11] auquel Michel Godet a également participé. Ce sont des choses qui restent. Riccardo est intervenu dans La Wallonie au futur en 1987 puis a participé assez longtemps à notre comité scientifique. En étant assez assidu en particulier au début des années 2000.

Sur ma formation d’historien, évidemment que cela aide. J’évoquais Jean Chesneaux, la problématique des temporalités qui est essentielle. La prospective m’a aussi ouvert les yeux, en tant qu’historien, sur le fait – comme dirait Edgar Morin — qu’il n’y a pas un passé mais des passés que l’on reconstruit constamment. Cela nous familiarise avec les futurs. Je ne trace donc plus une ligne du temps linéaire, je l’ouvre en éventail d’un côté et de l’autre, avec un moment du présent très fin. Ma formation m’a aidé le plus sur la critique des sources parce que là aussi, dans le monde de la prospective, nous ne sommes pas toujours très bons. Passer les données à la critique des sources, s’interroger « ça vient d’où ? quel est le type d’information ? », sortir des lieux communs… J’évoquais la question du terrorisme tout à l’heure, on dit tout et n’importe quoi sur ce sujet. Il y a un tel matraquage qu’on en vient à être presque persuadé de réalités qui n’en sont pas. Je pense que c’est surtout sur cet aspect-là que le métier d’historien peut aider. A nouveau, c’est Jacques Lesourne qui m’a encouragé à me professionnaliser dans le champ de la prospective en m’indiquant, à la fin des années 1990, que la prospective avait besoin d’historiens.

Intervenant Marc Mousli

Je voudrais vous signaler un livre sorti il y a quelques mois, un ouvrage d’histoire contrefactuelle, une approche voisine de ce que disait Philippe tout à l’heure et en particulier du livre de Lesourne sur ces futurs qui n’ont pas eu lieu. Il s’agit de Pour une histoire des possibles par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou (éditions Seuil, février 2016). Ils ont fait un gros travail d’historiens – ils ne sont pas prospectivistes – sur ces What if ?

Intervenante – Régine Monti

Une question sur les points de bifurcations. Vous avez six ou sept ans de recul sur cette méthode… quelle est votre prochaine étape : qu’avez-vous envie d’améliorer ou de changer dans votre approche ?

Philippe Destatte

J’aimerais l’utiliser en entreprise. On l’a utilisée avec des chambres de commerce et d’industrie, avec des entrepreneurs dans des clubs d’investisseurs, à plusieurs reprises, chez Investsud à Marche, mais travailler dans une entreprise en tant que telle, on ne l’a pas encore fait. J’espère avoir l’occasion de le faire.

C’est aussi un apprentissage dans la critique de la prospective que j’évoquais tout à l’heure. Généralement, on travaille sur les territoires mais il nous arrive de travailler avec des organisations, on a fait une prospective avec la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens) : on les a aidés en 2007-2008 à définir une nouvelle stratégie à l’horizon 2020. Nous avons organisé des exercices résidentiels avec des centaines de syndicalistes pour parler des questions de l’emploi, de transformation industrielle… C’est un travail difficile mais un vrai travail avec des participants : il n’y a pas besoin de les pousser pour qu’ils donnent leur avis.

Intervenante – Régine Monti

C’est amusant : Marc et moi avons animé en 2006-2007, une démarche de prospective avec la CFDT branche Banques et institutions financières, très participative, et nous venons de refaire la même démarche, avec la même branche CFDT (devenue Banques-Assurances), de façon encore plus participative puisqu’on a une très forte participation. Un travail utile et réussi, qui débouche sur des modèles en rupture et avec une très forte adhésion de la base. Une bonne chose à un moment où d’autres syndicats donnent l’impression d’être des dinosaures.

Philippe Destatte

Pour compléter la réponse sur ce qu’on espère, nous voudrions nous poser sur les méthodes et écrire beaucoup plus. On est pris dans un tourbillon : on donne son cours, on va sur le territoire, on essaie de nourrir l’un de l’autre mais on connaît tous une crise depuis 2008-2009 qui nous a contraint à réduire les équipes. Ce qui nous manque, c’est un relais de recherche. C’est ce qu’on a voulu trouver en engageant Chloé Vidal comme directrice de recherche à l’Institut Destrée. Elle travaille dans son réseau à Paris, à Lyon et ailleurs, forte de son expérience sur le territoire de Rhône-Alpes, à l’ARF et au Commissariat général à l’égalité des territoires, de son background de géographe et de philosophe, et de sa thèse, et elle nous aide à réfléchir et à avancer. Cela devrait nous aider beaucoup.

Intervenant                                                                                                     

J’ai une question technique sur la méthode des bifurcations appliquée en entreprise. Si je veux une vue rétrospective, je vais devoir discuter avec des anciens ayant dix, quinze ou trente ans de carrière et là on est dans un modèle de représentation différent, avec des questions du genre : « Pourquoi moi j’ai échoué ou pourquoi a-t-on pris telle ou telle décision à tel moment ? » Est-ce que cela ne constitue pas une limite de l’exercice, en termes de représentation.

Philippe Destatte

C’est une difficulté qu’on peut rencontrer mais n’oubliez-pas qu’on travaille toujours avec une approche systémique donc ce qui nous intéresse c’est le territoire dans son système, donc l’entreprise ce n’est pas uniquement l’entreprise, c’est ce qui s’est passé avant dans la filière, dans le monde. Pourquoi d’autres entreprises semblables ont essayé de se lancer mais n’y sont pas parvenues, pourquoi d’autres qui dominaient leur marché ont fait faillite ou sont parties s’installer ailleurs ? Il y a toujours une histoire, il n’y a rien qui naît de rien et je travaillerais plutôt sur cet aspect-là.

Les chefs d’entreprise sont comme les syndicalistes : il n’est pas facile de les faire démarrer. Lorsqu’on a travaillé sur la prospective des politiques d’entreprise pour le ministre de l’Économie, il nous a dit : « Vous allez travailler avec l’Union wallonne des entreprises » (donc le MEDEF) Nous lui avons répondu « ils sont les bienvenus mais ils ne sont pas les entreprises : c’est un syndicat – ils n’aiment pas qu’on leur dise cela – et nous voulons travailler avec les gens des entreprises, ceux qui ont les pieds dans la boue comme dit Michel Godet, et les mains dans le cambouis. Alors ces chefs d’entreprise sont venus mais pour certains d’entre eux le moteur de la voiture tournait toujours dehors, ils étaient hyper pressés, ils disaient : « J’arrive à 8 heures mais à 9 heures je suis parti… » Puis, finalement, à midi ils étaient toujours là en train de boire le verre de vin avec nous, de manger le sandwich parce qu’ils découvraient la plus-value pour eux : comprendre le monde dans lequel ils se trouvent. Ils ne le comprennent pas, ils connaissent leur secteur, leur domaine mais si vous leur parlez des politiques publiques par exemple, ils sont perdus. Chez nous ils venaient au niveau régional dire : « Il faut baisser la fiscalité ». A l’époque il n’y avait pas de fiscalité régionale pour les entreprises. Donc, on était surpris, on se disait : « Ils n’ont même pas compris que c’est fédéral ». Mais petit à petit, ils finissaient par comprendre des concepts sur lesquels on travaillait, ils étaient curieux, il fallait leur expliquer mais cette explication était le moteur de leur implication. De notre côté, nous avons énormément appris à leur contact.

Intervenante

Je travaille dans l’entreprise, donc, je rebondis sur le lien entre prospective et stratégie. Si je prends mon exemple – une grande entreprise dans le secteur des services au niveau mondial — la stratégie c’est du très court terme, pour dégager du bénéfice pour les actionnaires. Et sur des thématiques qui sont au cœur de la création de nouveaux schémas de valeur et de l’innovation sociale comme l’économie circulaire, l’éco-design, les symbioses industrielles, la résilience climatique, l’entreprise n’a pas encore innové. Ma question est la suivante : comment faire prendre conscience qu’on peut allier une stratégie à court terme pour les actionnaires et un travail de prospective sur des thématiques qui demandent une vision à long terme, notamment sur la résilience climatique ?

Philippe Destatte

Je n’ai pas toutes les réponses mais je pense qu’il est essentiel, pour une prospective de transformation, opérationnelle, d’aller très vite sur des actions immédiates. Parfois ça prend des mois pour réfléchir, mais il ne faut pas se dire : « On commencera à travailler après des mois ». On peut produire des actions qu’il faut engager tout de suite, en expliquant que la prospective c’est se donner des marges pour du long terme afin de faire des transformations profondes mais si on attend trop longtemps, on ne pourra pas faire de transformation. C’est pourquoi, il faut se mettre à l’action dès le lundi matin.

Bien souvent, on ne peut pas poser les problèmes avec des acteurs dans le quotidien, et quand on décide de faire un exercice de prospective, on va donner des coups d’épaule dans son agenda pour se trouver des plages qui permettent de réfléchir avec les clients, avec les fournisseurs, avec les pouvoirs publics, pour essayer de trouver des solutions. Je pense que là on s’aperçoit vite de la force de la prospective qui permet d’aborder des questions comme l’économie circulaire ou les analyses de métabolisme… Il y a des mesures à prendre immédiatement et il existe des choses qui demanderont cinq ou dix ans. Faire ce travail, faire le tri entre les investissements à réaliser très rapidement ou les choix à faire très vite mais qui auront un impact dans dix ans, pour moi cela relève de la même urgence, même si l’on sait très bien que les temps vont être différents pour la mise en œuvre.

Intervenant

Concernant les entreprises, tu vas avoir des problèmes de sources car peu d’entre elles tiennent à jour leur histoire et en général il y a plusieurs manières de la raconter selon l’interlocuteur. Ta discipline d’historien va être mise à rude épreuve si tu commences à t’intéresser aux entreprises.

J’ai une autre question. Que penses-tu du rôle des films ou des vidéos dans la prospective. J’ai repéré, à plusieurs reprises des films qui avaient anticipé des changements importants tels que l’ouverture des pays de l’Est ou des choses comme ça. Aujourd’hui, le film de prospective qui s’appelle Demain a un succès extraordinaire, plus d’un million d’entrées. Est-ce que la prospective n’est pas en train de se transformer profondément avec d’autres modes de diffusion ? Le film Demain ce n’est pas seulement la France : c’est une enquête mondiale. Je pense aussi à Bajrangi Bhaijaan, une grande histoire de réconciliation entre l’Inde et le Pakistan. C’est un film qui anticipe quelque chose qui est en germe dans ces pays. Est-ce que la prospective, qui était une affaire de consultants et de chercheurs n’est pas en train de se transformer profondément ?

Philippe Destatte

Sur la question de l’histoire et des sources, dans la méthode des bifurcations, ce n’est pas un problème : ça n’a pas d’importance que les gens aient une représentation du passé qui ne correspond pas à l’analyse qui pourrait être la nôtre, qui pourrait même être ou non la réalité. S’ils analysent des bifurcations et que sur ces dernières ils disent : « Voilà comment nous voyons les choses », il faut les laisser faire : la rectification n’aurait pas nécessairement du sens. Je donne un exemple : les chefs d’entreprise avec lesquels on travaille en Wallonie disent : « Avant le ministre-président Elio Di Rupo, l’entreprise n’était pas une question pertinente au sein du parti socialiste. » C’est complètement faux ! Il y a eu toute une série de ministres socialistes qui étaient très tournés vers l’entreprise dans les années 1980 mais à quoi ça sert de leur dire que c’est faux ? Ils sont, à ce moment-là, dans une logique qui les aide à réfléchir, donc on ne va pas contrôler ce qu’ils disent. On leur demande : « A quel moment y a-t-il pour vous, dans votre ressenti, une bifurcation ? » Ils répondent : « C’est à ce moment-là ». Alors on travaille sur cette bifurcation-là.

De la même façon, il y a des moments qui sont pour nous historiques, fondamentaux, que l’on identifie comme des bifurcations, c’est-à-dire des kairos, le moment favorable où des choses auraient pu être faites et où rien n’a été fait. C’est le cas de la communautarisation de l’enseignement, c’est-à-dire le transfert des compétences vers ce que nous appelons les Communautés flamande, francophone, germanophone. Chez nous, l’enseignement était national jusqu’en 1989, il est communautarisé cette année-là. Pour les ministres wallons, c’est une chance énorme de réformer le système puisqu’il change de registre institutionnel. Or, ils continuent exactement ce qu’ils faisaient avant dans un système qui n’était pas performant. Donc, ils ratent une occasion de bifurcation. Ce qui est intéressant c’est quand les enseignants vous disent :

« 1989, c’était une bifurcation
– Oui qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Rien.
– Qu’est-ce qui aurait pu se passer ?
– On aurait pu faire ça… »

Alors, vous le notez et vous le reportez dans la prospective et vous dites : « Pourquoi ne fait-on pas cela aujourd’hui, est-ce que ça a été fait depuis ou pas ? » Vous voyez que cela a été plus facile de réfléchir de façon rétroprospective que de façon prospective. Mais si à ce moment-là on disait : « Attendez, on va réfléchir, vous vous trompez, on ouvre un débat » ça n’aurait pas de sens. Cela a plus de sens sur le diagnostic par exemple.

Quant aux films, ce sont des médias comme les autres qui peuvent être performants, percutants et qui nous aident à prendre conscience. Il y a toujours eu des films qui nous ont envoyé des signaux. Encore tout à l’heure, une étudiante parlait de contre-terrorisme en Grande-Bretagne et disait : « On n’a jamais imaginé qu’il puisse y avoir des gens qui se fassent sauter comme ça dans des cafés, en Angleterre avant les années 2000. » Sauf que moi j’ai vu des films dans les années 1980-90 où l’on voit des Pakistanais se faire exploser à Londres. C’est le cas par exemple du film Ultime Décision (Executive Decision) de Stuart Baird, sorti en 1996 et tourné avec Steven Seagal, Kurt Russell et Halle Berry. Lorsqu’on dit qu’on n’avait jamais imaginé qu’il puisse y avoir des réseaux terroristes en Belgique, on se trompe aussi. Lors de la coupe du monde précédente, il y avait des Afghans qui préparaient des attentats, ils étaient déjà là, ils étaient à Bruxelles et on les a arrêtés. Cette fois-ci ils n’ont pas été arrêtés à temps…

Intervenant – Jean-François Tchernia

Je voudrais revenir sur votre deuxième chantier. Vous avez expliqué que c’était une prospective des valeurs et des comportements. Comme c’est un domaine dans lequel je suis très investi, ça m’intéresse d’en savoir un peu plus. On dit parfois que ces histoires de valeurs et de comportements c’est une sorte de « ventre mou », ce que je ne crois pas du tout, mais comment travaillez-vous là-dessus ?

Philippe Destatte 

Avec le Collège régional de prospective, on a travaillé, vers 2005-2006 sur un diagnostic en analysant les comportements en Wallonie à partir d’exemples concrets pour essayer de dresser une carte des comportements wallons. On a donc essayé d’identifier des comportements souhaitables et inadéquats, de faire deux cartes assez complexes, pour arriver à une analyse fondée sur l’expérience. On a formé un groupe de travail avec des gens qui ont dit : « Voilà, il s’est passé ceci, cela ». Cela peut être le fait que sur les autoroutes on a l’habitude de rouler à 130 alors qu’on devrait rouler à 120, ça peut être des problèmes éthiques avec certains élus, etc.

J’ai ici les cinq comportements souhaitables types. C’est le résultat de la coopération entre acteurs différents, la prise de conscience de l’intérêt d’un avenir commun. Nous avons fait ressortir l’absence de vision et d’adhésion à l’éthique et aux lois de la société. En Belgique comme en France, les hommes politiques s’autorisent des dérogations de cumul majeures et on a des ministres qui sont en même temps président de région ou maire de grandes villes.

J’ai commencé par vous parler des « piliers », cela reste un problème majeur, lorsqu’on essaye de créer un pôle académique sur le Hainaut, à l’université de Mons. Il reste une petite université, la faculté universitaire catholique de Mons, qui dépend de Louvain, et où l’on propose les mêmes cursus, les mêmes formations que l’université qui est à côté. C’est classique et ils essayent d’attirer les étudiants vers Louvain après.

Si vous recensez les comportements inadéquats, celui-là c’est le partage du gâteau : chacun essaie d’avoir une part. Sur cette base, on a essayé — y compris en s’inspirant des travaux que vous avez faits [12], de ceux qui ont été publiés dans Futuribles, etc. — de faire un travail de modélisation plus important, de voir ce que ça représentait, ce qu’on pouvait en tirer… C’est un travail qui a duré deux ans.

Intervenant – Marc Mousli

Merci beaucoup à Philippe Destatte, je suis très content qu’il soit venu et je pense que c’est un des débats les plus riches de la saison. Merci beaucoup Philippe et ce que je te souhaite (et que je nous souhaite, en tant que lecteurs) c’est qu’au-delà du blog que tu tiens, tu réussisses à transmettre toute cette expérience qui est d’une richesse unique. Merci.

Notes

[1] La Wallonie est dirigée par un exécutif, le Gouvernement wallon, composé de huit ministres, qui désignent parmi eux un Ministre-président. Les ministres sont élus par un parlement de 75 membres eux-mêmes élus au suffrage universel direct. La prospective fait explicitement partie des attributions du Ministre-président.

[2][2] Allusion à la démarche de prospective territoriale Limousin 2007. Animée par Bernard Bobe, avec l’appui méthodologique de Fabienne Goux-Baudiment, cette démarche lancée par Robert Savy, président de la Région Limousin en 1987 est, avec Pays basque 2010, l’un des travaux fondateurs de la prospective territoriale. Elle a connu deux suites : Limousin 2017 et Limousin 2027.

[3] Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu, par Jacques Lesourne, éd. Odile Jacob, 2003.

[4] Habiter le temps, Passé, présent, futur, esquisse d’un dialogue politique, par Jean Chesneaux, éd. Bayard jeunesse, 1996

[5] La trifonctionnalité de la pensée, telle que l’entend Thierry Gaudin, c’est la nécessité de consacrer des temps différents et successifs à la réflexion, donc à la prospective : le temps de l’analyse, le temps de la délibération, le temps de la conceptualisation, en alternant ces fonctions dans une logique de préparation à l’action. (Cf. Ph. Destatte, S’inscrire dans un renouveau de la prospective européenne et favoriser une meilleure adéquation de ses méthodes, in Management & avenir, 2008/5 n°19).

[6] Richard Slaughter a montré que le cycle de transformation passe par une phase de conflit que la stratégie de l’ensemble de l’organisation doit être capable de surmonter, tantôt par une diplomatie opiniâtre, tantôt par une rude bataille (Ph Destatte, S’inscrire dans un renouveau de la prospective européenne et favoriser une meilleure adéquation de ses méthodes, in Management & avenir, 2008/5 n°19.

[7] La prospective territoriale dans tous ses états. Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957 – 2014), thèse soutenue le 5 juin 2015 à l’École normale supérieure, à Lyon.

[8] Voir Philippe DESTATTE, Les trajectoires prospectives de la Wallonie (2016-2036), dans Viginie de MORIAME et Giuseppe PAGANO, Où va la Wallonie ? Actes du cycle de conférences UO-UMONS, p. 65-87, Charleroi, Université ouverte, 2016. – Blog PhD2050, Charleroi, 25 février 2016, https://phd2050.wordpress.com/2016/02/28/trajectoires-prospectives-de-la-wallonie-2016-2036/

[9] Dans les régions françaises : SRADDET, Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires

[10] Fracasso (portugais) : échec.

[11] FAST : Forecasting and Assessment in Science and Technology.

[12] L’intervenant est Jean-François Tchernia, sociologue, auteur de « La France et ses valeurs » et invité du Café de la prospective le 5 décembre 2012.

Café de la prospective du 11 mai 2016 – Nicolas Bronard

Café de la prospective du 11 mai 2016 – Nicolas Bronard

Le mercredi 11 mai 2016, le Café de la prospective a reçu Nicolas Bronard, Chef de pôle en charge de la prospective et de la recherche stratégique au sein de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère de la Défense.
Il nous a parlé de la réflexion prospective et stratégique au Ministère de la défense, organisée et animée par le pôle « Prospective et recherche stratégique » qu’il anime.

Café de la prospective du 9 mars 2016 – Bruno Hérault

Café de la prospective du 9 mars 2016 – Bruno Hérault

Le 9 mars, le Café a reçu Bruno Hérault, qui dirige le Centre d’études et de prospective du Ministère de l’Agriculture. Il a été chef de projet Prospective au Commissariat général du Plan, puis au Centre d’analyse stratégique, et il a créé en 2008 le Centre de prospective qu’il dirige depuis. Il nous a donné sa vision de la prospective, à la fois respectueuse des principes qui nous réunissent, mais aussi pragmatique, astucieuse, intelligente et non conformiste. Nous ne pourrons plus, par exemple, regarder un scénario tendanciel de la même façon, ni entendre parler de « crise agricole » sans dresser l’oreille avec méfiance.
Une très grande séance du Café, avec un débat d’une haute tenue.

Café de la prospective du 22 janvier 2016 – Jean-François Toussaint

Café de la prospective du 22 janvier 2016 – Jean-François Toussaint

Le 22 janvier 2016, le Café de la prospective recevait Jean-François Toussaint, qui nous a permis de croiser la question de la santé des hommes et celle de l’environnement dans lequel ils vivent et vivront demain.
Grâce à ses recherches sur les performances des sportifs de haut niveau, il nous a montré les limites de notre espèce, corroborées par le tassement, voire l’inversion, de la progression de l’espérance de vie. Sur de tels sujets, le débat a évidemment été très riche.

Café de la prospective du 9 décembre 2015 – Olivier Parent

Café de la prospective du 9 décembre 2015 – Olivier Parent

 Ce soir nous accueillons Olivier Parent, rédacteur en chef de FuturHebdo, réalisateur de films et consultant en prospective.

Intervention d’Olivier Parent :

Bonsoir à toutes et à tous,

Ce soir je vais vous parler de mon activité de prospectiviste. D’abord, je vais vous situer FuturHebdo. 2016 est pour nous une année clé : les 10 ans de FuturHebdo. Dix ans cela veut dire pas loin de 400 brèves de presse prospectivistes, beaucoup de mots, beaucoup d’aventures et un travail de suivi de la presse, puisque je me nourris de la presse de vulgarisation scientifique et surtout de la presse quotidienne.

En 2006, dans Le Monde, il y avait une rubrique « Il y a 50 ans dans Le Monde », c’était en juin et la manchette de ce jour-là rapportait le lancement de la construction du paquebot Le France. Le journal rappelait que c’était le 3ème paquebot à s’appeler France. Deux autres l’avaient précédé dans les années 1900-1930. J’ai aussitôt pensé : « mais pourquoi il n’y aurait pas un jour un paquebot France 4 qui ne serait plus sur terre mais en orbite entre la terre et la lune et qui emmènerait des touristes ? ». Je suis parti sur cette idée, avec des questions comme : « pourquoi est-ce que le paquebot s’appelle France ? (J’ai fait le pari que la France ferait partie d’une Europe fédérale ou confédérée). Qu’est-ce que la France a « payé » pour que le paquebot s’appelle France ? Et j’ai écrit une petite histoire dans le même format que Le Monde : 1 800 à 2 000 signes.

Le principe est de faire se rencontrer, dans un avenir plus ou moins proche, deux ou trois éléments du présent qui n’ont pas vocation à le faire. C’est le tourisme et la conquête spatiale, ça peut-être les prothèses biomécaniques et le marketing, ça peut être plein de choses.

Quand j’ai commencé à accumuler ces textes beaucoup m’ont dit « Mais c’est affreux ce que tu écris, c’est noir, c’est de la dystopie, comment peux-tu écrire des horreurs pareilles ? ». Il a fallu que je dise « Mais non, ce n’est pas ce que je souhaite, c’est simplement ce que j’imagine et ce que raconte FuturHebdo n’est pas une fatalité mais une porte ouverte sur un avenir hypothétique et sûrement improbable.»

FuturHebdo est un peu comme un guide de montagne. Ceux qui font de la randonnée savent que pour traverser un cours d’eau on peut repérer sous les ondulations de l’eau s’il y a un rocher sur lequel on va pouvoir poser le pied, et on traverse pas à pas en espérant ne pas s’être trompé.

 

La prospective, c’est aussi cette manière de faire. Repérer les rochers sous l’eau c’est repérer ce qu’on appelle les « signaux faibles », ou les « postulats ». Le prospectiviste accumule ces postulats, et arrivé sur l’autre rive, il raconte ce qu’il voit  aux gens restés sur la rive d’où il vient : ce nouveau présent, cette éventualité. Toute la difficulté est qu’il ne faut pas accumuler trop de pas car si la rivière est trop large, la voix du guide sera difficilement audible de l’autre rive. Et à faire des pas trop larges, on risque de mettre le pied sur une pierre instable ou qui ne se trouve pas là où elle devrait être, donc on va se tromper de postulat… et la prospective s’effondre … pour tomber dans la fiction

Cette démarche m’a permis de prendre conscience que la prospective c’était une manière de changer de point de vue, de décaler le regard que l’on porte sur notre présent. Une des personnes qui m’a fait comprendre ce que pouvait apporter FuturHebdo est là ce soir, c’est Christian Gatard. J’ai commencé FuturHebdo en 2006, et en 2007 ou 2008 il a pris contact avec moi par internet. Puis nous sommes passés des contacts virtuels à des contacts réels. Christian m’a demandé l’autorisation de publier une des nouvelles de FuturHebdo dans son bouquin, Nos 20 prochaines années avec le même principe : faire se percuter dans l’avenir des choses du présent. Dans cette nouvelle, c’était : « Les transports en commun demandent deux tickets pour les personnes accompagnées par leur robot anthropomorphe ».  Le robot prend autant de place d’un humain, donc il doit payer.

L’idée c’est donc de provoquer des ruptures, des accidents et de regarder ce qui se passe. J’ai assisté à la dernière séance du Café de la prospective, avec Nathalie Popiolek et je me suis retrouvé à 150 % dans sa démarche. On a exactement la même, elle d’une manière très sérieuse et très ordonnée et moi d’une manière un peu moins sérieuse, sachant que FuturHebdo s’adresse principalement au grand public.

Une particularité de FuturHebdo : je vous ai dit qu’il allait avoir 10 ans ; en fait, dans sa chronologie particulière, il va avoir 60 ans. Pourquoi ? Parce que dès sa création, le parti a été pris de systématiquement dater les nouvelles qui sortaient à + 50 ans. Non pas que je fasse le pari que ce que je raconte arrivera dans 50 ans. Surtout pas ! Mais c’était le moyen de se sortir de la problématique de savoir quand va être l’éventualité la plus probable de l’apparition de tel phénomène, de telle technologie, de tel ou tel comportement social.

À peu près à l’époque où j’ai rencontré Christian Gatard, j’ai rencontré Marie-Odile Monchicourt, la chroniqueuse de France Inter, qui, elle, s’était focalisée sur les dates « Ah, mais ce n’est pas possible de raconter ça, ça va arriver beaucoup plus tôt, ça beaucoup plus tard etc. » J’étais, à cette époque, un petit peu plus timoré que je ne le suis maintenant. Aujourd’hui, j’oserais lui dire « Mais peu m’importe et heureusement que mes dates sont fausses ». Je me souviens l’avoir rencontrée, à propos de la conquête spatiale et de l’exploitation minière hors de la planète terre. On était en 2007 ou 2008 et elle m’a dit  « Mais on n’y sera pas avant 70 ans, dans la ceinture d’astéroïdes, pour l’exploiter ». En fait, c’est arrivé à la fin de la semaine dernière, Obama a signé un texte pour les États-Unis, qui va s’appliquer à l’ensemble de la planète[1]. Le marché minier hors de la Terre est en cours de légalisation et on a pu lire dans Le Monde « la ceinture d’astéroïdes a déjà été partagée entre des consortiums qui sont en train de se constituer ».

Donc, les 70 ans de Marie-Odile vont être amputés de 50 ans, pour des tas de raisons. Des raisons économiques, technologiques – on sait qu’on va trouver dans cette ceinture d’astéroïdes des ressources dont on aura de plus en plus besoin. Et bien sûr des raisons stratégiques.

Pour en revenir à mes 50 ans, l’important à mon sens c’est de raconter à nos contemporains cet avenir, parce qu’il y a un effort intellectuel à faire. Les gens sont pris dans leur quotidien, la nécessité de remplir le réfrigérateur, le stress des enfants qui ne travaillent pas suffisamment à l’école, les mille choses qui les empêchent de regarder l’avenir. Les gens ont le nez dans le guidon, et au mieux ils vont regarder juste au-dessus de la roue. On ne peut pas leur demander en permanence de porter leur regard loin.

Le regard loin, ce n’est pas pour figer l’avenir, mais pour raconter des avenirs. En physique quantique pour expliquer l’état d’indécision, on utilise l’histoire du chat de Schrödinger. Je la rappelle : on met dans un coffre en plomb un chat et une source radioactive. On ferme le coffre et on sait que la source radioactive va émettre une particule radioactive liée à la demi-vie de l’élément mais on ne sait jamais quand. Donc, le système qu’a imaginé Schrödinger, c’est que la particule, une fois qu’elle est émise, est détectée par un capteur qui déclenche l’émission d’un poison qui tue le chat.

Un physicien quantique vous dira « Je n’ouvre pas le coffre parce qu’il faut que le chat reste dans son état de « il est mort, il est vivant ou il est vivant et mort donc 3 états ».

Moi, en prospective, j’ouvre en permanence le coffre. Je ferme, j’ouvre, je ferme, j’ouvre. Je raconte autant d’avenirs qu’on peut en imaginer, pour permettre aux gens de se les approprier. C’est peut-être de la science-fiction, ou une façon de conjurer certains avenirs. Quand j’écris les brèves de FuturHebdo, je m’impose la position journalistique. Sur la home page du site on trouve : « FuturHebdo utilise les outils du journalisme prospectif ». A chaque nouvelle, on s’impose de ne pas prendre parti. On raconte un état de fait et on peut poser une question, ou faire apparaître un paradoxe, mais on ne prend jamais partie. C’est au lecteur d’aller jusqu’au bout de son raisonnement.

Par exemple, on nous dit que les prothèses biomécaniques arrivent. Comment faire comprendre qu’elles vont changer nos vies ? Elles vont changer le rapport au handicap et à la maladie. Hier sur France 2, il y avait une émission sur les personnes appareillées. Il y avait une femme munie d’une rétine artificielle qui lui permet de voir. Pour l’instant, ça ne concerne que les gens qui ont perdu la vue, c’est-à-dire dont le cerveau sait ce qu’est la vue, et ça ne correspond qu’à certaines pathologies.

Dans l’état actuel de la recherche, ces rétines artificielles permettent de repérer un passage de porte éclairé par derrière, une lettre imprimée sur une feuille A4 ou A5. Si on applique la loi de Moore à cette technologie, même en la ralentissant un peu parce qu’on touche au corps humain, à échéance plus ou moins brève les capacités de l’œil biomécanique dépasseront celles de l’œil biologique. Cet œil biomécanique pourra voir dans les infrarouges, les ultraviolets, il aura peut-être un zoom intégré, on peut imaginer plein de choses.

 

La technologie, on s’en fout. La vraie question, c’est le jour où moi, qui suis bien portant, j’aurai près de moi une personne appareillée qui verra au-delà de mes propres capacités. « Que va me répondre le chirurgien à qui je vais aller dire « Opérez-moi, je veux cet œil ? ».

A ce jour, la médecine, en France, a comme principe de base Primum non nocere (en premier lieu, ne pas nuire). Que fera la médecine quand des gens viendront demander à être appareillés avec cette technologie ? Patrick, un de mes associés, est cet exemple : il est appareillé à l’oreille gauche d’un petit sonotone de dernière génération. L’appareil est invisible, couplé à son smartphone, et quand il doit se déplacer, le GPS de son téléphone va adapter la sensibilité de l’oreillette en fonction des réglages qu’il aura faits. Il peut prendre ses communications téléphoniques de manière très discrète parce que le téléphone arrive directement dans son oreillette et il en est à me dire « Si j’avais su… Je me serais bien payé la deuxième pour avoir les deux oreilles appareillées ».

 

Connaissez-vous Amy Mullins ? Elle est américaine, elle est encore jeune – 40 ou 45 ans – elle est top model et sportive de haut niveau handisport. Elle a été amputée sous les rotules à l’âge de 2 ou 3 ans suite à une malformation congénitale. Elle a grandi toute sa vie avec des prothèses : celle pour aller faire les courses, celle pour faire du sport, celle pour les soirées mondaines, à tel point que quand elle rencontre une de ses amies qu’elle n’a pas vue depuis quelques années, cette dernière la regarde avec envie :

« Mais tu es belle, tu es grande et en plus tu n’as pas besoin de porter des talons excessivement hauts !

— Non parce que moi, j’ai les jambes que je veux, je m’appareille selon mes besoins »

L’idée c’est donc de raconter aux gens dès maintenant ce qui va arriver dans quelques mois, dans quelques années, dans quelques décennies, peu importe quand ça arrive, ce qui compte c’est que les gens réagissent maintenant.

Je vais vous citer un dernier exemple. Vous avez entendu parler de la gamétogénèse artificielle. A partir de cellules souches, on va pouvoir générer des gamètes pour un couple stérile, des spermatozoïdes ou des ovules. Dans le contexte du mariage pour tous ça veut dire que d’ici quelques années, la question du droit d’adopter ou de la GPA ne se posera plus, parce que tous les couples, qu’ils soient hétéro ou gays… pourront avoir des enfants qui partageront les patrimoines génétiques des deux parents.

C’est ça l’intérêt de la prospective : raconter bien à avant que ça n’arrive les phénomènes souvent issus de la technologie qui vont avoir des impacts sur nos comportements, sur nos vies. On a eu des débats très vifs, que la technologie va trancher rapidement : la gamétogénèse a dépassé le stade des expérimentations animales et dans 5 ou 10 ans et on va la voir arriver pour les humains.

FuturHebdo, depuis 10 ans, raconte, accompagne – et j’espère accompagnera encore – beaucoup de monde en racontant raconter le plus en amont possible ces évolutions. Peu importe la date, ce qui compte c’est d’être averti.

 

Débat

Participant :

J’ai deux questions. La première concerne un livre de Jacques Attali, qui vient de sortir, et qui explique sa méthodologie de prévision de l’avenir. Je voulais savoir si vous aviez le même type de méthode, avec une série de questions qui vous permettent, dimension par dimension, de ne pas louper les signaux faibles qui permettront de raconter une histoire crédible. La seconde question : quand vous parlez d’évolution scientifique avec des ruptures assez fortes, je voudrais savoir si vous étudiez aussi la résilience de ces modèles ; par exemple : « Qu’est-ce qui se passe une fois qu’on se sera tous fait greffer des yeux bioniques ? ».

Olivier Parent :

Je n’ai pas lu le dernier bouquin d’Attali mais ce que je peux vous dire c’est que les prospectivistes n’ont pas la science infuse. Par exemple – c’était au début de ma démarche de prospective, mais ce n’est pas une excuse – je n’ai pas vu venir le GPS. Le GPS c’est l’origine des objets connectés, l’internet des objets. J’ai été trompé par la taille des premiers GPS, je n’ai pas pris le temps de réfléchir, de prendre conscience de ma faille, et le GPS s’est généralisé, s’est répandu dans tous les pays de la planète.

Je ne connais pas la méthodologie d’Attali, je pense même qu’on a tous à peu près les mêmes méthodes. On part sur des tendances, soit statistiques, soit comportementales. Après, la question est celle de la force de l’accident qu’on fait subir à la tendance. Il y a des gens qui n’osent pas trop, il y a des gens qui osent plus, moi j’essaie de casser le plus possible les modèles. L’histoire de l’humanité montre que les hommes n’ont progressé que par le chaos. La stase, la stabilité, ça n’existe pas.

Participant :

Lorsqu’on parle des évolutions en termes de techno, vous mentionnez des évolutions mais est-ce que vous mentionnez en même temps l’homme ?

Olivier Parent :

Oui, Patrick a écrit, il y a un mois ou deux, une brève de FuturHebdo qui raconte qu’un patron du CAC 40 s’était fait hacker un organe, son oreille ou son œil bionique. Sachant que le danger n’est pas tant dans la technologie qui va être hackée, ce qui compte c’est l’homme.

Dans ce que je raconte, il faut s’imaginer sur une grande échelle. Chaque innovation, chaque changement c’est un barreau de l’échelle que l’on monte, qui nous mène quelque part. Là, j’élabore sur la possibilité humaine d’entrer dans le biologique parce que pour l’instant je n’ai pas suffisamment de données, et que personnellement, je voudrais qu’on puisse parler de toutes ces choses sans être pollué par les transhumanistes qui sont un énorme facteur de bruit empêchant d’avoir un débat apaisé sur ce genre de questions. Sachant que les transhumanistes ont de très gros moyens, des ressources financières, des moyens de communication, des médias et le cinéma de science-fiction et d’anticipation qui est le meilleur convoyeur de leurs idées.

Cette année, en deux ou trois mois, plusieurs films ont porté auprès du grand public l’idée qu’on pouvait cloner une intelligence humaine. C’est là où il faut faire très attention. Sous peu, on pourra transférer certaines informations du biologique vers le numérique. Est-ce que pour autant ce sera le clone de la personne ? Ce sera la personne qui sera numérisée.

De manière un peu triviale, la question va être « Est-ce qu’on va pouvoir échantillonner suffisamment finement tous les phénomènes qui constituent une personne pour réduire la perte ? ». Parce que je reste convaincu qu’un échantillonnage tuera, de toute façon, une partie de l’information qui constitue une personne.

Dans un roman il y avait un passage qui racontait la énième émergence d’une intelligence artificielle. À un moment, il faut qu’elle se duplique et l’auteur raconte qu’à l’instant même où l’intelligence se duplique, elle n’est plus le clone d’elle-même, c’est une autre intelligence qui se crée parce que tout d’un coup son expérience n’est plus la même que l’autre ; elles ont un patrimoine qui est commun mais à l’instant même où elles ont décidé de se séparer, ce sont deux entités à part entière. Si Google arrive à digitaliser une personne humaine, qui sera dans la boîte ? Ce ne sera pas moi, ce sera autre chose. Ce sera peut-être une intelligence, une conscience artificielle mais ce ne sera pas moi, ce sera autre chose que moi parce qu’elle vivra des expériences qui ne seront pas les miennes. Ce qui fait l’être, en ontologie c’est bien ce que l’on vit, ce que l’on partage, ce que nos sens vont nous raconter du monde qui nous entoure. Mais dès l’instant où on arrivera à dupliquer mon expérience ou ce que je suis, ce sera autre chose, pour faire simple.

Participant :

C’est tout à fait passionnant, ces signaux faibles, ces perspectives extrêmement alléchantes dans certains cas ou effrayantes dans d’autres, mais ça se situe toujours dans des domaines technologiques. Ce que je remarque, c’est que les plus grandes innovations ce sont des « trucs » dont le contenu technologique est nul : avoir l’idée, un jour où il y a beaucoup de monde à San Francisco, de louer un matelas pneumatique dans son salon à des touristes qui n’ont pas trouvé d’hôtel, ça donne Airbnb, un milliard et quelques aujourd’hui. Regarder avec un œil neuf l’organisation d’un transport aérien, ça donne Ryanair et EasyJet, tout le low cost qui fait aujourd’hui plus de 25 % du marché interne européen et qui ne s’arrêtera pas là avec des profits considérables alors que les entreprises classiques tirent la langue et qu’Air France est dans le rouge.

On voit donc l’explosion de l’innovation disruptive, celle qui attaque une chaîne de valeur par le bas et avec des idées…

Olivier Parent :

Je ne suis pas économiste, j’ai fait une école d’art et je suis réalisateur indépendamment de ce que je peux faire en prospective. Je découvre le monde de l’économie au fur et à mesure que j’avance et que je rencontre des gens. Par exemple, dans les signaux faibles ce qui m’a beaucoup amusé et qui en plus est d’actualité avec la Cop 21, ce sont les tractations autour des vignobles de Bordeaux où les Chinois viennent acheter à grand renfort de Yuans tous ces châteaux pour se donner une respectabilité, un vernis européen. Ce qui m’amuse, c’est que dans 15 ou 20 ans, les vins qu’ils ont achetés ne seront plus les mêmes et il y a de forte chance que ce soit de la piquette.

Participant :

Sauf s’ils gardent le maître de chai.

Olivier Parent :

Je viens de finir une mission pour le ministère de la recherche dans le cadre de la Cop 21. J’ai assuré la direction éditoriale d’une application pour grand public : « La recherche se mobilise pour le climat », rassemblant 15 instituts français. On avait l’INRA qui travaille sur de nouvelles variétés de vin, pour en faire remonter l’acidité et faire baisser le sucre. Ils nous le disent bien « On est en train d’essayer de créer ces nouvelles variétés de vin mais combien de temps est-ce qu’on va compenser les évolutions du climat ? à un moment donné, il fera tellement chaud qu’à Bordeaux on fera du Boulaouane ». Donc, les Chinois qui ont investi des millions ils se retrouveront avec des bouteilles qui ne vaudront rien à ce moment-là.

Après on peut tomber dans la caricature technologique, construire des dômes pour climatiser, pour essayer de garder leur renom. Un bel exercice de prospective. Sur France Inter un journaliste disait : « Dans nos pays, Europe, États-Unis… le public a un mal fou à comprendre ce qui est en train de se jouer en termes de réchauffement climatique, ce n’est même pas du climato-scepticisme, c’est que c’est loin ».

En France, il faudra peut-être que la Camargue soit sous l’eau pour que les Français saisissent qu’il y a un problème. La prospective peut raconter ce genre de choses pour qu’on se demande, à propos de nos petits ports bretons qu’on aime tant, des Landes, etc. « Est-ce qu’il va falloir qu’on construise des digues et des écluses qui les protègent de la mer ? ».

Participant :

Vous avez dit au début « Le temps on s’en fout » et vous venez de vous contredire en parlant des Chinois qui ne savent pas quand le vin sera mauvais. Le facteur le plus important en prospective n’est pas de savoir ce qui va arriver, si on va être cloné ou pas cloné, c’est : « quand ? »

Quand vous avez parlé du GPS en disant que vous l’aviez un peu raté, la raison fondamentale, à mon avis, c’est la science qui est derrière, qui est inimaginable. Pour que le GPS fonctionne (et demain Galileo sera encore un ordre de grandeur au-dessus) les laboratoires travaillent à 10 – 17 secondes, sinon ça ne marche pas.

Ce qui est fondamental c’est d’arriver le premier. L’Histoire ne retient le nom que de celui est arrivé le premier à faire quelque chose. Donc, la compétition entre les entreprises, entre les états, ça va être sur la rapidité, le temps.

Olivier Parent :

Sur le plan économique, entrepreneurial, je suis entièrement d’accord avec vous mais quand je dis que le temps m’importe peu, vous avez dit « On peut se poser la question de “Qu’est-ce qui se prépare ?” ou “quand est-ce que ça va arriver ?” ». Moi, je me pose simplement la question « Qu’est-ce que ça va changer pour l’individu ; peu importe quand ça arrive et peu importe ce qui arrive ».

On n’imaginera jamais tout ce que les sciences peuvent créer. Les ruptures ne vont faire que s’accélérer. Ce qu’il y a de génial quand on se penche sur le monde, c’est quand on ouvre une porte, on n’arrive pas sur un palier et sur la fin de l’histoire. Il y a 10, 20 autres portes qu’il faudra ouvrir derrière et c’est là toute l’aventure humaine. Ce qui m’intéresse dans ma démarche, ce n’est pas le « Quoi ? », le « Quand ? », c’est «ça va faire quoi ? « Qu’est-ce que ça va changer pour moi en tant qu’individu ? ». On me dit : « Il y a un réchauffement climatique » : « qu’est-ce que ça va changer pour moi en tant qu’individu ? » « Il y a les cellules souches qui vont permettre de faire des gamètes » : « qu’est-ce que ça change pour moi ? ».

En fait, peu importe la date de l’épiphanie de ces événements. Je suis convaincu que certaines choses seront immuables, d’autres sur lesquelles on peut encore discuter, spéculer ; par exemple sur le rapport au corps. On est encore dans un « corps sacré », sous peu – peu importe la date – on sera dans un « corps-marché » qui pourra être objet de spéculation, de marketing, de customisation qui nous semblent pour l’instant inaccessible. Quand on autorise (le premier pays en Europe a été l’Angleterre) « les bébés-médicaments », on est déjà passé dans le corps objet puisqu’on envisage la conception d’un enfant, non pour le désir d’enfant mais pour qu’il serve de banque d’organes à un aîné. Pour l’instant en France n’est autorisé que le prélèvement de la moelle osseuse.

On a bien changé le rapport au corps. On vient de l’héritage judéo-chrétien qui fait que le corps est sacré parce qu’il est le réceptacle de l’âme. On est encore dans ce rapport, mais quand on autorise les « bébés-médicaments », c’est un argument qui n’a plus grande valeur.

Lors du passage à l’an 2000, Claude Vorilhon, gourou de la secte Raël, avait eu une tribune libre extraordinaire sur France 2 et TF1 ; ils annonçaient le clonage de la première petite fille qui s’appelait Eve, (évidemment). On n’a jamais vu le résultat mais on a autorisé tout ce baratin ; Vorilhon s’en est réjoui dans la presse : « Les médias français m’ont offert une campagne publicitaire de plusieurs millions d’euros »

Il y a aussi le docteur Antinori, qui s’est fait connaître dans les années 90 en permettant à une femme ménopausée d’avoir des enfants. Maintenant son cheval de bataille c’est le clonage reproductif.

Tout cela participe à la désacralisation du corps pour aller vers le « corps-marché ».

En fait, le changement de paradigme est par rapport à la maladie, au handicap. C’est là-dessus que surfent les transhumanistes. Je vais répondre autrement : pour la première fois de son histoire, l’humanité va pouvoir prendre les commandes du train de l’évolution. Depuis les origines de la vie on est dans un train et on ne peut rien faire, on doit suivre les rails, les règles, et on arrive à un moment où tout l’on se dit « On va pouvoir influer sur l’orientation des rails du train. »

Participant :

Cette conclusion n’est pas juste parce que quand vous dites « On va pouvoir piloter », Eh bien non ! On n’a pas pu piloter quoi que ce soit, l’économie, le social ou je ne sais quoi, on n’a pas pu piloter.

Olivier Parent :

Je parlais du corps humain.

Le participant :

C’est pareil, on n’a pas pu le piloter. Pourquoi est-ce qu’on piloterait mieux le corps humain qu’on pilote l’économie.

Olivier Parent :

Je ne dis pas « mieux », ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

Participant :

On peut piloter très mal de la même manière pour les mêmes raisons, on n’est pas capable de piloter un climat, je ne vois pas pourquoi on piloterait… Et pour revenir aux transhumanistes, le premier acte transhumaniste c’est le vaccin de la variole ; ça a quand même été un bienfait pour l’humanité sans que ce soit vécu comme une transgression du corps ou comme un changement de sacralité ou quoi que ce soit. C’est simplement un acte médical qui est banal.

Participant :

Je trouve cette référence tout à fait intéressante parce que la variole c’est l’introduction d’un corps étranger… Ce qui me paraît beaucoup plus intéressant, c’est que quelle que soit la technologie, même la plus imaginative, c’est la réaction de l’homme.

Quand vous dites « Quand est-ce que ça va me toucher ?», la question c’est aussi « Qui va être touché ? » Quelqu’un de riche ? Quelqu’un au fin fond de l’Afrique ? » Parce que là vous pouvez avoir encore des écarts de temps de 50 ans. Comment va s’organiser la réaction ? Comme elle s’est toujours organisée que ce soit en termes politiques, sociologiques. En termes technologiques aujourd’hui, il y a des choses qu’on sait faire et qu’on s’interdit de faire. Donc, il ne faut pas, à mon avis, négliger le fait que l’homme, en fonction de la religion ou de la morale, est capable de mettre de la réglementation.

Une histoire : c’est un petit garçon qui fait un voyage dans le passé et qui rencontre son arrière-arrière-grand-père ; ce dernier est très heureux de voir son petit garçon et lui dit : « Comment vas-tu ? Dis-moi, comment ça se passe dans le futur ?

—Écoute grand-père, c’est génial, tu as une bande de bitume qui fait 10 mètres de large et qui est infinie et sur cette bande de bitume tu as une voiture qui roule à 100 km/heure et tu en as une autre qui vient en face à 100 km/heure et elles passent à quelques centimètres l’une de l’autre et ça se passe très bien.

— Ce n’est pas possible, il y a forcément un accident.

—Non, il n’y a pas d’accident, il y en a de temps en temps mais c’est très rare et en plus ça se passe avec des milliards de gens et sur tous les pays du monde.

— Mais c’est fantastique, mais comment un truc comme ça peut-il marcher ?

— Eh bien grand-père je vais t’expliquer. Tout ça marche uniquement parce qu’il y a un bout de papier – que tout le monde connaît, que tout le monde respecte, que tout le monde a appris à l’école et que tout le monde applique – et ce bout de papier, ça s’appelle le code de la route »

Ma question maintenant, en repartant 50 ans devant nous est « Croyez-vous que les gens se disciplinent eux-mêmes, sur la finance, sur la sociologie, sur le respect humain, sur le fait de ne pas faire la guerre, sur tout, uniquement en respectant un bout de papier ? ».

Olivier Parent :

Je ne suis pas gourou, donc je vous dirai « Je ne répondrai pas, parce que je souhaite le meilleur des mondes pour mes fils ». S’il y a de fortes chances que les calottes glaciaires disparaissent, c’est malheureux pour les ours blancs mais on va gagner 30 à 50 % de trajet pour le fret maritime.

L’homme va devoir s’inventer et se réinventer. Vous avez posé la question « Est-ce qu’on peut imaginer que ? », je le souhaite. J’évite d’être trop cynique, trop dystopique mais quand je vois l’accumulation de certains indices, je pense que je vais rester encore un peu cynique. En tous cas, ce cynisme peut faire réagir certaines personnes pour qu’elles se disent « Eh bien non, ce n’est pas l’avenir que je souhaite !».

Je raconte souvent une histoire : dans les années 50-60 ma mère s’est lancée dans le « bio ». J’ai été élevé « bio » et on m’a regardé toute mon enfance comme un extraterrestre. Je mangeais des gâteaux épais comme ça, et il ne fallait pas se les faire tomber sur le pied ! Maintenant, quand on regarde à une ou deux générations, le « bio » représente, en France, pas loin de 10 % de l’agro-alimentaire. Je ne raconte pas cette histoire pour dire qu’il faut nourrir la planète au bio, ça c’est un autre débat, mais pour dire que des individus, qui étaient considérés comme rien, comme des grains de sable dans une marée, dans une autre consommation, ont réussi à impulser un mouvement alors qu’on leur disait « Ça ne sert à rien, pourquoi tu fais ça, c’est vain. » Si on dit tous « c’est vain », effectivement c’est vain.

Quand je raconte des histoires qui sont soit terribles, soit utopiques, j’accepte toutes les critiques sur ces textes, leur intérêt c’est de raconter une éventualité. A chacun de dire « je la prends » ou « je la rejette ». Quand j’ai parlé des « bébés-médicaments », il va de soi que je suis un papa qui a la chance d’avoir deux enfants en parfaite santé. Si j’avais eu un enfant malade, qui aurait peut-être pu être sauvé par un frère ou une sœur plus jeune, je me serais posé la question autrement.

C’est bien ça tout l’intérêt de la prospective, c’est de raconter toutes ces éventualités pour que chacun fasse un choix et se dise « Est-ce que je peux ? » Je trouve qu’on est, avec la Cop 21, avec les événements du 13 novembre, avec l’Euro… plus que jamais à une période où la responsabilité de chacun est de s’interroger. Que faisons-nous ? Est-ce qu’on reste à notre place ?

Participant :

Dans les histoires que vous racontez, il faudrait peut-être aussi, à mon sens, en termes de prospective, raconter des histoires où la population s’organise, s’autorégule.

Olivier Parent :

Elle n’a pas besoin de la prospective, j’ai fait l’année dernière une étude pour un club d’entrepreneurs sur l’enfant et la famille : puériculture, vêtements, alimentation etc. Il a fallu qu’on pousse notre prospective assez loin parce que les industriels nous ont dit dès le début « C’est en train de changer. » Par exemple en puériculture, les industriels se sont mis à proposer non plus le bien mais le service ; la marque fournit, en fonction de l’âge de l’enfant, le matériel de puériculture. Donc, cette régulation, ce n’est pas de la prospective, moi je n’ai rien à voir là-dedans.

Participante:

En perspective on parle beaucoup de rupture, mais il y a beaucoup de croyants et peu de pratiquants. On dit toujours que la rupture c’est la prospective-même. J’ai l’impression que vous êtes un peu plus pratiquant que d’autres en matière de travail sur la rupture. Mais ce n’est pas simple de les identifier, de les mettre en avant. J’aimerais vous entendre un peu plus sur ce point.

Olivier Parent :

Ma première source d’inspiration c’est le présent : je lis la presse quotidienne, la presse de vulgarisation scientifique. J’y trouve les germes de beaucoup de choses. On parlait de la conquête spatiale. Je me souviens très bien : c’était à l’été 2012, le discours d’Obama disait clairement « Les États qui ont jusqu’à présent porté la conquête spatiale ne peuvent plus le faire, c’est aux entreprises de prendre le relais. » Quand je tombe sur ce genre d’information, je me dis « Ah très bien, là il y a un signal faible, qu’est-ce que ça veut dire ? » ça veut dire que la conquête spatiale qui était régulée, jusqu’à présent, par des lois liées à la recherche scientifique, à la stratégie, même s’il y a des débouchés civils, tout d’un coup va entrer dans une autre problématique. On va, par exemple, réinjecter dans la conquête spatiale les problématiques qui étaient jusqu’à présent cantonnées au plancher des vaches : la concurrence, la rentabilité, le problème confessionnel. Et il faut se poser cette question « D’ici 15, 20 ou 30 ans, on va se retrouver en orbite – qu’il y ait des stations spatiales ou non. Qu’est-ce que ça va faire quand on aura transplanté hors terre les tensions qu’on n’aura vraisemblablement pas su résoudre jusqu’à maintenant ? ».

Participant :

J’ai lu un article assez récemment sur les Émirats et l’Arabie Saoudite qui commencent à investir, on parle de conquête spatiale.

Olivier Parent :

Bien sûr, ça c’est un énorme changement. Pour la conquête spatiale, il va y avoir un gros moteur, l’exploitation minière. On sait qu’il y a des ressources considérables à notre portée et il y a des moyens technologiques à mettre en œuvre qui sont énormes – mais ceux qui vont y aller vont rentrer, à 10, 20 ou 30 ans, dans leurs investissements, il n’y a pas de problème.

Pour la petite histoire, il y a de ça quelques semaines, est passée entre la lune et la terre un astéroïde qui pesait vingt ou trente tonnes, pleine de platine. Il y en avait pour plusieurs milliards d’euros. Ce qui pose une question : que va-t-il se passer quand on va injecter des richesses venues d’ailleurs dans une économie qui jusqu’à présent était close ? (La terre c’est un vase clos).

Participant :

Quand on dit « Il faut recycler », on parle des ressources, parce qu’on en manque. Certains peuvent  imaginer d’aller attraper une planète et de la ramener sur terre. Mais c’est un non-sens de recycler l’énergie parce qu’on reçoit du soleil 10 000 fois ce dont on a besoin. Donc la problématique c’est de la transformer ; si on arrive à capter cette énergie solaire, on peut faire des matériaux, c’est-à-dire que ce n’est pas soleil vers énergie mais soleil vers matériaux. Souvenez-vous du lithium : les prix ont bondi, tout le monde a dit « Oh là là, ça va être la guerre du lithium », aujourd’hui le lithium vaut zéro. Et là ce sera pareil, vous aurez une concurrence qui va se développer, parce que l’homme est intelligent, et le platine qui va passer à 10 000 km ou des milliers de km, on va le laisser passer, ça n’intéressera personne.

Olivier Parent :

Je ne sais pas. Comprenez bien ma démarche : je ne professe pas, je raconte plein d’éventualités et dans les 300-400 textes de FuturHebdo il y en a sûrement qui sont contradictoires à quelques semaines ou quelques mois d’écart. Le principe même de FuturHebdo, c’est d’ouvrir le coffre-fort de Schrödinger et de raconter toutes ces éventualités. Effectivement, c’est peut-être intéressant d’ailleurs, est-ce qu’on ne peut pas imaginer que la concurrence de l’espace pousse certains à réagir sur le plancher des vaches.

Votre remarque m’a rappelé une question que je me pose depuis des années : j’aimerais être une petite souris pour aller dans les services Recherche et Développement d’un Exxon ou d’un Total. Toutes ces entreprises devraient – et j’espère qu’elles le font – travailler sur la batterie parce que le principal problème, avec l’énergie, c’est de la stocker. On parlait de rupture ; ce qui m’amuse énormément, c’est de suivre sur internet les nouvelles de ces jeunes gens qui sont ni ingénieurs ni physiciens et qui, avec leur simple bon sens, vont trouver une solution à un problème. Il y a un an et demi, une jeune fille d’origine indienne vivant aux États-Unis participait à un concours organisé par IBM. Elle a mis au point un surcapaciteur qui recharge des batteries de téléphone en 30 secondes au lieu de 30 minutes. Moi, si j’étais ingénieur je me jetterais dans la Seine illico presto avec un pavé autour du cou.

À l’été 2014, le président du club d’entrepreneurs autour de l’enfant me disait « l’imprimante 3D, c’est une mode, ça va passer ». En fait, on voit de multiples utilisations de l’imprimante 3D et c’est extraordinaire. Par exemple ce gamin à la main imprimée, pour l’instant ça tient du jouet mais c’est le premier barreau de l’échelle et on va vite monter sur le deuxième barreau, etc.

Participant :

L’imprimante 3D a à peu près 30 ans quand même.

Olivier Parent. :

Oui, mais pour le grand public elle a émergé il y a 2 ou 3 ans.

Participant :

Ce qui est intéressant dans la prospective, c’est bien entendu de lire le journal : c’est réel et ça arrive mais à mon avis c’est déjà trop tard. La prospective, c’est d’essayer de comprendre le raisonnement de celui qui a imaginé l’imprimante 3D, c’est de comprendre le raisonnement d’Elon Musk quand il a fabriqué sa voiture électrique contre l’avis de tout le monde. Qu’a-t-il fait ? Il s’est payé une Ferrari qui marche avec des piles, il avait envie d’avoir une Ferrari avec un moteur électrique. Une Ferrari ça coûte 200 000 à 300 000 €. Il s’est fait sa voiture. Le seul intérêt de cette démarche, c’est qu’il a posé le premier barreau, un des barreaux qui vont nous mener à la généralisation de cette technologie. C’est exactement le cas du Radiocom 2000. Regardez, on a des téléphones qui ne pèsent rien, je me souviens très bien du téléphone mobile de l’époque. Il était énorme. On aurait pu dire : « Quel est l’intérêt d’avoir un gros « machin » où on est injoignable, c’est lourd, c’est moche, ça sert à rien !» S’il n’y avait pas eu cette équipe qui a fait Radiocom 2000, il n’y aurait pas eu l’iPhone. Donc, Elon Musk il est plein aux as. Il s’est fait sa Ferrari. Après il peut greffer dessus toutes les bonnes idées.

Participante :

Vous ne trouvez vos inspirations que dans l’univers scientifique ?

Olvier Parent :

Oui, on est plusieurs auteurs à FuturHebdo. Je ne peux pas écrire dans tous les domaines ; on fait de la prospective en fonction de sa culture, et la mienne est plutôt technologique. En même temps, si on racontait à une personne de 1970 le monde de 2015-2020, elle nous prendrait pour des fous avec nos trucs à la main et si on racontait à une personne de 1920 le monde de 1970, elle les prendrait pour des fous avec leurs voitures etc. Ce qui me frappe c’est que, finalement, qu’on le veuille ou non, on vit dans un monde qui est technologiste, et qu’une technologie est arrivée à maturité quand on l’oublie.

Participante :

Avez-vous d’autres sources d’inspiration que les progrès scientifiques ?

Olivier Parent :

Oui, par exemple, si on parle de la voiture, on est obligé d’aborder la mobilité. Si on aborde la mobilité, ce n’est plus que la voiture, c’est l’ensemble des moyens qui sont à disposition des individus. Si on pose le problème de la mobilité, on pose le problème du rapport au travail. Est-ce que, dans un avenir plus ou moins proche, on devra toujours aller travailler dans les entreprises ?

Tout ce que vous voyez autour de la voiture aujourd’hui, ça vient de quelque chose qui est tout à fait évident. Les voitures sont devenues d’une écrasante banalité. Il y a 30 ans, on aurait dit à notre beau-père « Tiens, il y a le voisin qui a besoin d’une voiture, toi tu n’en as pas besoin, tu lui passes la tienne.» Il aurait rechigné car sa voiture c’était quelque chose. Donc, au-delà de l’aspect technologique c’est que les voitures sont devenues des commodités.

Participant

Ensuite, il y a ce qui relève du bon sens : une voiture ne fonctionne pas, reste inerte, pendant 95 % de son existence. En moyenne, la voiture roule entre 4,5 % et 5,5 % de son temps de vie selon l’usage qui en est fait, professionnel ou privé. Donc, quand les voitures deviennent des commodités, il y a des gens intelligents qui en tirent les conséquences.

Olivier Parent :

En tant que telle, la voiture ne m’intéresse pas ; elle fait partie du passé. Par contre, ce que j’ai pu écrire dans FuturHebdo, c’est la disparition des derniers feux tricolores, parce que les véhicules de transport auront les moyens de s’auto-réguler. Ce que je peux vous raconter c’est que mes fils ou leurs enfants vont perdre l’usage du manche de vitesse, du volant, du rétroviseur et peut-être que, si le monde continue à être inégalitaire, ils iront un jour dans des pays où il n’y aura pas de véhicules autonomes et se retrouveront démunis : « Je fais comment ? ».

On m’a demandé « Racontez-nous la ville de demain. » J’ai répondu « Je ne vous raconterai pas la ville de demain, je ne suis pas urbaniste, je ne suis pas architecte, par contre ce que je peux vous dire c’est ce qui se passe  à Bangkok. C’est une ville qui a été construite sur des sols instables, ils construisent des immeubles de plus en plus haut dont le poids enfonce le sol, et la ville est en train de passer sous le niveau de la mer. Donc ils élèvent des digues. Mais avec le réchauffement climatique le niveau de la mer va monter et tous les cabinets d’urbanisme du monde se sont dit “Génial, il y a un projet extraordinaire, on va reconstruire Bangkok” ».

Plongez-vous dans les études qui sont proposées. Pour vivre dans le Bangkok tel qu’il a été dessiné, il faut être cadre, riche et en bonne santé. Où est la pluralité de la ville ? Dans la manière dont je fais de la prospective, j’ai toujours gardé la notion du grumeau. Lorsqu’on me propose une vision trop homogène, je dis « Ah ça me gêne ». Quand on regarde autour de nous, on est tous différents, avec des niveaux de vie différents, des manières de vivre différentes. Quand des journalistes réfléchissent à l’avenir d’une ville – on pourrait parler de Paris parce que j’ai vu des choses qui me font grimper au mur – et oublient de laisser la place à la diversité, ça me choque ; j’aimerais que les instances françaises et européennes fassent plus de place à la prospective créative. J’ai eu une discussion un peu vigoureuse avec une personne de France Stratégie parce je lui disais « Ce n’est pas de la prospective que vous faites, vous ne tirez que des lignes, vous ne laissez pas de place à la rupture, à l’accident ou au grumeau » Quand on me dit « Tant qu’il y a du pétrole, on ne change pas de modèle » je dis « Mais non, profitons plutôt qu’il y ait encore du pétrole pour changer de modèle. Pourquoi attendre d’être au pied du mur ?»

Olivier Parent :

Il y a un domaine qui m’interpelle beaucoup, c’est le monde du travail. La tendance est clairement à « Tous auto-entrepreneurs ». Si l’on n’y prend pas garde, tout d’un coup, on demande à chacun de prendre en charge sa propre carrière et de se trouver marchandisé ; je trouve cela d’une violence assez grande.

Dans le même esprit, j’ai pu écrire dans FuturHebdo que l’on pouvait imaginer que suite à des lois, tous les grands appartements de Paris soient divisés en cellules de vie pour ramener les gens dans le centre.

On peut tout imaginer et quand je prends un signal, j’essaye de voir ce que ça donne si je le pousse jusqu’au bout. « Tous auto-entrepreneurs », qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire quand j’ai des enfants, quand je n’en ai pas, quand je suis installé, sédentaire, ou ? … Je ne peux pas non plus tout raconter… Je n’ai pas de solution.

Participant:

Non, mais on a des modèles qui sont un peu plus avancés que nous : actuellement il y a moins de 15 % de travailleurs indépendants (auto-entrepreneurs) il y a en Europe un modèle beaucoup plus avancé, et qui pose de gros soucis – c’est la Grande-Bretagne où ils ont une proportion très élevée d’auto-entrepreneurs.

Participant:

Ce qui est intéressant pour l’entreprise c’est le marché, c’est-à-dire qu’une technologie en tant que telle, ça ne vaut rien. Vous parliez d’innovation avec Airbnb, Uber etc., j’ai un gros problème avec ça parce que pour moi ce ne sont pas des innovations techniques comme un smartphone…. Uber, concrètement c’est les taxis qui ont amené ça ; le Bon coin, c’est les receleurs, notamment, clairement et le seul fait de passer par internet ça a complètement brouillé les pistes. On a eu la possibilité d’avoir accès à de la musique gratuitement et ça a commencé à poser problème, heureusement c’était de la musique donc personne n’a trop tiqué. Le problème c’est quand ça a commencé à toucher les transports, le logement etc, là c’est devenu un problème de société et un problème économique. L’innovation n’est pas à Airbnb, elle est à l’internet, à l’intercommunication.

Participante :

Je ne suis pas du tout d’accord avec vous l’innovation n’est pas que technologique, elle est aussi dans le low-cost. Qu’est-ce que c’est l’innovation ? C’est de l’invention, donc de la créativité à l’état pur qui rencontre un marché, si une invention ne rencontre jamais le marché, elle reste dans les tiroirs et ce n’est pas une innovation.

Olivier Parent :

On m’a posé la question « Quelle est la différence entre la science-fiction et la prospective » C’est très intéressant, dans la science-fiction, il y a plusieurs familles, il y a le Space Opera et l’anticipation. Et à la jonction entre notre présent et cette anticipation, il peut y avoir la prospective. Tous les gens qui font de la prospective, moi y compris, s’interdisent de sortir un lapin blanc de leur chapeau de magicien. Reprenez toutes les études des uns des autres, on argumente toujours : « Si on dit ça, il ne faut pas que ce soit un truc qui soit foireux. » Sinon, on quitte le domaine de la prospective et on est dans l’anticipation.

C’est exactement le cas de films adaptés d’Isaac Asimov, c’est de l’anticipation, ce n’est pas de la prospective. De même pour la série norvégienne sur Arte où l’idée de base était géniale mais en trois épisodes, on se retrouvait face à des individus artificiels avec une conscience, avec une ontologie similaire à la nôtre. Il m’a manqué trop d’échelons. Je veux bien admettre que, peut-être, dans quelques générations de machines on arrive à des machines de la sorte mais il y doit y avoir des étapes; là on était parfaitement dans l’anticipation et dans la science-fiction mais, et c’est là où c’est intéressant, la science-fiction peut aussi parler de prospective. C’est ce que je fais par exemple dans le Huffington Post où j’écris des articles. Je reprends les grands classiques de la science-fiction et je montre comment, dans ces histoires, on peut trouver certains enseignements sur la ville. Dans Minority Report, c’est vraiment une étude sur la ville très intéressante, il faut vraiment le voir de cette manière-là. A la rentrée, le Huffington post m’a demandé d’adapter ça en chronique vidéo. La première que j’ai faite était sur Seul sur mars, une prospective très intéressante parce qu’elle est anti-technologiste. En effet, le personnage se retrouve seul sur Mars et il doit inventer en permanence les moyens de sa propre survie. Il n’a pas de robot. Dans ce film, ils ont fait le pari que dans l’avenir de la conquête de l’espace il n’y aurait pas de machine, l’homme sera seul face à son environnement. Le héros va réinventer l’agriculture en se servant de ses fèces comme source de bactéries, il va trouver le moyen de catalyser l’eau à partir de l’hydrazine, etc. C’est un film à la gloire du génie humain, où le héros doit s’adapter, il n’a pas d’autre moyen de survivre que de faire ça. C’est-là où la science-fiction peut aussi nous servir.

Participant :

Essayons d’imaginer qu’on est tous les deux devant notre poste de télévision le 19 juillet 1969 – on est prospectivistes – et l’on voit Armstrong marcher sur la lune. A ce moment-là, moi je vous dis que le 9 décembre 2015 non seulement il n’y aura personne sur la lune mais aussi que le monde aura perdu la compétence pour y aller, qu’est-ce que vous me dites ? Vous me regardez de travers en me disant « Mais tu es un rabat-joie, tu es fou !» Pourtant c’est ce qui s’est passé. Pourquoi donc le 19 juillet 1969, tout le monde dans cette salle aurait imaginé que le 9 novembre 2015 il y aurait peut-être 10 0000 personnes sur la lune alors qu’en fait il n’y a personne et on n’est même pas capable d’y aller ?»

Olivier Parent :

Dans le même esprit, en 1900, 1920, 1930, on avait imaginé les années 2000 avec des voitures volantes. Pourquoi est-ce que les voitures ne volent pas ? C’est la même question. Parce que service rendu, zéro, le rapport service rendu pour l’énergie consommée est complètement défavorable, parce qu’il faudrait qu’on ait tous des capacités à se déplacer dans l’espace. Ou alors il faudrait qu’on ait une technologie apte à prendre en charge 95 % du déplacement.

Participant :

Il y a aussi une autre explication pour l’histoire de la lune. C’est une explication d’une stupidité fantastique, que connaissent l’administration française et un certain nombre d’entreprises assez anciennes : quand ils veulent renouveler les systèmes informatiques, ils constatent qu’il y en a encore qui sont programmés sous Cobol. Il faut faire revenir des retraités pour travailler dessus

Olivier Parent :

Il est évident que l’arrivée des américains en 1969 sur la lune, ça n’était qu’une course purement stratégique. Est-ce que ça a été un des vecteurs de la chute de l’ex URSS ? Peut-être. En tous cas ils se sont tiré la bourre pendant 10 ans et les Américains étaient extrêmement contrariés quand les Russes ont photographié les premiers la face cachée de la lune.

Participante:

Qui sont les lecteurs de FuturHebdo ?

Olivier Parent :

2/3 d’hommes, 1/3 de femmes globalement, ce sont des technophiles ; je serais bien incapable de vous le dire de façon plus fine parce que je n’en ai pas les moyens de suivre.

Participante :

Non, mais c’est un peu votre connaissance intuitive.

Olivier Parent :

Cadres et étudiants pour faire simple.

Participante :

C’est quel support FuturHebdo ? C’est sur papier ?

Olivier Parent :

Non, c’est en ligne, peut-être qu’un jour je ferai comme beaucoup de ces sites qui ont démarré en ligne et qui impriment.

Participant :

Est-ce que vous avez un jour pensé à faire des feuilletons ? Je pense, par exemple, à un sujet comme les exosquelettes. Est-ce qu’on pourrait faire un feuilleton des exosquelettes ?

Olivier Parent

Christian avait commencé un feuilleton qui s’est arrêté il y a quelque temps. La difficulté c’est que si on fait du feuilleton, on va glisser dans la fiction. J’ai une série de nouvelles avec une intelligence artificielle « Zorro sur les réseaux », ça m’amuse mais ça me gêne un petit peu.

Quand je me suis lancé dans FuturHebdo, ça me travaillait depuis très longtemps d’écrire mais j’ai grandi sous la tutelle d’Isaac Asimov, de Frank Herbert, d’un français comme Serge Lehman aussi, Robert Silverberg, etc. Par choix, par goût je me suis toujours intéressé à la science-fiction sans extraterrestres, parce que  c’est un lapin blanc qu’on sort du chapeau du magicien. La manière dont j’écris FuturHebdo est un moyen pour moi de me trouver un créneau dans laquelle je suis le seul à écrire.

La plus belle aventure que j’ai vécue autour de la prospective, c’est les gens que j’ai rencontrés, d’être ici déjà bien sûr et la première personne, c’est Christian. On a commencé comme dans la chanson de Polnareff, chacun derrière son clavier, puis on s’est vu un jour. On parlait des magazines qui commencent en ligne et qui finissent par être imprimés. C’est la même chose pour les comportements humains : on revient vite vers le contact physique.

 

 

[1] http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/obama-a-donne-le-top-depart-de-la-ruee-vers-l-or-spatial-936876.html

Café de la prospective du 5 novembre 2015 – Nathalie Popiolek

Café de la prospective du 5 novembre 2015 – Nathalie Popiolek

Ce soir, nous avons invité Nathalie Popiolek, qui travaille au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives). Nathalie nous a été chaudement recommandée par Michel Godet, qui a fait la préface de son livre. Nous avons saisi l’occasion de parler de prospective technologique, ce que nous souhaitions depuis longtemps.

Nathalie Popiolek : J’en suis venue à « créer » une méthode particulière de prospective pour la technologie en observant et en écoutant toutes les personnes et en lisant tous les documents qui publiaient des scénarios à long terme dans le domaine de l’énergie. À l’occasion de la COP21, de nombreux scénarios ont été construits, notamment par l’Agence internationale de l’énergie. Au niveau de la Commission européenne, on voit beaucoup de scénarios technologiques, qui vont conditionner les financements via les appels à projets européens. Au niveau français, suite au Grenelle de l’environnement on a eu de nombreuses demandes de prospective, notamment une demande de Trajectoires 2020-2050 de Nathalie Kosciusko-Morizet ou Énergie 2050 d’Éric Besson, pour préparer les travaux de programmation pluriannuelle des investissements.

Donc, beaucoup de résultats, beaucoup de chiffres mais qu’est-ce qu’il y a derrière ? J’ai été particulièrement influencée par mon parcours à l’École française de prospective, par ses méthodes, notamment l’analyse systémique, la place centrale de l’homme, à qui il revient de façonner l’avenir ; l’analyse structurelle, avec les travaux de Michel Godet et Frédéric Ténière-Buchot. La deuxième influence, tout aussi importante, c’est l’aide à la décision : j’ai été élève de Bernard Roy, qui enseignait la théorie de la décision à Dauphine. La théorie multicritère de l’aide à la décision a beaucoup façonné ma façon de voir les choses, toujours associée à une analyse systémique. Et pour tout ce qui concerne l’analyse de l’innovation, car j’ai enseigné ce thème-là, j’ai été influencée par Michel Poix, Norbert Alter, sociologue, et Pascal Le Masson, qui travaille sur l’innovation de rupture.

Avec tous ces éléments, je me suis dit : « Je devrais mieux pouvoir décrypter les scénarios dans le domaine énergétique » (et dans d’autres domaines) et j’ai mis au point une technologie basée sur de grandes étapes.

La première étape est de bien définir le sujet avec le commanditaire de l’analyse prospective. Puisque l’avenir est à construire, il faut le construire en fonction de nos objectifs. On ne peut pas faire de prospective sans se référer à un décideur clairement identifié. Et si l’on change de décideur, on va changer de système à observer et de prospective. Donc, bien identifier le décideur et, en particulier, essayer de connaître ses préférences et ses objectifs et, derrière ses objectifs, ses valeurs. On peut avoir des différences entre les décideurs, selon leurs valeurs en matière de progrès, d’innovation et d’innovation technologique. Donc, bien comprendre les valeurs et les objectifs du décideur et définir le sujet avec lui, pour voir quel est l’objet de l’étude et quelle technologie on va considérer, compte tenu de ses objectifs et de ses valeurs, dans quel champ géographique et à quel horizon nous devons réaliser la projection dans le long terme de cet objet technologique. Si l’on n’a pas bien défini la question, on va partir complètement dans un mauvais sens, sachant que l’on a besoin de travailler sur un système et le système est vu différemment selon que l’on parle à un décideur qui est un politique, un technologue ou un poète…

Ensuite, il faut faire la liste des variables qui vont influencer cet objet technologique et, là, je ne fais pas appel aux matrices d’analyse structurelle comme pouvait le faire Ténière-Buchot ou Michel Godet ; je préfère dessiner un diagramme visuel où l’on voit, au centre, ce que j’appelle la variable cœur, qui va bien définir l’objet technologique, et, autour, les sous-systèmes qui vont influencer cette variable. Sur ce diagramme on voit toutes les variables qui ont une relation avec l’objet technologique et, dans lesquelles on trouve tout ce qui concerne la technologie en elle-même, avec ses lois, son histoire, son évolution possible en fonction des lois de la nature, mais aussi toutes les autres variables qui concernent l’économie, la législation, la sociologie, et que l’on peut associer à cet objet.

On fait une analyse rétrospective de toutes ces variables en interrogeant les experts, puis en identifiant tous les acteurs qui ont influencé ce système. On détermine, pour chaque acteur, ses liens avec l’objet technologique : est-ce un promoteur ou un opposant, un allié, quelqu’un qui va réguler ou qui va jouer sur les aspects économiques ? On essaie de faire une projection dans le futur selon deux types de scénarios : ceux qui concernent l’« arrière de contexte », c’est-à-dire toutes les variables sur lesquelles le décideur ne peut pas agir, car il n’a pas le contrôle de tout, et des choses vont lui être imposées. Donc, on regarde comment, compte-tenu du jeu des acteurs, les variables de contexte peuvent évoluer dans le futur et on fait plusieurs scénarios d’évolution. Ce sont les scénarios de contexte, à l’horizon que l’on s’est fixé. Après, on étudie les leviers d’action du décideur, compte-tenu de ses objectifs, de ses forces, de ses faiblesses, des menaces qui pèsent sur lui, des opportunités et des ruptures qui peuvent survenir.

On va ensuite combiner ces leviers d’action pour déterminer des stratégies possibles, dont on examine ce qu’elles peuvent donner dans le futur, dans les différents scénarios de contexte. C’est alors au décideur de voir les risques qu’il prend à agir de telle et telle façon, selon le niveau de risque qu’il accepte.

Dans les scénarios il ne faut pas hésiter à faire appel à l’imagination, à l’utopie. Cela fait partie de ce que j’ai appris de l’École française de prospective. J’ai été influencée par Yves Barel, pour qui, dans la prospective, il y a une part de prévision, mais aussi une part d’utopie très importante. Il faut donc imaginer des scénarios de rupture aussi bien pour le contexte que pour des stratégies du décideur qui sortent des sentiers battus. Je réfléchis actuellement à une méthode pour imaginer les ruptures et construire des scénarios de rupture.

Pour réaliser ces projections du scénario de contexte, on va projeter les systèmes, les sous-systèmes que l’on a définis, en particulier le sous-système de la technologie, et, là, on ne peut pas laisser libre cours à l’imagination : il faut faire appel aux différentes lois de la prévision technologique qui mettent de la cohérence dans les lois de la nature, les lois physiques. De la même façon, on doit respecter des lois quand il s’agit de projeter les rentabilités économiques. Mais si l’on veut élargir, faire appel à l’imagination, on peut utiliser des méthodes – certaines sont très anciennes, comme l’analyse morphologique – pour imaginer des ruptures. Pour l’analyse de l’innovation, la théorie C-K aide à explorer l’inconnu : on l’utilise pour essayer d’augmenter toutes les fonctions possibles de l’objet technologique. Exemple : j’ai travaillé sur une prospective de la mobilité solaire. L’idée, c’est de prendre une voiture électrique et de la faire recharger, en priorité, par des panneaux solaires qui sont sur le toit d’une maison à énergie positive : on a dimensionné les panneaux solaires pour que l’électricité produite permette d’utiliser la télé, le réfrigérateur, le four, … et de recharger la batterie de la voiture pour aller travailler et revenir. À partir de cet exemple, on a essayé de projeter ça à horizon 2030.

On a donc projeté tous les aspects technologique : la batterie du véhicule, avec ses performances, son rendement, sa fiabilité, l’évolution de ses coûts compte tenu des matériaux qui la composent, de leur raréfaction, etc. On étudie aussi ce que ça implique comme modification du système global énergétique, constitué par la maison où l’on consomme et produit de l’énergie, et par la mobilité. Ce qui est nouveau, c’est que l’on crée une synergie entre le bâtiment et la mobilité : on ajoute des fonctions au bâtiment, qui ne sert plus seulement à se loger, mais aussi à produire de l’énergie et à se déplacer. Donc, c’est une façon d’ouvrir un peu les futurs possibles en créant des fonctionnalités nouvelles et des synergies entre des objets qui n’en avaient pas. Le décideur était facile à identifier : l’étude était commanditée par l’ADEME, dont l’objectif était de répondre au Facteur 4 (division par quatre des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050). Les objectifs prioritaires du commanditaire étaient donc environnementaux, mais il y en avait d’autres, comme faciliter cette innovation par des subventions, pour la recherche et pour les particuliers, sans que ce soit trop coûteux pour le budget de l’État. Il fallait aussi vérifier l’acceptabilité des mesures pouvant être prises pour faciliter cette technologie, etc.

Il nous a donc fallu identifier les leviers possibles de l’État pour favoriser la mobilité solaire, afin de déterminer une politique publique. Par exemple, quels instruments : subventionner la R et D sur les batteries, sur les panneaux solaires, mais, surtout, sur les smart-grids pour bien assurer la synergie entre le bâtiment et le véhicule (Vehicule-to-Home, Vehicule-to-Grid).

Pour ce qui concerne le contexte (ce qui ne dépend pas du gouvernement), nous avons étudié l’évolution des données énergétiques, celle de la compétitivité de l’industrie française, notamment dans les secteurs automobile et production photovoltaïque, ainsi que les données économiques : prix du pétrole, de l’électricité… Puis nous avons construit des scénarios et regardé différentes politiques possibles. Par exemple, une politique de soutien à la R et D : il va falloir du temps avant que la synergie ne se fasse, et les voitures ne pourraient être en circulation qu’à partir de 2030. Ou bien on ne subventionne pas la R et D, mais on donne beaucoup d’argent aux particuliers et on installe des bornes de recharge un peu partout pour faciliter cette mobilité solaire. Donc, on compare sur plusieurs critères : le coût pour l’État, l’atteinte du Facteur 4 en 2050, l’acceptabilité… Il y avait huit critères en tout. On a comparé ces stratégies et fourni le résultat au gouvernement.

 

DEBAT

Intervenant – L’innovation, c’est quand l’on passe de la créativité au marché. La technologie elle-même n’est pas tellement remise en question. Vous nous donnez l’exemple d’une maison qui donne de l’électricité pour des voitures, de politiques d’encouragement, mais, tout ça, c’est autour. La technologie elle-même, on considère qu’elle existe. Là, vous nous faites le portrait d’une innovation technologique, d’une prospective technologique qui est beaucoup plus tournée vers la société.

Puisque vous avez beaucoup parlé du commanditaire. Vous dites : « Il faut savoir qui il est. Ce qu’il veut. En fonction de sa personnalité et de ses objectifs, de ses valeurs, l’approche prospective va prendre une direction qui ne sera pas la même. ». C’est important, car, si l’on fait de la prospective pour l’aide à la décision, on aide un décideur. Comment ce décideur, ce commanditaire, vous pose la question ?

Nathalie Popiolek :         Dans les études prospectives que j’ai faites, sur le cœur artificiel, c’était un peu un cas d’école. On n’a pas vu le dirigeant de CARMAT. Mais c’est toujours sous-jacent. Il faut savoir révéler les préférences du décideur. Pour l’analyse sur les politiques publiques, nous avions l’ADEME qui représentait le gouvernement, et avec qui — ce qui était important — nous avons pondéré les critères. Il y avait huit critères, dont le budget de l’État, le Facteur 4, l’acceptabilité, la balance extérieure commerciale : si l’on remplace les véhicules à essence par des véhicules électriques, on économise de l’essence, par contre, on va importer des panneaux solaires si l’on se trouve dans le contexte d’une industrie française photovoltaïque faiblement compétitive… Donc, on a essayé de pondérer les critères. C’est l’une des premières choses que l’on fait avec le décideur.

Après, c’est plus subtil : il faut comprendre ses préférences, ce qui est difficile. Par exemple, vous prenez deux tasses de café, l’une avec une cuillère à café de sucre, l’autre avec un grain de plus de sucre. Si vous demandez au décideur de choisir entre ces deux tasses, il ne peut pas le faire, car il n’y a pas de différence pour son utilité. Si l’on rajoute deux cuillères de sucre, là, on commence à avoir une différence. Donc, ça veut dire que les préférences ne sont pas transitives. Dans le cas qui nous intéresse, sur le critère du budget de l’État, il y a des différences entre les politiques, mais elles ne sont pas assez marquées pour que le décideur se prononce. Donc, il faut lui faire hiérarchiser deux décisions sur le critère du coût. Si vous achetez une voiture, vous ne serez pas sensible à une différence de cent euros. Si elle est de quatre-cent euros, vous aurez une préférence faible pour la moins chère, mais vous pouvez vous décider en fonction du design ou des émissions de CO2… Par contre, la décision sera fortement influencée par le prix si la différence est de mille euros.

Le décideur peut aussi émettre un veto : il écartera une politique qui lui convient sur presque tous les critères, sauf un pour lequel la performance est trop mauvaise, … même si elle est très bonne sur tous les critères, il ne peut pas l’accepter. Donc, il faut définir un seuil de veto par critère.

Tout ça, c’est essayer d’identifier les préférences du décideur et c’est très difficile ; c’est pour ça qu’il faut l’avoir à portée de main, pour faire de l’aide à la décision comme pour faire de la prospective, car il nous faut savoir quels sont, selon lui, ses leviers d’action – il les connait mieux que quiconque. Il connaît aussi ses ennemis, les personnes qu’il redoute le plus, ses forces et faiblesses, ses menaces, etc. Enfin, pour définir ses objectifs nous devons connaître ses valeurs.

Dans mon ouvrage je cite Bernard Cazes, que j’ai beaucoup apprécié ; il a écrit sur les typologies des croyances. Il a étudié toutes les analyses prospectives faites dans le passé et analysé comment ceux qui les avaient réalisées voyaient l’avenir. Il en a tiré une typologie fort intéressante. Parfois, on discute avec des collègues, on n’est pas d’accord et souvent, c’est une question de valeurs extrêmement profondes : on ne comprend pas certains objectifs. Bernard Cazes pose la question : « Y a-t-il progrès ? » et la croise avec : « La civilisation moderne est-elle croissante ou est-elle décroissante ? ». Tous les récits prospectifs sont situés dans l’une des quatre cases ou dans une combinaison de ces cases, avec une dominante. Par exemple, Karl Marx avec l’avènement d’une société sans classe va être placé dans la case des personnes qui sont pour davantage de civilisation et de progrès à l’intersection de « il y a progrès » et « la civilisation moderne est croissante ». On peut aussi y mettre Jeremy Rifkin, avec l’émergence d’une société postindustrielle, une société de l’information caractéristique de la troisième révolution industrielle.

Il y a aussi ceux pour qui « il y a progrès » mais « la civilisation moderne est décroissante ». C’est le rétro-progrès, le refus plus ou moins radical de la civilisation moderne, que l’on trouve dans le rapport Meadows, Halte à la croissance, écrit dans les années soixante-dix. Meadows et ses co-auteurs pensent que la technologie n’y pourra rien. Il a une vision très physique de la matière, et considère que si l’on continue la croissance, même avec la révolution technologie – par exemple, avec les énergies renouvelables —, on va épuiser les terres rares, qu’avec le nucléaire, on n’aura plus de place pour stocker les déchets ; il ne parle pas de la séquestration du carbone, mais il pourrait dire : « On ne pourra plus mettre le carbone sous la terre ; il n’y aura plus de place pour le faire. ». En fait, son travail est basé sur la programmation dynamique, c’est de l’analyse de systèmes, mais poussée très loin. Et il montre, avec une vision systémique, que de toute façon on va dans le mur. Pour lui, il faut diminuer la croissance dans les pays développés, partager cette croissance avec les pays en voie de développement et consommer beaucoup moins. On a, aussi, dans cette catégorie, le courant néo-malthusien : il ne faut plus de naissances. C’est la civilisation moderne décroissante. Le type : « Y a-t-il progrès ? Non. » et « La civilisation moderne croissante. », c’est Le Meilleur des mondes d’Huxley. C’est, aussi, La déclaration, de Gemma Malley, un monde où les gens vivent éternellement et où il n’y a plus de place. Il y a les enfants qui ont le droit de vivre normalement et les « surplus » traités comme des esclaves. Après, il y a : « Civilisation moderne décroissante. » et « Y a-t-il progrès ? Non. ». Donc, moins de civilisation et régression. C’est une typologie, mais chacun peut se situer dans l’une de ces quatre cases. Nos actions, nos décisions, nos objectifs sont, conditionnés par ces valeurs et, quand on fait de la prospective technologique au nom d’un décideur, il faut réussir à connaître ses objectifs, pour savoir s’il a vraiment envie que sa technologie se développe ou pas.

Intervenant : Vous avez évoqué, au début, les utopies, mais vous n’êtes pas revenue dessus. Il y a, dans le passé, des utopies qui sont devenues des réalités, auxquelles personne n’avait pensé. Il y en a d’autres, maintenant. Quand se construit une usine qui va fabriquer des batteries pour trois dollars six cents… Ce sont des utopies qui deviennent réalité. Quand vous faites une étude prospective, est-ce que vous choisissez l’utopie avec le décideur ?

Nathalie Popiolek :         Il y a toujours un scénario un peu utopiste. Il y a les scénarios de contexte plutôt tendanciels, sans rupture, et les scénarios avec une « utopie rationnelle », des hypothèses réalistes respectant les lois de la nature, pour ce qui est de la technologie et de son évolution, mais dans lesquels on se permet des bifurcations.

Bien sûr, quand je fait des exercices de prospective, notamment avec mes étudiants, avec un décideur et un commanditaire – ce n’est pas toujours le même -, je les oblige à faire un scénario utopiste. Et quand je vais dans des réunions avec tous les décideurs, les ingénieurs du CEA, les gens rationnels, autour de moi, j’essaye toujours de leur ouvrir l’esprit en disant : « Mais, réfléchissez à d’autres fonctions de cette technologie. Essayez d’imaginer des choses que vous ne pouvez pas concevoir. ». Ce n’est pas facile ; je n’ai pas de méthode pour faire mes scénarios utopistes. Je conseille de surveiller les faits porteurs d’avenir. J’ai beaucoup insisté pour traiter ce sujet sur la synergie entre le bâtiment et le transport, pas tant parce que je crois en la mobilité solaire – ce n’est pas ça qui m’intéresse -, mais parce que l’on peut imaginer des « Véhicules-to-grid » ou des « Véhicules-to-Home ». Une fois le projet terminé pour l’ADEME, on a refait un appel à projets pour ce même sujet, mais avec beaucoup plus de véhicules et beaucoup plus de maisons, dans un éco-quartier. On a eu le financement, et je suis très contente car je travaille avec des personnes de Centrale Supélec, qui vont s’intéresser au réseau. Nous allons réfléchir avec eux aux nouveaux business models qui peuvent être associés à cette synergie.. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le solaire vu de manière intrinsèque… je n’y crois pas plus que ça, mais c’est le fait d’avoir de nouveaux métiers, car on va pouvoir faire du stockage diffus, rendre des services au réseau, restituer de l’électricité quand il y a beaucoup de demandes. Une utopie associée aux bâtiments à énergie positive dans laquelle je ne suis pas forcément suivie par tous mes collègues au CEA

Intervenant        Je pourrais vous citer quatre mots, qui sont : Iter, ASTRID, Génération IV et Hydrogène. – C’est votre voiture électrique mobilité plus maison qui m’y fait penser. – À votre connaissance, ces quatre éléments sont-ils au stade de R et D, de prospective ou d’utopie ?

Nathalie Popiolek :         Il y a deux semaines, j’ai fait un cours d’économie d’énergie aux élèves ingénieurs qui se destinent au nucléaire. Après le cours, les responsables m’ont demandé une présentation sur la prospective. Je l’ai faite. Il y a eu un grand silence, car je leur parlais d’utopie. Je ne savais pas à ce moment-là, ce qu’ils pensaient : j’étais en visioconférence, à Saclay, avec les ingénieurs de Saclay. Il y avait aussi, les personnes de Cadarache et de Cherbourg. J’ai posé la question : « Maintenant, réfléchissez, dans votre domaine, quels sont les faits porteurs d’avenir, pour vous ? ». Il y en a un qui m’a dit : « Iter ». J’ai répondu : « Iter, ce n’est pas un fait porteur d’avenir. C’est une recherche, une technologie. ». Le fait porteur d’avenir, ce n’est pas une technologie, c’est un événement qui va changer une tendance. Est-ce qu’une technologie à elle seule peut changer une tendance ? « Iter, c’est une recherche que l’on peut même considérer comme fondamentale. » Un autre a dit : « Le fait porteur, dans le nucléaire, ça peut être le low cost ». Oui, cela peut être considéré comme un fait porteur d’avenir.

Quant à la technologie ASTRID, ce serait le prototype pour la Génération IV. Au CEA, on travaille sur la réalisation du prototype, pour une mise en service en 2025. On a eu le financement du gouvernement mais on n’est pas sûr de pouvoir construire le prototype. S’il est construit, il faudra le tester. Et, si ça fonctionne, l’industrialisation sera pour 2040, si les industriels, en particulier EDF, acceptent cette technologie qui est plus sûre, mais coûte plus cher que les réacteurs de troisième génération. Donc, ça, c’est une question technologique. Ensuite, l’incertitude, c’est l’acceptabilité d’Astrid par les industriels. Et est-ce qu’il y aura assez d’argent pour le prototype si ces derniers ne financent pas ? Donc, la Génération IV dépend de la réussite d’ASTRID pour la France, mais la recherche a lieu, notamment en Russie. Concernant l’hydrogène, je travaille en particulier sur la mobilité électrique et solaire. Un de mes collègues s’occupe de la mobilité hydrogène. Quand on regarde le développement des véhicules à hydrogène à l’étranger, on peut dire que ça commence à être des faits porteurs d’avenir : dans certaines villes, les flottes roulent à l’hydrogène. Après, il faut faire l’analyse systémique. Par rapport au coût, à la sûreté, à l’organisation du réseau d’approvisionnement en hydrogène, les stations services, et les acteurs. Est-ce que les acteurs, les industriels vont suivre ? Donc, il faut faire une analyse prospective en regardant tous les acteurs concernés par ce sujet et, s’il y a un décideur qui veut, se lancer.

Intervenant – Et vous ne l’avez pas faite, cette analyse ?

Nathalie Popiolek :         Moi, non, mais, à l’institut où je travaille, mes collègues font des analyses de coût de possession de véhicule à hydrogène. Les résultats sont assez optimistes, mais ça dépend du contexte, du prix de l’essence et des subventions qui peuvent être accordées. Et, après, ça va dépendre des infrastructures, voire des innovations dans l’approvisionnement de l’hydrogène (livraison de cartouches remplies…?)

Intervenant – Le Haut conseil de santé publique vient de remettre un rapport sur les impacts sanitaires du changement climatique. J’ai été surpris par votre discours, quand vous nous dites : « La mobilité solaire, je n’y crois pas plus que ça et puis, finalement, ça ne m’intéresse pas. Je préfère m’intéresser au problème de smart-grid, un sujet passionnant. » On voit la difficulté à transmettre le développement d’une recherche complexe sur les alternatives, sur les énergies renouvelables au sein d’une structure qui n’y croit pas, car vous êtes probablement celle qui y croit le plus à l’intérieur du CEA. Vous venez de nous dire que la plupart des autres avaient quand même beaucoup de difficultés à suivre ce discours. Du coup, la question que je me pose, c’est celle de l’imagination des ruptures. Vous dites : « Il faut, à un moment donné, avoir l’utopie, avoir la vision positive, mais les ruptures, ça vient dans les deux sens. Ruptures positives et ruptures négatives. Comment pouvez-vous tester les hypothèses des innovation technologique aux effets asynchrones, avec des premiers bénéfices qui répondent bien aux lois de la technologie et puis, beaucoup plus tard, des effets secondaires dus aux lois de la nature, par une accumulation d’effets faibles ? Donc, du coup, « mettre de la cohérence dans les lois de la nature » me paraît ambitieux dans cette vision systémique, car, si l’homme façonne l’avenir, il modifie aussi son environnement, et a provoqué en un siècle ce réchauffement climatique qui nous force à fixer un objectif de deux degrés en 2100. Ce qui veut dire que l’on va avoir beaucoup plus de pressions à l’horizon 2050, et que nous devrons limiter notre consommation d’énergies fossiles pour atteindre cet objectif. Donc dépendre de la réussite des projets sur les énergies renouvelables qui vous sont confiées. Cela m’intéresse de savoir comment on y parvient, comment on arrive à mettre au point, à l’horizon 2030, quelque chose qui réponde aux besoins énergétiques de nos sociétés. Comment peut-on proposer un avenir, un scénario, pour la survie de l’espèce passant par des énergies renouvelables alternatives ?

Intervenant : Vous dites : « Il faut identifier le décideur. ». Bien sûr. Qui a décidé que ce réchauffement viendrait à 0,85 degré, actuellement ? Personne. On le mesure. Donc, du coup, on doit en tenir compte. Et c’est sur ces lois-là, ces lois de la nature, qui s’expriment à travers des symptômes que l’on mesure par ce réchauffement et tous les autres bouleversements environnementaux que l’on doit, aussi, comprendre notre impact technologique. Comment on l’intègre dans l’ensemble de votre réflexion ?

Nathalie Popiolek :         Vous avez dit que je ne croyais pas à la mobilité solaire. Ce n’est pas ça du tout. Bien évidemment, je n’ai pas à y croire ou à ne pas y croire. J’éclaire la question qui m’a été posée via l’ADEME par le gouvernement : « quelles sont les politiques à mettre en place pour favoriser la mobilité solaire à l’horizon 2030 en France ? ». Je me suis mal exprimée, car je voulais                                                                                                                                                                  répondre à la question sur l’utopie. Ce qui m’intéresse, du point de vue méthodologique, c’est la synergie et c’est là que je voyais l’innovation. Je ne la voyais pas seulement dans la technologie, mais aussi et surtout dans l’organisation des systèmes. Et c’est pour ça cela m’intéresse particulièrement, du point de vue méthodologique et pour la réflexion sur l’utopie, mais je ne porte pas de jugement du tout sur l’énergie solaire. Au CEA, il y a des chercheurs qui travaillent sur la technologie qui y croient énormément ; moi, je ne travaille pas sur la technologie. J’ai travaillé sur le projet pour faire les prévisions technologiques sur les batteries… Je suis allée souvent à l’Institut National de l’Énergie Solaire pour ce projet. Et, là ils y croient et ils font tout pour développer la technologie, avec des essais réels. Ils ont des voitures solaires, qu’ils rechargent au travail, sur le centre de Chambéry. Ils mesurent l’usure des batteries, mais ce qui leur importe, c’est le système soft associé aux recharges pour optimiser les temps de recharge. Ils travaillent sur les normes.

Au CEA, il y a plusieurs directions : la direction de la recherche technologique travaille sur les énergies alternatives, et la direction de l’énergie nucléaire travaille sur les réacteurs nucléaires actuels et sur la Génération IV. Ce qui m’intéresse, c’est l’organisation des systèmes. J’ai d’ailleurs demandé à l’ADEME qu’elle finance un projet sur l’énergie solaire pour les éco-quartiers.

Dans mon institut, Françoise Thais travaille avec le laboratoire de recherche sur le climat et ils ont étudié la répercussion du réchauffement climatique sur les vents et, donc, sur la production des énergies renouvelables. Ce sont des choses que l’on commence à regarder l’influence de l’homme sur les énergies renouvelables que l’on peut mettre en place pour lutter contre le réchauffement, sachant que le réchauffement climatique peut avoir une influence sur leur productivité.

Concernant vos interventions à propos de l’impact de l’Homme sur son environnement et en particulier sur le changement climatique, j’ajouterais un point soulevé notamment par Alain Touraine sur les politiques publiques et le paradoxe de l’incertitude. Aujourd’hui l’incertitude maximale est non pas générée par des évènements extérieurs mais par la mise en œuvre des moyens destinés à maîtriser l’environnement. Les politiques publiques sectorielles actuelles consistent à gérer les désajustements créés par les autres politiques sectorielles…

Intervenante :  Je suis étonnée, car vous tenez énormément compte des valeurs du commanditaire. Personnellement, quand j’aborde un sujet, je le traite par moi-même, avec mes utopies, avec mon intuition. Après, dans le rapport que l’on va remettre, j’accepte de tenir compte, un petit peu, du donneur d’ordres. Peut-être que j’interprète vos propos… Je suis toujours très méfiante quand le consultant que l’on est allé chercher pour ses compétences se coule dans la pensée ambiante.

Nathalie Popiolek :         Dans mes travaux de recherche, si je fais une analyse bibliographique je ne m’occupe pas du décideur. Par exemple, que disent les modèles macroéconomiques endogènes sur les politiques publiques à mettre en place au niveau mondial pour réduire les émissions de gaz à effet de serre en gardant une croissance. Là, je ne vais pas chercher le décideur. J’essaye de comprendre les équations des modèles et je les critique … Par contre, pour ce travail de prospective technologique, j’ai monté une méthodologie en me référant à un décideur, car je suis très influencée par mon ancien professeur de théorie de la décision, Bernard Roy. Je me souviens de ses cours : le père de famille qui achète sa voiture en prenant en considération son épouse et ses enfants, quels sont ses critères de choix ? Ça m’a beaucoup marquée. Après, quand j’ai utilisé, pour un programme de recherche, cette méthode de décision multicritère avec un décideur et que j’ai présenté des travaux dans des séminaires, à des scientifiques, j’ai eu la remarque pertinente d’un sociologue : « Oui, mais votre approche n’est pas bonne, car vous ne prenez pas assez en compte l’opinion publique dans vos critères et dans votre évaluation des critères. ». Donc, c’est pour ça que je rappelle, dans mon livre, à la fin de cette étude de cas que j’ai traitée, la formule de Michel Godet, « anticipation, appropriation et action ». Il est sûr que le décideur ne doit pas être seul. Même si c’est notre référence dans ma méthode, pour ce travail de prospective technologique, il faut laisser une place à l’appropriation, c’est pourquoi le mapping de variables est intéressant : ce n’est pas une boîte noire, je n’utilise pas de programmation dynamique ou de modèles macroéconomiques…. Dans ce cadre de prospective technologique, c’est un outil de dialogue avec les parties prenantes. Je n’en ai pas parlé, et vous faites bien de le dire, c’est important de voir les parties prenantes, ceux qui vont subir la décision.

Intervenante :  J’avais deux questions. Vous avez déjà répondu en partie à la première qui est sur la dimension collective, car, effectivement il n’y a pas que le décideur, il y a des organisations. Et vous gommez cette autre dimension de la prospective à la française qui est le fait de mettre les acteurs autour de la table pour construire un futur désiré, qui entraîne le passage à l’action. Je voulais avoir votre point de vue sur cette dimension collective.

L’autre question. Sur la prospective technologique, sûrement la plus ancienne, la plus partagée au niveau mondial, donc, que font les autres pays, que pensent-ils ?

Nathalie Popiolek :         En fait, j’ai peut-être forcé le trait sur le décideur, car je ne le vois jamais apparaître, quand j’écoute des prospectives. Je parlais des scénarios de l’AIE, des scénarios européens ou des scénarios français dans le cadre du Grenelle… C’est pour ça que j’insiste beaucoup sur le décideur, mais j’oublie de parler de l’appropriation et c’est le point le plus important. J’en parle dans mon livre où je dis : «  Attention aux boîtes noires. Ayons un langage clair qui exprime le processus. Ce qui est important, c’est autant le processus que le résultat », et le processus, c’est la discussion avec toutes les parties prenantes C’est pourquoi le fait de poser les choses clairement, avec un sujet précis, les valeurs, les objectifs, permet d’écrire les choses et de les rendre transparentes pour une meilleure discussion et une meilleure compréhension. Je suis donc tout à fait d’accord. Bernard Roy, dans ses mémoires, dit que quand on lui demandait de faire de l’aide à la décision, dans les années 1960, c’était de la prescription. Et, au fil de sa vie professionnelle, ça a beaucoup changé. Après, ce qu’il faisait n’était plus du tout prescriptif. Pendant tout le processus de décision, les décideurs changent eux-mêmes les paramètres. Donc le processus en discussion est très important et il faut que les choses soient claires. C’est pour ça que mes diagrammes, mes mappings sont assez simplifiés et que je ne fais pas appel au feedback, ce qui est faux du point de vue théorique, mais permet d’être plus clair. Donc, pas de feedback, justement, pour travailler plus sur le dialogue. Après, on peut en faire, mais d’abord on clarifie.

Sur ce qui se fait au niveau mondial, j’avais fait un petit diagramme repris de Domenico Rossetti, directeur de la prospective à la Commission Européenne.

Il a fait une typologie des approches prospectives, avec un axe approches quantitatives / approches qualitatives et un axe approches basées sur les experts / approches axées sur les parties prenantes. En substance, les États-Unis font plus de qualitatif, de littéraire, avec une vision sociopolitique large, même si une grande partie de nos méthodes, rationnelles et assez quantitatives, nos prévisions technologiques, viennent de la Rand Corporation. Après la Guerre du Vietnam, ils n’ont pas gardé ces méthodes de l’armée américaine. Au niveau de la Commission Européenne, les roadmaps technologiques sont très quantitatives et basées sur les experts. Là, je trouve que l’on ne fait pas assez appel à l’utopie et aux ruptures.

Donc, aux deux extrémités, je mettrais les forecastings et modélisations européennes, très quantitatives et basées sur des experts et, à l’autre extrémité, les approches plus larges, de portée sociopolitique, avec une vision plus littéraire. En France, on reste assez sur des modèles ; il y en a beaucoup qui tournent, utilisés pour les scénarios, et qui sont aussi utilisés en Europe. Je pensais qu’il fallait ouvrir un peu ces modèles, ces boîtes, pour faire plus appel à l’analyse des systèmes et à la vision qualitative, pour que l’on voie de quoi on parle.

Intervenant :     Une question sur les faits porteurs d’avenir, qui est l’une des notions les plus complexes quand on fait l’exercice de la prospective technologique, mais, aussi, l’une des plus importantes, car c’est grâce à elle que l’on va pouvoir construire des scénarios d’avenir. Concrètement, quelle est la nature de cette notion ? Est-ce une technologie, une politique, de la géopolitique ? Est-ce que ça a forcément une connotation positive ou est-ce que ça peut avoir, aussi, une connotation négative ? Est-ce que ça peut être la petite goutte d’huile qui va débloquer tous les rouages ou le petit grain de sel qui va, justement, tout bloquer ?

Nathalie Popiolek :         Vous avez raison. C’est le point le plus important. Georges Amar parle de deux futurs : le futur connu, que l’on peut saisir avec les prévisions, et le futur inconnu. Ce qui l’intéresse surtout, c’est le futur inconnu et il dit qu’il faut savoir le dompter. Il l’approche par les mots. Il dit : « On peut lui parler. ». Quant à la définition du fait porteur d’avenir, elle a été donnée par Pierre Massé, qui fut Commissaire général au Plan : « c’est un fait infime par ses conséquences présentes et immense par ses conséquences futures ». C’est donc quelque chose qui va modifier une tendance lourde et faire une nouvelle tendance. Donc, quand l’un des étudiants m’avait dit : « Est-ce qu’Iter est un fait porteur d’avenir ? », je lui avais dit : « Non. », car, pour moi, c’est une technologie, une recherche. Un fait porteur d’avenir, c’est tout élément qui va modifier sensiblement la tendance. Par exemple, il y a une tendance à la croissance du nombre de véhicules dans Paris, et une inflexion de tendance, une diminution du nombre de véhicules immatriculés dans Paris. Est-ce que c’est un fait porteur d’avenir annonçant une grande modification de tendance, vers une ville où il n’y aura que des vélos… ? C’est un changement de tendance. Dans mes travaux, notamment avec mes étudiants, détecter les faits porteurs d’avenir est le plus difficile. Ceux qui savent le faire sont ceux qui sont très curieux, et au courant de tout ce qu’il se passe. Par exemple, ils ont fait un travail sur la voiture autonome – je ne sais pas si c’est un fait porteur d’avenir – avec un scénario de rupture où la voiture serait mise à disposition gratuitement par un groupe de supermarchés, et irait obligatoirement faire ses courses dans ce supermarché.

Intervenant : Là, c’est plutôt un business model ! C’est Ikea qui va mettre à disposition des voitures gratuites. Nous avons tendance à mettre à côté des faits porteurs d’avenir les « signaux faibles ». Comment définit-on un signal faible ? C’est quelque chose qui émerge, et se voit très peu. Comment utilise-t-on un signal faible ? Pour dire vrai, on utilise un signal faible quand il commence à être beaucoup moins faible. Je pense que ceux qui réussissent, les Mark Zuckerberg, les Elon Musk, les Steve Jobs, ce sont les premiers à saisir le signal faible, alors qu’il est encore très faible. En 1977, sur la Côte Est, un ponte de l’industrie informatique disait : « Je ne comprends pas pourquoi un individu aurait besoin ou voudrait un ordinateur chez lui. ». Au même moment, sur la Côte Ouest, Steve Jobs et Steve Wozniak, sortaient l’Apple II, l’ordinateur personnel mythique.. Donc, il y en avait qui avaient vu les signaux faibles et il y en avait un autre, pourtant dans l’industrie depuis des décennies, qui n’avait rien vu du tout.

Intervenante :  Je me souviens, quand j’étais en relation avec les Commissaires au plan, ce qui s’appelait les faits porteurs d’avenir, c’était les décisions que l’on prenait qui allaient modifier l’avenir. Ça se passait dans l’autre sens. C’est un propos que je développe beaucoup dans les interventions que je suis amenée à faire, je dis aux gens : « Attendez. On va vers une société 2.0 et ce n’est pas par hasard si cette société a développé le 2.0. C’est dans l’autre sens que ça marche. On pouvait concentrer nos efforts sur des tas de choses et on a concentré nos efforts sur ce qui favorise notre mobilité, l’interaction entre les gens. Et pourquoi on le fait ? C’est qu’on arrive dans une civilisation qui est dans la partie haute de la pyramide de Maslow, en particulier l’estime de soi. L’estime de soi, on la fabrique avec les autres, on a besoin des autres, donc on a orienté nos choix technologiques vers une société 2.0. Je trouve que c’est important de rappeler ça, car, quand j’entends mes concitoyens raisonner dans l’autre sens – et je l’ai fait, moi aussi – pour les faits technologiques, par exemple, et, en particulier, tout ce qui concerne le numérique, on donne (et on répand) l’impression que l’on subit ces changements, alors qu’on en est les acteurs. Et il faut que l’on soit imprégné de l’idée qu’on en est les acteurs. Je me suis fâchée contre les collègues qui réfléchissaient sur l’homme qui va être dépassé par la machine. Je suis désolée… C’est nous, la machine, et si elle fait des mauvaises actions, c’est qu’on l’a programmée pour.

Intervenant :   Une question entre la prévision et la prospective : comment gérez-vous l’incertitude que l’on a sur l’arrivée à maturité de certaines briques technologies, nécessaires pour décoincer les chaînes… ?

Nathalie Popiolek : Dans l’identification des variables du système technologique, il faut travailler avec les personnes qui font la recherche sur cette technologie, identifier avec les experts tous les verrous et essayer de comprendre ce qui bloque. Après, on fait des hypothèses. Est-ce que ce verrou-là va être levé ? Oui ou non. Est-ce que, pour lever ce verrou, il suffit de mettre plus d’argent dans la recherche ? Le lien entre le budget que l’on met dans la recherche pour lever le verrou et la probabilité que le verrou se lève n’est pas déterministe du tout. Peut-on mieux comprendre ce lien-là ? Seuls les chercheurs peuvent nous éclairer. Dans la prévision, on a des lois déterministes ; par contre, pour lever les verrous technologiques, on n’en a pas, on a soit des lois stochastiques, soit pas de loi du tout, et dans ce cas il faut faire des scénarios à l’intérieur des scénarios. C’est une question sur laquelle je réfléchis : va-t-on réussir à débloquer le verrou et que faut-il faire pour le débloquer ? Une fois qu’on a compris ce qu’il faut faire pour le débloquer, on peut lancer une enquête Delphi, par exemple. J’en ai fait une : « en quelle année pensez-vous que l’on arrivera à mettre au point des céréales capables de fixer l’azote de l’air ? » J’ai envoyé la question à deux-cents experts au niveau mondial, et dégagé un consensus sur des dates. Donc, des méthodes d’experts ou des scénarios… C’est tout ce que j’ai comme outils.

Intervenant :     Vous parliez de l’arrivée des véhicules électriques. Dans le groupe de travail, vous avez eu combien de personnes autour de vous pour réfléchir à cette réflexion ? Le terme « veto » m’a gêné. En quoi les personnes peuvent donner un avis sur un avenir imaginaire ?

Nathalie Popiolek :         Le projet pour l’ADEME a duré deux ans et demi. Donc, autour de la table, il y a eu beaucoup de monde à côté de nous, CEA Saclay. Le CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment) a fait des simulations sur la consommation d’une famille dans un bâtiment, avec les panneaux solaires sur le toit, le moment de production d’électricité, celui de l’utilisation par les appareils électroménagers, par la batterie du véhicule, les plages de restitution au réseau. L’IFPEN (IFP Énergies nouvelles) a fait les calculs de rentabilité, de coût de possession du véhicule électrique et des panneaux solaires pour l’habitant de la maison. L’université Paris-Dauphine nous a aidés à définir les politiques publiques : politiques d’offre, de demande, mixtes, et les leviers politiques. L’Institut National d’Énergie Solaire (CEA, site de Chambéry), nous a fourni les informations techniques sur les batteries, les panneaux solaires et leur gestion par les utilisateurs.

Là, nous avons un nouveau projet, pour lequel nous aurons l’appui du CSTB, avec des modèles très performants d’utilisation de l’énergie dans le bâtiment, de Centrale Supélec pour les calculs sur les services rendus au réseau. Avec Supélec, je vais essayer d’évaluer la valeur économique des services rendus au réseau (réglage de fréquence primaire). Ma collègue spécialisée dans le CO2 va travailler sur l’empreinte carbone et l’analyse du cycle de vie pour voir si ça ne pose pas de problème de matériaux rares. Un autre collègue va calculer les coûts de possession du véhicule. Et, le CEA de Grenoble va nous fournir des données sur la mobilité des voitures électriques utilisées dans le centre de Grenoble et Mopeasy sur les déplacements des flottes de véhicules électriques utilisés en auto-partage. Donc, il y a beaucoup de personnes, on va manipuler beaucoup de données et essayer de faire quelque chose de cohérent avec cela.

Le veto, ce n’est pas pour dire qu’on ne veut pas tel ou tel futur. C’est pour dire, quand on compare des actions ou des décisions, je place des limites sur certains critères de choix. Ce ne sont pas des vetos sur les avenirs, mais plutôt des contraintes.

Intervenante :  Je n’appartiens pas à l’univers technologique, mais il y a un présupposé : quand on discute avec le décideur, on a l’impression qu’il sait où il veut aller. Mais il n’y a aucun cas où il n’en sait rien ? Si l’on fait appel à vous, c’est qu’on est perplexe, qu’on ne sait pas où l’on va.

Nathalie Popiolek :         Le processus de décision, c’est vraiment aider le décideur. D’abord, sur le contexte. Le contexte, ce sont les éléments sur lesquels il ne peut pas jouer. Donc, là, on peut l’aider à tracer des futurs possibles. Déjà. Après, il faut pouvoir analyser ses points forts, ses points faibles. Ça, c’est ce qu’il peut faire.

Intervenante :  Vous disiez qu’il connait ses points forts, ses points faibles, mais [on a] des exemples d’entreprises où, apparemment, ils ne les connaissaient pas et ils ont fait faillite.

Nathalie Popiolek :         On le questionne pour voir quelles sont ses forces et ses faiblesses. Après, on peut l’aider à définir les acteurs qui le menacent et les acteurs qui peuvent être alliés. C’est en dialoguant avec lui qu’on le fait. Moi, j’ai fait plutôt des travaux pour la puissance publique ; on suppose donc que l’objectif c’est l’intérêt général.

Café de la prospective du 30 septembre 2015 – Geneviève Bouché

Café de la prospective du 30 septembre 2015 – Geneviève Bouché


Geneviève BouchéGeneviève Bouché est futurologue diplômée de l’université Paris Dauphine. Elle a fait partie de la dernière promotion. Dauphine s’est ensuite recentrée sur des enseignements moins risqués ! Elle a écrit un livre qui balaye très large et dont nous évoquerons quelques thèmes. En tant que prospectivistes, il nous arrive de regarder les futurologues avec une certaine circonspection, mais Geneviève Bouché va vous expliquer comment elle travaille, ce qu’elle fait, puis elle développera deux ou trois thèmes concrets.

 

Présentation

Geneviève Bouché : Effectivement, la promo a fermé ses portes derrière moi. Quand on m’a donné le diplôme, on m’a dit : « Écoutez. Vous avez le diplôme. Félicitations. On vous le donne, mais, surtout, n’en parlez pas trop, parce que, franchement, ça n’intéresse personne ».

J’ai envie, ce soir, de défendre la futurologie, discipline un peu parent pauvre. Je vais utiliser pour ce faire la trame de mon livre Changeons de civilisation.

Tous les décideurs ont besoin de décider pour l’avenir. Les hommes font ça depuis aussi longtemps qu’ils sont hommes et jusqu’à un passé récent (les derniers millénaires), ils faisaient appel à la divination. Ce qui était, quelquefois, assez Rock’n’roll et donnait des résultats parfois violents. Maintenant, on est plus mature. On a des instruments assez évolués, une approche plus rationnelle et, pour deviner l’avenir, on n’utilise pas les mêmes méthodes selon l’échéance. Entre 1 et 3 ans, on aura recours aux techniques dites de prévision, qui consistent à chercher les chiffres qui vont bien, et à les ajuster avec des données stratégiques.

Si l’on veut travailler sur des échéances plus longues, une dizaine d’années, on va faire de la prospective.

Quant à la futurologie, on va l’utiliser à des horizons encore plus éloignés : 30 ans, 50 ans, voire 100 ans. On raisonne en termes de générations. Une génération, c’est 30 ans. Donc, en gros, on travaille sur une à deux générations.

J’ai été initiée à cette approche à Dauphine, par un enseignant, Charles Salzmann[1]. La futurologie a été enseignée à la fin des années soixante-dix et pendant une très courte période. Il n’y a eu que quatre promotions. Le chargé de Travaux Dirigés, Jacques Attali, a découvert la discipline avec nous et dans son dernier livre Peut-on prévoir l’avenir ?, il a pris un peu de liberté face à la discipline telle qu’elle nous a été enseignée – notamment par lui !

De cette époque, il reste un livre que Jacques Attali a co-écrit avec ses étudiants, La parole et l’outil. Ce n’est pas le livre dont je suis le plus fière.

[1] Charles Salzmann (1927-2009), directeur de recherches à Paris IX dauphine, était un

 

Qui est demandeur de futurologie ?

Les États, pour réfléchir à leur développement à long terme, les militaires, pour maîtriser la géopolitique. Le cinéma et, plus largement, les industries des produits culturels, pour permettre au public de se projeter dans le futur, et parfois l’influencer en suggérant un certain type de futur.

Plus récemment, la futurologie intéresse les très grandes entreprises, mais, aussi les « start’upers » et les investisseurs. Ils sont tous confrontés à un flux permanent d’innovations qu’ils ont besoin de mettre en perspective les unes par rapport aux autres pour comprendre dans quel sens il leur serait possible ou souhaitable de se développer.

 

Où pratique-t-on la futurologie ?

C’est aux États-Unis que la pratique est la plus courante. La Chine aussi a de bons futurologues, qui s’inspirent notamment des commissaires au Plan de l’époque de Gaulle et Pompidou. J’ai eu ces commissaires comme enseignants à Dauphine, et ils m’ont épatée.

Le fait d’avoir négligé cette discipline commence à provoquer des carences dans la période que nous traversons. J’estime qu’il serait temps de rattraper le temps perdu, de faire en sorte que des talents émergent et viennent rallumer la flamme. C’est un peu ma motivation, ce soir.

Pour vous expliquer comment travaille un futurologue, je vais prendre le thème de mon livre.

Je me suis posé la question : « Qu’est-ce qui fait que nous avons la sensation qu’il faudrait tout changer ? ». Les médecins, les avocats, les ingénieurs, les entrepreneurs, les artisans… Il n’y a pas une profession qui ne vous dise : « Mais ce n’est plus possible. Il faut réécrire le Code du Travail. Il faut réécrire le Codes des Impôts. »… Comme on ne peut pas tout changer, il faut travailler autrement.

Et la question que je me suis posée, c’est : « Étant donné que les civilisations naissent et meurent – on l’a vu à travers l’Histoire -, est-ce que la civilisation occidentale est en train de mourir ? Ou bien l’ère industrielle n’est-elle que les prémisses d’une nouvelle civilisation, en train d’émerger ? Si oui, quelles vont en être les conséquences ? À quoi va ressembler cette civilisation et comment va se faire la migration ? ». Je me suis posé cette question, car je suis en contact régulièrement avec des élus, essentiellement des parlementaires et je suis un peu affolée de voir qu’ils ne se la posent même pas.

 

Le livre est articulé en cinq étapes.

Sur la question du changement de civilisation, les historiens considèrent qu’il y a changement de civilisation lorsque trois paramètres du vivre ensemble (les sources d’énergie, les moyens de communication et les valeurs fondatrices de la société) sont en train de changer.

Pour les sources d’énergie et les moyens de communication, il me semble intéressant de noter que les points communs des changements sont identiques : on est en train de passer d’une organisation pyramidale à une organisation en réseau. L’énergie va de plus en plus être distribuée en réseau et la communication encore plus.

Quant aux valeurs fondamentales, ma conclusion est que depuis au moins dix-mille ans, depuis que l’homme s’est sédentarisé et a inventé la propriété privée, la société s’est progressivement hiérarchisée et a été dominée par la loi du plus fort. Contrairement à ce que l’on nous a toujours raconté, cette loi du plus fort n’existe pas vraiment dans la nature. La loi qui domine est celle du plus adaptable, plus exigeante mais beaucoup plus intéressante. Donc, si l’on s’achemine vers la loi du plus adaptable, nos institutions devront considérablement évoluer

J’arrive donc à la conclusion que l’on change de civilisation, dans un contexte très nouveau pour l’humanité. Il est nouveau à deux égards : primo, c’est un phénomène mondial : le monde entier change de civilisation. Secundo, cette fois-ci, contrairement aux précédentes, le changement n’est pas porté par une classe sociale qui devient dominante. Ce sont les générations montantes qui veulent changer de civilisation (la génération Y et les suivantes), et cela aura un impact puissant sur la façon de changer.

Qu’en est-il de nos institutions ? Dans nos « institutions », je mets des objets institutionnels comme la monnaie. Les institutions sont faites pour assurer la pérennité du système ; elles peuvent évoluer à la marge mais pas changer le système. Comme ce changement est profond, ces adaptations à la marge ne conviennent pas.

Or, tout changer est impossible. Il va donc falloir répondre à la question: « Quel changement, que je pourrais faire, serait capables d’entraîner tous les autres ? » plutôt que d’imaginer que l’on peut réécrire tous les codes.

Il faut d’abord comprendre le sens de l’Histoire – car le futur se construit sur le passé notamment le passé lointain, très enraciné, très puissant, mais que l’on ne voit pas, en général. Et puis il y a le passé récent, dont on garde des souvenirs et parfois des réflexes.

Pour jouer avec ces deux focales, le futurologue va travailler sur la matière fournie par les historiens, les anthropologues, les archéologues, etc. Il va ensuite se mettre à l’écoute. Pour le sujet qui m’intéressait, c’était l’écoute des citoyens. Par exemple, pour le passé récent, j’ai pu utiliser un matériau extraordinaire : les cahiers d’espérance de Jean Lassalle, député béarnais qui a fait le tour de France à pied ; dans toutes les villes, petites ou grandes, où il s’est arrêté, il a organisé des conférences et invité les gens à parler de leurs joies, de leurs peines, de leurs désespérances, etc. C’était passionnant. Évidemment, il y a les grincheux, nombreux, mais surtout, il y a tous ceux qui portent le futur. Face au changement, un individu peut avoir deux types de réaction : soit le repli, l’échappement, soit la réaction, qui ne sera peut-être pas la bonne, mais, en tous cas, une réaction, très intéressante à repérer. Donc, en écoutant ces gens qui bougent, on va pouvoir identifier et faire émerger des solutions « destructives » (au sens schumpétérien).

En définitive, pour répondre aux questions : « La civilisation occidentale est-elle en train de mourir ? » ou « Est-elle dans une phase – amorcée avec l’ère industrielle – qui constitue   la véritable civilisation occidentale ? ».

Nous, Occidentaux, sommes à une phase très particulière de notre existence où tout dépend de nous : soit on baisse les bras, on rejoint les aigris, en marmonnant « C’était mieux avant. », soit on se mobilise pour changer.

La partie n’est pas gagnée. D’abord parce que tous les autres continents fabriquent leur futur. Comme ils ne sont pas très avancés, ils peuvent, d’emblée, développer une civilisation qui sera adaptée à la nouvelle donne. C’est notre premier handicap : avoir un passé profond, enraciné en nous. Pour fabriquer du changement, il nous faut commencer par sortir d’un certain nombre de dénis et regarder en face les dysfonctionnements qui s’aggravent. Par exemple, la monnaie-dette que nous avons, il va bien falloir en parler sereinement et non hors antenne, comme nous le faisons actuellement. Ces dénis, c’est une affaire collective. Ce soir, vous m’écoutez., certains d’entre vous vont peut-être lire mon livre ou d’autres et puis, petit à petit, on va voir les idées pénétrer, faire masse et avoir du poids. Si le livre s’appelle Changeons de civilisation, c’est pour induire l’idée que ce n’est pas l’affaire de trois intellectuels qui se sont mis d’accord. C’est, vraiment, l’affaire de nous tous.

Quand on élabore des schémas destructifs, il faut imaginer qui va porter ce changement et comment, car si l’on fait des changements destructifs qui pétrifient les classes qui profitent du système, elles vont tout verrouiller, et si on les brutalise, on va passer par une phase de chaos. On se souvient des Khmers… Dans l’Histoire de l’humanité, il y a bien des exemples terribles, où le processus de changement a été complètement raté. Et un changement raté c’est quatre cents ans de chaos, en moyenne. C’est ce qui s’est passé en Chine.

Arrivé à un certain niveau de connaissance, on peut commencer à bâtir des schémas destructifs. La difficulté est de les mettre en œuvre sans effondrer le système qui nous porte, car s’il arrête de nous porter et que la suite n’est pas prête, c’est le chaos. Il faut donc ouvrir les débats. Ce qui est le métier du futurologue.

Dans mon livre, je propose un certain nombre de solutions destructives. Je ne vais parler que de deux.

La première : la loi du plus fort versus la loi du plus adaptable. Il faut que l’ensemble de nos concitoyens comprenne la nature du changement. La compétitivité de demain est une compétitivité d’excellence qui oblige à changer d’attitude. La priorité : libérer les énergies, attirer des talents et leur permettre de se révéler. Il faut pour ce faire des organisations qui ne soient plus pyramidales, des organisations collaboratives avec, vraisemblablement, des structures de type holacratique (ou équivalentes : il y a trente-six-mille façons de mettre cela en œuvre).

La deuxième : récompenser les activités contributives au même titre que les activités productives. Seules ces dernières sont rémunérés. Or, les activités contributives deviennent de plus en plus importantes, de plus en plus stratégiques, pour un pays. Les activités contributives, c’est tout ce qui concerne le terreau social : la vie culturelle, la vie politique, la vie spirituelle, l’espace de l’innovation celui de la famille – car dans les sociétés vers lesquelles nous nous acheminons il faut des belles personnes et les belles personnes, il leur faut du temps pour s’instruire, échanger, trouver leur place dans la société, etc. Si on leur donne du temps, elles accroissent leur dimension.

Si l’on ne récompense pas les tâches contributives, c’est surtout parce qu’on ne sait pas comment le faire. Il faut être proactif et proposer des moyens. Je défends une idée qui consiste à utiliser deux instruments qui existent depuis un certain temps et qui, combinés, peuvent donner des résultats intéressants.

Le premier instrument, ce sont les monnaies complémentaires. Vous n’avez que des euros dans votre porte-monnaie, mais on pourrait imaginer une monnaie qui ne s’utilise que dans votre quartier. Par exemple, le SEL.

Ce qui est nouveau c’est que l’on sait faire des monnaies entièrement numériques et même entièrement mathématiques, et donc intelligentes. On va pouvoir utiliser notre intelligence pour concevoir et mettre en place des mécanismes de récompense adaptés. Et il est possible de développer ces monnaies complémentaires sans bousculer le système que nous utilisons dans notre modèle économique, dont on sait qu’il doit évoluer, mais qu’il est incapable de s’occuper de tout ce qui est contributif. Donc, ça permet de démarrer une nouvelle approche sans déstabiliser brutalement le système.

Le deuxième instrument que je préconise, c’est le revenu de base, seul instrument, à mes yeux permettant à chacun d’entre nous d’être tantôt contributif, tantôt productif. Il permet de dégager du temps en toute sérénité pour faire des tâches créatives, des tâches innovantes, des tâches utiles à la société, culturelles, sportives, familiales.

En combinant les monnaies complémentaires et le revenu de base, vous arrivez à quelque chose d’intéressant qui peut faire évoluer le système actuel sans le déstabiliser.

Si je résume ce que fait un futurologue, on voit que face à une problématique donnée, il s’intéresse au passé récent, aux expériences et aux ressentis récents des individus confrontés au changement – car on appelle un futurologue quand il y a des doutes sur l’avenir, face à un changement.

On travaille sur le passé récent et aussi, beaucoup, sur le passé ancien, voire très ancien. Les historiens, les anthropologues, les archéologues sont capables de nous dire ce qu’il s’est passé et, souvent comment ça s’est passé. Le futurologue, lui, va s’efforcer d’ajouter une dimension : pourquoi ça s’est passé. La réponse n’est pas dans la petite histoire, elle est, toujours, dans la grande.

Pour conclure, le travail d’un futurologue ne se limite pas aux propositions qu’il fait. Ce qui est intéressant, ce sont les arguments qu’il avance pour arriver à ces propositions. Il est là pour nourrir le débat. Il faut donc qu’il soit créatif, passionné par l’Histoire, la cybernétique et la technique.

 

Débat

 

Participant.

Tout à l’heure, vous avez parlé de cent ans. Pour un prospectiviste, cent ans, ça ne veut rien dire. Cent ans, c’est la vie quotidienne, quand vous êtes un forestier finlandais. Là-bas, ça ne pousse pas très vite, il fait froid. Chaque jour, vous plantez des arbres que l’on exploitera dans cent ans, car, et vous déterminez quels arbres vous allez couper, qui ont été plantés il y a cent ans. Inversement, quand vous êtes dans une startup du numérique, cent ans, ça n’existe pas. On parle en mois.

Pour nous, prospectivistes, le temps, ça n’existe pas dans l’absolu : il y a deux choses qui comptent : les inerties et les ruptures (plus peut-être que les dynamiques). La prospective ne sert à rien si vous vous contentez d’étudier des tendances lourdes. Tout le monde peut le faire. Ce qui est important, c’est de travailler sur les ruptures.

Geneviève Bouché :     La perception que j’ai des ruptures est la suivante : on vous montre, en ce moment, en préparation de la COP21, des icebergs dont des morceaux entiers tombent. Ça fait peur ! En fait, le morceau tombe à un moment donné, mais le processus qui l’a fait tomber est très lointain. Les ruptures ne se produisent pas par hasard. Par exemple, l’invention de l’informatique, c’était écrit. Ce n’est pas une rupture. C’est un processus extrêmement lent qui s’accélère. Il y a très longtemps, on avait besoin de filer la laine, pour porter autre chose que des peaux ; un jour, on s’est aperçu que ça usait les doigts et que ça prenait beaucoup de temps ; on a inventé le métier à tisser, qui nous a familiarisé avec la complexité… tout cela a débouché sur des ordinateurs et des smartphones, et ce n’est pas fini.

Participant : Vous avez dit que la chose importante, ce n’était pas de proposer une idée, mais d’expliquer pourquoi on l’a proposée. Pourriez-vous nous dire si le revenu de base a déjà été expérimenté dans un pays.

Participant : la semaine dernière, il y a eu un référendum en Suisse, qui a rejeté le revenu de base. En revanche, la Finlande a prévu de l’expérimenter.

Geneviève Bouché :     Le revenu de base, ce n’est pas nouveau. Les Romains l’ont utilisé quand les grands propriétaires ont concentré la possession des terres et expulsé les petits paysans. Pour que ces derniers ne se révoltent pas on leur a donné panem et circenses, du pain et du divertissement. Une solution catastrophique à moyen terme.

Participant : Vous faites un lien, dans votre livre, entre le revenu de base, les monnaies locales complémentaires, avec une certaine cohérence d’ensemble.

Geneviève Bouché :     J’ai parlé de la génération Y et des suivantes et, ces générations Y et suivantes, que disent-elles ? Eh bien ! pour elles, posséder n’est pas une priorité. Par contre, ce qui est prioritaire, c’est de s’accomplir. Elles veulent aller dans les pays où on leur fait la promesse que non seulement elles vont s’accomplir, mais leurs enfants vont s’accomplir. C’est la stratégie développée par le Canada pour attirer à elle des talents occidentaux. Il y avait des futurologues derrière cette démarche qui a très bien marché. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre pourquoi cette politique fonctionne. Les générations Y et suivantes ont des parents qui n’ont pas connu la guerre. Pour les parents et, a fortiori, les enfants, le frigo était rempli et on allait à la banque chercher du liquide… Donc, les niveaux inférieurs de la pyramide de Maslow étaient assurés et ces générations attaquent l’histoire de leur vie au niveau supérieur, l’estime de soi.

Donc, le revenu de base part du principe que la société capitalise sur le désir d’estime de soi et que les gens ne travaillent plus seulement pour gagner leur vie, mais qu’ils veulent l’estime de la cité où ils vivent, sa reconnaissance. Une reconnaissance extra-financière qui peut passer par des monnaies complémentaires intelligentes.

Participant : Quand on lit certains livres de science-fiction, on est dans la futurologie. Il y a tout un tas d’idées destructives… qui sont très intéressantes. Est-ce que vous en tenez compte ?

Geneviève Bouché :     Ma réponse va être super courte : oui.

Participant : Je suis économiste, donc, ce qui m’ennuie dans le principe du revenu de base, c’est que c’est un concept de pays riches. On considère que l’on peut donner une certaine somme aux gens qui ont la chance d’être dans les bons pays pour vivre et s’épanouir à leur guise, sans rien produire de leur existence. Je ne fais pas l’apologie du travail, mais il y a beaucoup de gens qui passent leur vie à s’échiner pour gagner une misère et celui qui sera né dans le pays voisin, le citoyen ordinaire, il aura droit à une liberté totale par rapport aux contraintes du travail. On a intérêt à verrouiller nos frontières.

Geneviève Bouché : Je vous ai dit que des approches destructives vont nous permettre de répondre à ces nouvelles attentes que j’expliquais, avec la pyramide de Maslow… Le revenu de base, si vous essayez de le comprendre dans le schéma économique que vous connaissez, ça va être très dur. Les discussions sont interminables. Par contre, si on dit : « J’ai le droit de faire des propositions destructives. », à ce moment-là, on va chercher la solution qui permet de le faire. Par exemple, celle que je propose consiste à raisonner comme les chefs d’entreprise qui ont des coûts fixes et des coûts variables. Si une population a cent citoyens, on va partir du principe que ces cent citoyens sont cent sacs à talents. Ils sont remplis de talents. À eux tous, ils ont des talents qui permettent de faire des choses formidables. Le but est qu’ils révèlent leurs talents, qu’ils améliorent leur expertise et qu’ils s’enrichissent les uns les autres. J’ai donc en coûts fixes ce que me coûtent ces personnes pour s’assumer et se développer, et en coûts variables ce que je peux leur donner en plus pour qu’elles fassent encore mieux.

Dans le budget national, le revenu de base est considéré comme le coût fixe de la nation et quand on aborde la question sous cet angle-là, ça change complètement la vision, et dans le schéma que je propose la question que vous venez de poser n’est plus cohérente.

Participant : Vous avez parlé du revenu de base. Je voulais revenir à la notion du groupe de base, qui va s’en rapprocher. Puisque vous parlez d’estime de soi et de fonder, finalement, une économie centrée sur ces besoins supérieurs, en ayant résolu les besoins de base, comment voyez-vous l’évolution de l’appartenance au groupe, alors que nous avons, d’un côté, une tendance récente, qui a entraîné une nucléarisation complète de la société, avec une déconstruction de tous les systèmes de groupes historiques et qu’il reste trace dans l’inconscient collectif de systèmes de groupes hérités de périodes très anciennes ? Peut-on, vraiment, développer l’estime de soi dans des réseaux complètement éclatés ? N’y a-t-il pas nécessité de revenir à un groupe cohérent ? Quel est le groupe du futur ?

Geneviève Bouché : C’est une très bonne question. Je vais souligner votre propos par un exemple. Les entreprises ne veulent plus faire de CDI. Eh bien ! Ça tombe bien, car les jeunes ne veulent plus de CDI. Là, ça veut dire que le système explose complètement. Pourquoi les jeunes ne veulent plus de CDI ? Ils veulent réussir leur parcours de vie et ils ont l’impression que s’ils rentrent au marketing de L’Oréal, ils vont se traîner sept ans avant d’aller du marketing à la finance ou à la com, ou ailleurs.

Or, avec des CDD, ils vont pouvoir faire un petit coup de marketing orienté finance ou orienté com’… On assiste à une sur-individualisation généralisée. Le phénomène est d’autant plus préoccupant que ces mêmes générations ne veulent plus posséder. Ils peuvent emprunter la voiture du voisin, habiter dans l’appartement de quelqu’un qu’ils ne connaissent pas… Ils se mettent hors-sol. Ces mécanismes posent problème : on ne peut pas construire une société où tout est volatil, les individus, les entreprises, le capital des grandes entreprises… Le monde vers lequel on va est de plus en plus collaboratif, et il va falloir une réflexion approfondie sur ce sujet.

La civilisation vers laquelle on va est celle d’une génération qui va développer l’empathie et ça fait sens, car l’empathie est un mécanisme mental qui se développe lorsque les facultés intellectuelles des individus se dynamisent. L’empathie a un revers de médaille : elle suscite l’excitation, la compétitivité entre les castes, entre les groupes. L’ordre mondial va donc se structurer autour de ces mécanismes-là : la cohésion qui, jusqu’à maintenant, reposait sur du matériel, des lieux, des noms… va se dématérialiser, et se combiner avec des mécanismes d’empathie avec inévitablement des frictions entre castes empathiques. C’est un sujet de réflexion extrêmement intéressant pour un futurologue.

Participant : Vous nous avez dit que le changement se ferait en passant du productif au contributif, mais quels outils suggérez-vous pour ce passage ?

Geneviève Bouché :     On ne passe pas du productif au contributif. On fait du contributif. Vous-même, je suis sûre que vous êtes président d’une association. Donc, vous êtes contributif, car votre association est utile et, d’ailleurs, vous croyez à ce qu’elle fait.

Participants : Certes, mais y a-t-il des outils pour permettre à la société d’encourager le contributif ?

Geneviève Bouché :     C’est la combinaison des monnaies complémentaires et du revenu de base qui permet de le faire. Le revenu de base, c’est, par exemple, le revenu idéal pour éviter le syndrome de Denis Papin, inventeur génial dont les travaux nous servent toujours, mais qui est mort tellement pauvre que l’on ne sait même pas où est sa sépulture. Avec le revenu de base, on peut se dire qu’on va arrêter de saborder des talents, des pistes de réflexion qui n’ont pas pu cheminer parce qu’il fallait gagner sa vie.

Participante : À un moment, vous avez parlé de sociétés occidentales. J’ai l’impression que votre référence, c’est l’Europe de l’Ouest, et que ce que vous dites ne colle pas bien avec les États-Unis, plus communautaristes, ni avec l’Afrique, l’Inde, sans parler du Moyen-Orient.

Geneviève Bouché :     La question que je me suis posée, c’est : qu’arrive-t-il à la civilisation occidentale  (qui a diffusé, avec des variantes, dans le monde entier)? Elle prend ses racines dans la Renaissance, qui amène l’ère industrielle et la suite que nous vivons. Cette période, dans l’Histoire de l’humanité, est dérisoire : même pas un millénaire. La civilisation qui en émerge ne ressemble pas à ce qui existait jusqu’au Moyen-Âge. C’est pour ça que je ne vous parle pas de l’Afrique ou de l’Asie… : je parle de ce noyau, qui est, pour l’instant, le noyau de référence. Que va-t-il se passer ? L’Afrique, qui est en train de se fabriquer son propre futur, prend des initiatives sur le revenu de base, sur les monnaies complémentaires. Ils ne nous attendent pas.

Participant : Vous avez parlé des activités contributives. Comment on travaille sur le poids respectif des activités contributives et des activités opportunistes ? Par exemple, Google n’est pas vraiment contributif et il est en train de s’emparer de beaucoup de choses sur internet et dans mon domaine, celui de l’architecture et de la construction, on voit se développer des réseaux d’acquisition de matériel composite, de matériaux et de fournitures, par internet, qui sont hors des réseaux de responsabilité depuis le fabricant jusqu’à la mise en œuvre, et qui reportent le coût du risque sur la société toute entière, puisque l’on va de sinistre en sinistre avec des non-garanties. On voit donc une double tendance dans l’utilisation de ces outils : l’une avec des Linux, libres de droits, collaboratifs, l’autre avec des gens hyperactifs qui pervertissent le système.

Geneviève Bouché :     L’exemple est intéressant, car il montre bien la limite du système actuel. C’est à cause de ces limites que l’on est obligé de changer le modèle. Aujourd’hui, le citoyen contribue à enrichir Google et quelques autres, et il n’est pas remercié pour ça. On voit bien que les guerres économiques et les guerres de talents sont de plus en plus libres. Vous évoquez l’architecture, vous voyez bien les luttes pour les talents à l’international. Nous fabriquons des architectes de talent et nous nous les faisons piquer. Je parlais de la stratégie du Canada. Je suis essentiellement dans le monde du numérique ; on s’est fait piller, en particulier une société qui détenait une quantité de savoir phénoménal, un véritable fleuron dans le monde de l’imagerie et du jeu numérique. C’est dramatique ; il est temps que l’on réagisse. Et l’UE dit qu’il faudrait faire quelque chose, mais ça ne va pas vite !

Participante : Je reviens sur la futurologie, que vous nous avez décrite comme un travail quasi-individuel. Pouvez-vous nous parler de la communauté du futurologue. Nous, en prospective, nous sommes très attachés à la réflexion sur le futur, par les experts, mais aussi par les acteurs. Comment travaillent les futurologues, tout seuls, ensemble, avec qui et comment la réflexion collective s’organise ?

Par ailleurs, vous parlez du temps long, mais on a plus entendu parler de temps long vers le passé que vers l’avenir.

Geneviève Bouché :     Je n’ai pas parlé de la première question, car, hélas, c’est un drame. J’ai juste raconté mon expérience personnelle, quand on m’a remis mon diplôme, qui était sur un joli papier en relief et tout… On m’a dit : « Vous savez, les futurologues… ». Voilà. Et, moi, je pense que, les futurologues, on en a besoin. J’ai développé une entreprise que j’ai vendue. Elle marchait très bien, donc, il y avait des besoins. Maintenant, je mets mon savoir et mon réseau d’expérience au service d’associations, d’ONG, de cercles de réflexion, d’élus. Je ne chôme pas !

Pour les histoires de temps long et de temps court, il se trouve que, grâce à la Société Française de Prospective, au printemps dernier, j’ai passé un après-midi avec Alain Berthoz, du Collège de France, qui s’intéresse aux neurosciences. Il était étonné d’avoir une futurologue en face de lui, et il s’est mis à réfléchir à la façon dont le cerveau travaille sur le futur. Il trouvait qu’il fallait aller plus loin dans la réflexion, mais, ce que l’on commence à savoir, c’est que le cerveau est capable de bâtir des projets en dupliquant les expériences qu’il a enregistrées. Il me racontait ça et je trouvais qu’il y avait une grande convergence avec ce que j’expliquais tout à l’heure : collectivement, si l’on veut regarder le futur, il faut comprendre les dynamiques, les composantes de notre vie ensemble, les expressions que l’on utilise sans savoir d’où elles viennent. Par exemple : « Il faut avoir de l’estomac pour faire ça. ». On vient justement de découvrir que l’on a des neurones dans l’estomac (et surtout dans l’intestin).

Je reviens sur l’histoire des entreprises qui ont des échéances de plus en plus courtes. Effectivement, dans les entreprises du CAC 40, on réfléchit… Mais ces entreprises sont gouvernées par des gens qui regardent le profit immédiat, et ne sont pas enclins à réfléchir à l’avenir du métier… C’est d’ailleurs préoccupant.

Dans mon livre, j’aborde le sujet des robots et, en particulier, la question un peu anxiogène : les robots qui, jusqu’à présent, grignotaient nos emplois productifs, sont en train de les dévorer. Il faut se poser la question : comment on réorganise la société à la lumière de cette réalité ? Sur le revenu de base et sur les monnaies complémentaires, on a des questions récurrentes. Sur les robots, on a, aussi, des questions récurrentes. Le robot qui va remplacer l’homme… Non. L’homme a une conscience. D’ailleurs, ceux qui n’ont pas de conscience commencent à être perçus comme des sociopathes et à être regardés différemment. La société vers laquelle nous allons va être exigeante sur la qualité de la conscience de ceux à qui l’on va confier des tâches, dont celle de piloter des robots.

Geneviève Bouché :     Parmi mes activités, je contribue à l’Institut de l’économie circulaire, qui s’intéresse à l’économie de la fonctionnalité et qui est un organisme parlementaire financé par de grandes entreprises, mais dont la production est destinée au Parlement. J’y suis, pour essayer d’insuffler une vision. Quand je prends la parole dans les commissions, les gens réagissent : « Ah ! Mais c’est passionnant. On voudrait en savoir plus… », mais il y a un gros problème : ils comprennent tous, il réfléchissent à des solutions pour mettre en place cette économie, mais ils ne comprennent pas que pour en tirer le plein bénéfice, il faut changer les fondamentaux du système actuel. C’est très compliqué.

Voilà le genre de travail que je fais.