Olivier Parent

Café de la prospective du 9 décembre 2015 – Olivier Parent

Café de la prospective du 9 décembre 2015 – Olivier Parent

 Ce soir nous accueillons Olivier Parent, rédacteur en chef de FuturHebdo, réalisateur de films et consultant en prospective.

Intervention d’Olivier Parent :

Bonsoir à toutes et à tous,

Ce soir je vais vous parler de mon activité de prospectiviste. D’abord, je vais vous situer FuturHebdo. 2016 est pour nous une année clé : les 10 ans de FuturHebdo. Dix ans cela veut dire pas loin de 400 brèves de presse prospectivistes, beaucoup de mots, beaucoup d’aventures et un travail de suivi de la presse, puisque je me nourris de la presse de vulgarisation scientifique et surtout de la presse quotidienne.

En 2006, dans Le Monde, il y avait une rubrique « Il y a 50 ans dans Le Monde », c’était en juin et la manchette de ce jour-là rapportait le lancement de la construction du paquebot Le France. Le journal rappelait que c’était le 3ème paquebot à s’appeler France. Deux autres l’avaient précédé dans les années 1900-1930. J’ai aussitôt pensé : « mais pourquoi il n’y aurait pas un jour un paquebot France 4 qui ne serait plus sur terre mais en orbite entre la terre et la lune et qui emmènerait des touristes ? ». Je suis parti sur cette idée, avec des questions comme : « pourquoi est-ce que le paquebot s’appelle France ? (J’ai fait le pari que la France ferait partie d’une Europe fédérale ou confédérée). Qu’est-ce que la France a « payé » pour que le paquebot s’appelle France ? Et j’ai écrit une petite histoire dans le même format que Le Monde : 1 800 à 2 000 signes.

Le principe est de faire se rencontrer, dans un avenir plus ou moins proche, deux ou trois éléments du présent qui n’ont pas vocation à le faire. C’est le tourisme et la conquête spatiale, ça peut-être les prothèses biomécaniques et le marketing, ça peut être plein de choses.

Quand j’ai commencé à accumuler ces textes beaucoup m’ont dit « Mais c’est affreux ce que tu écris, c’est noir, c’est de la dystopie, comment peux-tu écrire des horreurs pareilles ? ». Il a fallu que je dise « Mais non, ce n’est pas ce que je souhaite, c’est simplement ce que j’imagine et ce que raconte FuturHebdo n’est pas une fatalité mais une porte ouverte sur un avenir hypothétique et sûrement improbable.»

FuturHebdo est un peu comme un guide de montagne. Ceux qui font de la randonnée savent que pour traverser un cours d’eau on peut repérer sous les ondulations de l’eau s’il y a un rocher sur lequel on va pouvoir poser le pied, et on traverse pas à pas en espérant ne pas s’être trompé.

 

La prospective, c’est aussi cette manière de faire. Repérer les rochers sous l’eau c’est repérer ce qu’on appelle les « signaux faibles », ou les « postulats ». Le prospectiviste accumule ces postulats, et arrivé sur l’autre rive, il raconte ce qu’il voit  aux gens restés sur la rive d’où il vient : ce nouveau présent, cette éventualité. Toute la difficulté est qu’il ne faut pas accumuler trop de pas car si la rivière est trop large, la voix du guide sera difficilement audible de l’autre rive. Et à faire des pas trop larges, on risque de mettre le pied sur une pierre instable ou qui ne se trouve pas là où elle devrait être, donc on va se tromper de postulat… et la prospective s’effondre … pour tomber dans la fiction

Cette démarche m’a permis de prendre conscience que la prospective c’était une manière de changer de point de vue, de décaler le regard que l’on porte sur notre présent. Une des personnes qui m’a fait comprendre ce que pouvait apporter FuturHebdo est là ce soir, c’est Christian Gatard. J’ai commencé FuturHebdo en 2006, et en 2007 ou 2008 il a pris contact avec moi par internet. Puis nous sommes passés des contacts virtuels à des contacts réels. Christian m’a demandé l’autorisation de publier une des nouvelles de FuturHebdo dans son bouquin, Nos 20 prochaines années avec le même principe : faire se percuter dans l’avenir des choses du présent. Dans cette nouvelle, c’était : « Les transports en commun demandent deux tickets pour les personnes accompagnées par leur robot anthropomorphe ».  Le robot prend autant de place d’un humain, donc il doit payer.

L’idée c’est donc de provoquer des ruptures, des accidents et de regarder ce qui se passe. J’ai assisté à la dernière séance du Café de la prospective, avec Nathalie Popiolek et je me suis retrouvé à 150 % dans sa démarche. On a exactement la même, elle d’une manière très sérieuse et très ordonnée et moi d’une manière un peu moins sérieuse, sachant que FuturHebdo s’adresse principalement au grand public.

Une particularité de FuturHebdo : je vous ai dit qu’il allait avoir 10 ans ; en fait, dans sa chronologie particulière, il va avoir 60 ans. Pourquoi ? Parce que dès sa création, le parti a été pris de systématiquement dater les nouvelles qui sortaient à + 50 ans. Non pas que je fasse le pari que ce que je raconte arrivera dans 50 ans. Surtout pas ! Mais c’était le moyen de se sortir de la problématique de savoir quand va être l’éventualité la plus probable de l’apparition de tel phénomène, de telle technologie, de tel ou tel comportement social.

À peu près à l’époque où j’ai rencontré Christian Gatard, j’ai rencontré Marie-Odile Monchicourt, la chroniqueuse de France Inter, qui, elle, s’était focalisée sur les dates « Ah, mais ce n’est pas possible de raconter ça, ça va arriver beaucoup plus tôt, ça beaucoup plus tard etc. » J’étais, à cette époque, un petit peu plus timoré que je ne le suis maintenant. Aujourd’hui, j’oserais lui dire « Mais peu m’importe et heureusement que mes dates sont fausses ». Je me souviens l’avoir rencontrée, à propos de la conquête spatiale et de l’exploitation minière hors de la planète terre. On était en 2007 ou 2008 et elle m’a dit  « Mais on n’y sera pas avant 70 ans, dans la ceinture d’astéroïdes, pour l’exploiter ». En fait, c’est arrivé à la fin de la semaine dernière, Obama a signé un texte pour les États-Unis, qui va s’appliquer à l’ensemble de la planète[1]. Le marché minier hors de la Terre est en cours de légalisation et on a pu lire dans Le Monde « la ceinture d’astéroïdes a déjà été partagée entre des consortiums qui sont en train de se constituer ».

Donc, les 70 ans de Marie-Odile vont être amputés de 50 ans, pour des tas de raisons. Des raisons économiques, technologiques – on sait qu’on va trouver dans cette ceinture d’astéroïdes des ressources dont on aura de plus en plus besoin. Et bien sûr des raisons stratégiques.

Pour en revenir à mes 50 ans, l’important à mon sens c’est de raconter à nos contemporains cet avenir, parce qu’il y a un effort intellectuel à faire. Les gens sont pris dans leur quotidien, la nécessité de remplir le réfrigérateur, le stress des enfants qui ne travaillent pas suffisamment à l’école, les mille choses qui les empêchent de regarder l’avenir. Les gens ont le nez dans le guidon, et au mieux ils vont regarder juste au-dessus de la roue. On ne peut pas leur demander en permanence de porter leur regard loin.

Le regard loin, ce n’est pas pour figer l’avenir, mais pour raconter des avenirs. En physique quantique pour expliquer l’état d’indécision, on utilise l’histoire du chat de Schrödinger. Je la rappelle : on met dans un coffre en plomb un chat et une source radioactive. On ferme le coffre et on sait que la source radioactive va émettre une particule radioactive liée à la demi-vie de l’élément mais on ne sait jamais quand. Donc, le système qu’a imaginé Schrödinger, c’est que la particule, une fois qu’elle est émise, est détectée par un capteur qui déclenche l’émission d’un poison qui tue le chat.

Un physicien quantique vous dira « Je n’ouvre pas le coffre parce qu’il faut que le chat reste dans son état de « il est mort, il est vivant ou il est vivant et mort donc 3 états ».

Moi, en prospective, j’ouvre en permanence le coffre. Je ferme, j’ouvre, je ferme, j’ouvre. Je raconte autant d’avenirs qu’on peut en imaginer, pour permettre aux gens de se les approprier. C’est peut-être de la science-fiction, ou une façon de conjurer certains avenirs. Quand j’écris les brèves de FuturHebdo, je m’impose la position journalistique. Sur la home page du site on trouve : « FuturHebdo utilise les outils du journalisme prospectif ». A chaque nouvelle, on s’impose de ne pas prendre parti. On raconte un état de fait et on peut poser une question, ou faire apparaître un paradoxe, mais on ne prend jamais partie. C’est au lecteur d’aller jusqu’au bout de son raisonnement.

Par exemple, on nous dit que les prothèses biomécaniques arrivent. Comment faire comprendre qu’elles vont changer nos vies ? Elles vont changer le rapport au handicap et à la maladie. Hier sur France 2, il y avait une émission sur les personnes appareillées. Il y avait une femme munie d’une rétine artificielle qui lui permet de voir. Pour l’instant, ça ne concerne que les gens qui ont perdu la vue, c’est-à-dire dont le cerveau sait ce qu’est la vue, et ça ne correspond qu’à certaines pathologies.

Dans l’état actuel de la recherche, ces rétines artificielles permettent de repérer un passage de porte éclairé par derrière, une lettre imprimée sur une feuille A4 ou A5. Si on applique la loi de Moore à cette technologie, même en la ralentissant un peu parce qu’on touche au corps humain, à échéance plus ou moins brève les capacités de l’œil biomécanique dépasseront celles de l’œil biologique. Cet œil biomécanique pourra voir dans les infrarouges, les ultraviolets, il aura peut-être un zoom intégré, on peut imaginer plein de choses.

 

La technologie, on s’en fout. La vraie question, c’est le jour où moi, qui suis bien portant, j’aurai près de moi une personne appareillée qui verra au-delà de mes propres capacités. « Que va me répondre le chirurgien à qui je vais aller dire « Opérez-moi, je veux cet œil ? ».

A ce jour, la médecine, en France, a comme principe de base Primum non nocere (en premier lieu, ne pas nuire). Que fera la médecine quand des gens viendront demander à être appareillés avec cette technologie ? Patrick, un de mes associés, est cet exemple : il est appareillé à l’oreille gauche d’un petit sonotone de dernière génération. L’appareil est invisible, couplé à son smartphone, et quand il doit se déplacer, le GPS de son téléphone va adapter la sensibilité de l’oreillette en fonction des réglages qu’il aura faits. Il peut prendre ses communications téléphoniques de manière très discrète parce que le téléphone arrive directement dans son oreillette et il en est à me dire « Si j’avais su… Je me serais bien payé la deuxième pour avoir les deux oreilles appareillées ».

 

Connaissez-vous Amy Mullins ? Elle est américaine, elle est encore jeune – 40 ou 45 ans – elle est top model et sportive de haut niveau handisport. Elle a été amputée sous les rotules à l’âge de 2 ou 3 ans suite à une malformation congénitale. Elle a grandi toute sa vie avec des prothèses : celle pour aller faire les courses, celle pour faire du sport, celle pour les soirées mondaines, à tel point que quand elle rencontre une de ses amies qu’elle n’a pas vue depuis quelques années, cette dernière la regarde avec envie :

« Mais tu es belle, tu es grande et en plus tu n’as pas besoin de porter des talons excessivement hauts !

— Non parce que moi, j’ai les jambes que je veux, je m’appareille selon mes besoins »

L’idée c’est donc de raconter aux gens dès maintenant ce qui va arriver dans quelques mois, dans quelques années, dans quelques décennies, peu importe quand ça arrive, ce qui compte c’est que les gens réagissent maintenant.

Je vais vous citer un dernier exemple. Vous avez entendu parler de la gamétogénèse artificielle. A partir de cellules souches, on va pouvoir générer des gamètes pour un couple stérile, des spermatozoïdes ou des ovules. Dans le contexte du mariage pour tous ça veut dire que d’ici quelques années, la question du droit d’adopter ou de la GPA ne se posera plus, parce que tous les couples, qu’ils soient hétéro ou gays… pourront avoir des enfants qui partageront les patrimoines génétiques des deux parents.

C’est ça l’intérêt de la prospective : raconter bien à avant que ça n’arrive les phénomènes souvent issus de la technologie qui vont avoir des impacts sur nos comportements, sur nos vies. On a eu des débats très vifs, que la technologie va trancher rapidement : la gamétogénèse a dépassé le stade des expérimentations animales et dans 5 ou 10 ans et on va la voir arriver pour les humains.

FuturHebdo, depuis 10 ans, raconte, accompagne – et j’espère accompagnera encore – beaucoup de monde en racontant raconter le plus en amont possible ces évolutions. Peu importe la date, ce qui compte c’est d’être averti.

 

Débat

Participant :

J’ai deux questions. La première concerne un livre de Jacques Attali, qui vient de sortir, et qui explique sa méthodologie de prévision de l’avenir. Je voulais savoir si vous aviez le même type de méthode, avec une série de questions qui vous permettent, dimension par dimension, de ne pas louper les signaux faibles qui permettront de raconter une histoire crédible. La seconde question : quand vous parlez d’évolution scientifique avec des ruptures assez fortes, je voudrais savoir si vous étudiez aussi la résilience de ces modèles ; par exemple : « Qu’est-ce qui se passe une fois qu’on se sera tous fait greffer des yeux bioniques ? ».

Olivier Parent :

Je n’ai pas lu le dernier bouquin d’Attali mais ce que je peux vous dire c’est que les prospectivistes n’ont pas la science infuse. Par exemple – c’était au début de ma démarche de prospective, mais ce n’est pas une excuse – je n’ai pas vu venir le GPS. Le GPS c’est l’origine des objets connectés, l’internet des objets. J’ai été trompé par la taille des premiers GPS, je n’ai pas pris le temps de réfléchir, de prendre conscience de ma faille, et le GPS s’est généralisé, s’est répandu dans tous les pays de la planète.

Je ne connais pas la méthodologie d’Attali, je pense même qu’on a tous à peu près les mêmes méthodes. On part sur des tendances, soit statistiques, soit comportementales. Après, la question est celle de la force de l’accident qu’on fait subir à la tendance. Il y a des gens qui n’osent pas trop, il y a des gens qui osent plus, moi j’essaie de casser le plus possible les modèles. L’histoire de l’humanité montre que les hommes n’ont progressé que par le chaos. La stase, la stabilité, ça n’existe pas.

Participant :

Lorsqu’on parle des évolutions en termes de techno, vous mentionnez des évolutions mais est-ce que vous mentionnez en même temps l’homme ?

Olivier Parent :

Oui, Patrick a écrit, il y a un mois ou deux, une brève de FuturHebdo qui raconte qu’un patron du CAC 40 s’était fait hacker un organe, son oreille ou son œil bionique. Sachant que le danger n’est pas tant dans la technologie qui va être hackée, ce qui compte c’est l’homme.

Dans ce que je raconte, il faut s’imaginer sur une grande échelle. Chaque innovation, chaque changement c’est un barreau de l’échelle que l’on monte, qui nous mène quelque part. Là, j’élabore sur la possibilité humaine d’entrer dans le biologique parce que pour l’instant je n’ai pas suffisamment de données, et que personnellement, je voudrais qu’on puisse parler de toutes ces choses sans être pollué par les transhumanistes qui sont un énorme facteur de bruit empêchant d’avoir un débat apaisé sur ce genre de questions. Sachant que les transhumanistes ont de très gros moyens, des ressources financières, des moyens de communication, des médias et le cinéma de science-fiction et d’anticipation qui est le meilleur convoyeur de leurs idées.

Cette année, en deux ou trois mois, plusieurs films ont porté auprès du grand public l’idée qu’on pouvait cloner une intelligence humaine. C’est là où il faut faire très attention. Sous peu, on pourra transférer certaines informations du biologique vers le numérique. Est-ce que pour autant ce sera le clone de la personne ? Ce sera la personne qui sera numérisée.

De manière un peu triviale, la question va être « Est-ce qu’on va pouvoir échantillonner suffisamment finement tous les phénomènes qui constituent une personne pour réduire la perte ? ». Parce que je reste convaincu qu’un échantillonnage tuera, de toute façon, une partie de l’information qui constitue une personne.

Dans un roman il y avait un passage qui racontait la énième émergence d’une intelligence artificielle. À un moment, il faut qu’elle se duplique et l’auteur raconte qu’à l’instant même où l’intelligence se duplique, elle n’est plus le clone d’elle-même, c’est une autre intelligence qui se crée parce que tout d’un coup son expérience n’est plus la même que l’autre ; elles ont un patrimoine qui est commun mais à l’instant même où elles ont décidé de se séparer, ce sont deux entités à part entière. Si Google arrive à digitaliser une personne humaine, qui sera dans la boîte ? Ce ne sera pas moi, ce sera autre chose. Ce sera peut-être une intelligence, une conscience artificielle mais ce ne sera pas moi, ce sera autre chose que moi parce qu’elle vivra des expériences qui ne seront pas les miennes. Ce qui fait l’être, en ontologie c’est bien ce que l’on vit, ce que l’on partage, ce que nos sens vont nous raconter du monde qui nous entoure. Mais dès l’instant où on arrivera à dupliquer mon expérience ou ce que je suis, ce sera autre chose, pour faire simple.

Participant :

C’est tout à fait passionnant, ces signaux faibles, ces perspectives extrêmement alléchantes dans certains cas ou effrayantes dans d’autres, mais ça se situe toujours dans des domaines technologiques. Ce que je remarque, c’est que les plus grandes innovations ce sont des « trucs » dont le contenu technologique est nul : avoir l’idée, un jour où il y a beaucoup de monde à San Francisco, de louer un matelas pneumatique dans son salon à des touristes qui n’ont pas trouvé d’hôtel, ça donne Airbnb, un milliard et quelques aujourd’hui. Regarder avec un œil neuf l’organisation d’un transport aérien, ça donne Ryanair et EasyJet, tout le low cost qui fait aujourd’hui plus de 25 % du marché interne européen et qui ne s’arrêtera pas là avec des profits considérables alors que les entreprises classiques tirent la langue et qu’Air France est dans le rouge.

On voit donc l’explosion de l’innovation disruptive, celle qui attaque une chaîne de valeur par le bas et avec des idées…

Olivier Parent :

Je ne suis pas économiste, j’ai fait une école d’art et je suis réalisateur indépendamment de ce que je peux faire en prospective. Je découvre le monde de l’économie au fur et à mesure que j’avance et que je rencontre des gens. Par exemple, dans les signaux faibles ce qui m’a beaucoup amusé et qui en plus est d’actualité avec la Cop 21, ce sont les tractations autour des vignobles de Bordeaux où les Chinois viennent acheter à grand renfort de Yuans tous ces châteaux pour se donner une respectabilité, un vernis européen. Ce qui m’amuse, c’est que dans 15 ou 20 ans, les vins qu’ils ont achetés ne seront plus les mêmes et il y a de forte chance que ce soit de la piquette.

Participant :

Sauf s’ils gardent le maître de chai.

Olivier Parent :

Je viens de finir une mission pour le ministère de la recherche dans le cadre de la Cop 21. J’ai assuré la direction éditoriale d’une application pour grand public : « La recherche se mobilise pour le climat », rassemblant 15 instituts français. On avait l’INRA qui travaille sur de nouvelles variétés de vin, pour en faire remonter l’acidité et faire baisser le sucre. Ils nous le disent bien « On est en train d’essayer de créer ces nouvelles variétés de vin mais combien de temps est-ce qu’on va compenser les évolutions du climat ? à un moment donné, il fera tellement chaud qu’à Bordeaux on fera du Boulaouane ». Donc, les Chinois qui ont investi des millions ils se retrouveront avec des bouteilles qui ne vaudront rien à ce moment-là.

Après on peut tomber dans la caricature technologique, construire des dômes pour climatiser, pour essayer de garder leur renom. Un bel exercice de prospective. Sur France Inter un journaliste disait : « Dans nos pays, Europe, États-Unis… le public a un mal fou à comprendre ce qui est en train de se jouer en termes de réchauffement climatique, ce n’est même pas du climato-scepticisme, c’est que c’est loin ».

En France, il faudra peut-être que la Camargue soit sous l’eau pour que les Français saisissent qu’il y a un problème. La prospective peut raconter ce genre de choses pour qu’on se demande, à propos de nos petits ports bretons qu’on aime tant, des Landes, etc. « Est-ce qu’il va falloir qu’on construise des digues et des écluses qui les protègent de la mer ? ».

Participant :

Vous avez dit au début « Le temps on s’en fout » et vous venez de vous contredire en parlant des Chinois qui ne savent pas quand le vin sera mauvais. Le facteur le plus important en prospective n’est pas de savoir ce qui va arriver, si on va être cloné ou pas cloné, c’est : « quand ? »

Quand vous avez parlé du GPS en disant que vous l’aviez un peu raté, la raison fondamentale, à mon avis, c’est la science qui est derrière, qui est inimaginable. Pour que le GPS fonctionne (et demain Galileo sera encore un ordre de grandeur au-dessus) les laboratoires travaillent à 10 – 17 secondes, sinon ça ne marche pas.

Ce qui est fondamental c’est d’arriver le premier. L’Histoire ne retient le nom que de celui est arrivé le premier à faire quelque chose. Donc, la compétition entre les entreprises, entre les états, ça va être sur la rapidité, le temps.

Olivier Parent :

Sur le plan économique, entrepreneurial, je suis entièrement d’accord avec vous mais quand je dis que le temps m’importe peu, vous avez dit « On peut se poser la question de “Qu’est-ce qui se prépare ?” ou “quand est-ce que ça va arriver ?” ». Moi, je me pose simplement la question « Qu’est-ce que ça va changer pour l’individu ; peu importe quand ça arrive et peu importe ce qui arrive ».

On n’imaginera jamais tout ce que les sciences peuvent créer. Les ruptures ne vont faire que s’accélérer. Ce qu’il y a de génial quand on se penche sur le monde, c’est quand on ouvre une porte, on n’arrive pas sur un palier et sur la fin de l’histoire. Il y a 10, 20 autres portes qu’il faudra ouvrir derrière et c’est là toute l’aventure humaine. Ce qui m’intéresse dans ma démarche, ce n’est pas le « Quoi ? », le « Quand ? », c’est «ça va faire quoi ? « Qu’est-ce que ça va changer pour moi en tant qu’individu ? ». On me dit : « Il y a un réchauffement climatique » : « qu’est-ce que ça va changer pour moi en tant qu’individu ? » « Il y a les cellules souches qui vont permettre de faire des gamètes » : « qu’est-ce que ça change pour moi ? ».

En fait, peu importe la date de l’épiphanie de ces événements. Je suis convaincu que certaines choses seront immuables, d’autres sur lesquelles on peut encore discuter, spéculer ; par exemple sur le rapport au corps. On est encore dans un « corps sacré », sous peu – peu importe la date – on sera dans un « corps-marché » qui pourra être objet de spéculation, de marketing, de customisation qui nous semblent pour l’instant inaccessible. Quand on autorise (le premier pays en Europe a été l’Angleterre) « les bébés-médicaments », on est déjà passé dans le corps objet puisqu’on envisage la conception d’un enfant, non pour le désir d’enfant mais pour qu’il serve de banque d’organes à un aîné. Pour l’instant en France n’est autorisé que le prélèvement de la moelle osseuse.

On a bien changé le rapport au corps. On vient de l’héritage judéo-chrétien qui fait que le corps est sacré parce qu’il est le réceptacle de l’âme. On est encore dans ce rapport, mais quand on autorise les « bébés-médicaments », c’est un argument qui n’a plus grande valeur.

Lors du passage à l’an 2000, Claude Vorilhon, gourou de la secte Raël, avait eu une tribune libre extraordinaire sur France 2 et TF1 ; ils annonçaient le clonage de la première petite fille qui s’appelait Eve, (évidemment). On n’a jamais vu le résultat mais on a autorisé tout ce baratin ; Vorilhon s’en est réjoui dans la presse : « Les médias français m’ont offert une campagne publicitaire de plusieurs millions d’euros »

Il y a aussi le docteur Antinori, qui s’est fait connaître dans les années 90 en permettant à une femme ménopausée d’avoir des enfants. Maintenant son cheval de bataille c’est le clonage reproductif.

Tout cela participe à la désacralisation du corps pour aller vers le « corps-marché ».

En fait, le changement de paradigme est par rapport à la maladie, au handicap. C’est là-dessus que surfent les transhumanistes. Je vais répondre autrement : pour la première fois de son histoire, l’humanité va pouvoir prendre les commandes du train de l’évolution. Depuis les origines de la vie on est dans un train et on ne peut rien faire, on doit suivre les rails, les règles, et on arrive à un moment où tout l’on se dit « On va pouvoir influer sur l’orientation des rails du train. »

Participant :

Cette conclusion n’est pas juste parce que quand vous dites « On va pouvoir piloter », Eh bien non ! On n’a pas pu piloter quoi que ce soit, l’économie, le social ou je ne sais quoi, on n’a pas pu piloter.

Olivier Parent :

Je parlais du corps humain.

Le participant :

C’est pareil, on n’a pas pu le piloter. Pourquoi est-ce qu’on piloterait mieux le corps humain qu’on pilote l’économie.

Olivier Parent :

Je ne dis pas « mieux », ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

Participant :

On peut piloter très mal de la même manière pour les mêmes raisons, on n’est pas capable de piloter un climat, je ne vois pas pourquoi on piloterait… Et pour revenir aux transhumanistes, le premier acte transhumaniste c’est le vaccin de la variole ; ça a quand même été un bienfait pour l’humanité sans que ce soit vécu comme une transgression du corps ou comme un changement de sacralité ou quoi que ce soit. C’est simplement un acte médical qui est banal.

Participant :

Je trouve cette référence tout à fait intéressante parce que la variole c’est l’introduction d’un corps étranger… Ce qui me paraît beaucoup plus intéressant, c’est que quelle que soit la technologie, même la plus imaginative, c’est la réaction de l’homme.

Quand vous dites « Quand est-ce que ça va me toucher ?», la question c’est aussi « Qui va être touché ? » Quelqu’un de riche ? Quelqu’un au fin fond de l’Afrique ? » Parce que là vous pouvez avoir encore des écarts de temps de 50 ans. Comment va s’organiser la réaction ? Comme elle s’est toujours organisée que ce soit en termes politiques, sociologiques. En termes technologiques aujourd’hui, il y a des choses qu’on sait faire et qu’on s’interdit de faire. Donc, il ne faut pas, à mon avis, négliger le fait que l’homme, en fonction de la religion ou de la morale, est capable de mettre de la réglementation.

Une histoire : c’est un petit garçon qui fait un voyage dans le passé et qui rencontre son arrière-arrière-grand-père ; ce dernier est très heureux de voir son petit garçon et lui dit : « Comment vas-tu ? Dis-moi, comment ça se passe dans le futur ?

—Écoute grand-père, c’est génial, tu as une bande de bitume qui fait 10 mètres de large et qui est infinie et sur cette bande de bitume tu as une voiture qui roule à 100 km/heure et tu en as une autre qui vient en face à 100 km/heure et elles passent à quelques centimètres l’une de l’autre et ça se passe très bien.

— Ce n’est pas possible, il y a forcément un accident.

—Non, il n’y a pas d’accident, il y en a de temps en temps mais c’est très rare et en plus ça se passe avec des milliards de gens et sur tous les pays du monde.

— Mais c’est fantastique, mais comment un truc comme ça peut-il marcher ?

— Eh bien grand-père je vais t’expliquer. Tout ça marche uniquement parce qu’il y a un bout de papier – que tout le monde connaît, que tout le monde respecte, que tout le monde a appris à l’école et que tout le monde applique – et ce bout de papier, ça s’appelle le code de la route »

Ma question maintenant, en repartant 50 ans devant nous est « Croyez-vous que les gens se disciplinent eux-mêmes, sur la finance, sur la sociologie, sur le respect humain, sur le fait de ne pas faire la guerre, sur tout, uniquement en respectant un bout de papier ? ».

Olivier Parent :

Je ne suis pas gourou, donc je vous dirai « Je ne répondrai pas, parce que je souhaite le meilleur des mondes pour mes fils ». S’il y a de fortes chances que les calottes glaciaires disparaissent, c’est malheureux pour les ours blancs mais on va gagner 30 à 50 % de trajet pour le fret maritime.

L’homme va devoir s’inventer et se réinventer. Vous avez posé la question « Est-ce qu’on peut imaginer que ? », je le souhaite. J’évite d’être trop cynique, trop dystopique mais quand je vois l’accumulation de certains indices, je pense que je vais rester encore un peu cynique. En tous cas, ce cynisme peut faire réagir certaines personnes pour qu’elles se disent « Eh bien non, ce n’est pas l’avenir que je souhaite !».

Je raconte souvent une histoire : dans les années 50-60 ma mère s’est lancée dans le « bio ». J’ai été élevé « bio » et on m’a regardé toute mon enfance comme un extraterrestre. Je mangeais des gâteaux épais comme ça, et il ne fallait pas se les faire tomber sur le pied ! Maintenant, quand on regarde à une ou deux générations, le « bio » représente, en France, pas loin de 10 % de l’agro-alimentaire. Je ne raconte pas cette histoire pour dire qu’il faut nourrir la planète au bio, ça c’est un autre débat, mais pour dire que des individus, qui étaient considérés comme rien, comme des grains de sable dans une marée, dans une autre consommation, ont réussi à impulser un mouvement alors qu’on leur disait « Ça ne sert à rien, pourquoi tu fais ça, c’est vain. » Si on dit tous « c’est vain », effectivement c’est vain.

Quand je raconte des histoires qui sont soit terribles, soit utopiques, j’accepte toutes les critiques sur ces textes, leur intérêt c’est de raconter une éventualité. A chacun de dire « je la prends » ou « je la rejette ». Quand j’ai parlé des « bébés-médicaments », il va de soi que je suis un papa qui a la chance d’avoir deux enfants en parfaite santé. Si j’avais eu un enfant malade, qui aurait peut-être pu être sauvé par un frère ou une sœur plus jeune, je me serais posé la question autrement.

C’est bien ça tout l’intérêt de la prospective, c’est de raconter toutes ces éventualités pour que chacun fasse un choix et se dise « Est-ce que je peux ? » Je trouve qu’on est, avec la Cop 21, avec les événements du 13 novembre, avec l’Euro… plus que jamais à une période où la responsabilité de chacun est de s’interroger. Que faisons-nous ? Est-ce qu’on reste à notre place ?

Participant :

Dans les histoires que vous racontez, il faudrait peut-être aussi, à mon sens, en termes de prospective, raconter des histoires où la population s’organise, s’autorégule.

Olivier Parent :

Elle n’a pas besoin de la prospective, j’ai fait l’année dernière une étude pour un club d’entrepreneurs sur l’enfant et la famille : puériculture, vêtements, alimentation etc. Il a fallu qu’on pousse notre prospective assez loin parce que les industriels nous ont dit dès le début « C’est en train de changer. » Par exemple en puériculture, les industriels se sont mis à proposer non plus le bien mais le service ; la marque fournit, en fonction de l’âge de l’enfant, le matériel de puériculture. Donc, cette régulation, ce n’est pas de la prospective, moi je n’ai rien à voir là-dedans.

Participante:

En perspective on parle beaucoup de rupture, mais il y a beaucoup de croyants et peu de pratiquants. On dit toujours que la rupture c’est la prospective-même. J’ai l’impression que vous êtes un peu plus pratiquant que d’autres en matière de travail sur la rupture. Mais ce n’est pas simple de les identifier, de les mettre en avant. J’aimerais vous entendre un peu plus sur ce point.

Olivier Parent :

Ma première source d’inspiration c’est le présent : je lis la presse quotidienne, la presse de vulgarisation scientifique. J’y trouve les germes de beaucoup de choses. On parlait de la conquête spatiale. Je me souviens très bien : c’était à l’été 2012, le discours d’Obama disait clairement « Les États qui ont jusqu’à présent porté la conquête spatiale ne peuvent plus le faire, c’est aux entreprises de prendre le relais. » Quand je tombe sur ce genre d’information, je me dis « Ah très bien, là il y a un signal faible, qu’est-ce que ça veut dire ? » ça veut dire que la conquête spatiale qui était régulée, jusqu’à présent, par des lois liées à la recherche scientifique, à la stratégie, même s’il y a des débouchés civils, tout d’un coup va entrer dans une autre problématique. On va, par exemple, réinjecter dans la conquête spatiale les problématiques qui étaient jusqu’à présent cantonnées au plancher des vaches : la concurrence, la rentabilité, le problème confessionnel. Et il faut se poser cette question « D’ici 15, 20 ou 30 ans, on va se retrouver en orbite – qu’il y ait des stations spatiales ou non. Qu’est-ce que ça va faire quand on aura transplanté hors terre les tensions qu’on n’aura vraisemblablement pas su résoudre jusqu’à maintenant ? ».

Participant :

J’ai lu un article assez récemment sur les Émirats et l’Arabie Saoudite qui commencent à investir, on parle de conquête spatiale.

Olivier Parent :

Bien sûr, ça c’est un énorme changement. Pour la conquête spatiale, il va y avoir un gros moteur, l’exploitation minière. On sait qu’il y a des ressources considérables à notre portée et il y a des moyens technologiques à mettre en œuvre qui sont énormes – mais ceux qui vont y aller vont rentrer, à 10, 20 ou 30 ans, dans leurs investissements, il n’y a pas de problème.

Pour la petite histoire, il y a de ça quelques semaines, est passée entre la lune et la terre un astéroïde qui pesait vingt ou trente tonnes, pleine de platine. Il y en avait pour plusieurs milliards d’euros. Ce qui pose une question : que va-t-il se passer quand on va injecter des richesses venues d’ailleurs dans une économie qui jusqu’à présent était close ? (La terre c’est un vase clos).

Participant :

Quand on dit « Il faut recycler », on parle des ressources, parce qu’on en manque. Certains peuvent  imaginer d’aller attraper une planète et de la ramener sur terre. Mais c’est un non-sens de recycler l’énergie parce qu’on reçoit du soleil 10 000 fois ce dont on a besoin. Donc la problématique c’est de la transformer ; si on arrive à capter cette énergie solaire, on peut faire des matériaux, c’est-à-dire que ce n’est pas soleil vers énergie mais soleil vers matériaux. Souvenez-vous du lithium : les prix ont bondi, tout le monde a dit « Oh là là, ça va être la guerre du lithium », aujourd’hui le lithium vaut zéro. Et là ce sera pareil, vous aurez une concurrence qui va se développer, parce que l’homme est intelligent, et le platine qui va passer à 10 000 km ou des milliers de km, on va le laisser passer, ça n’intéressera personne.

Olivier Parent :

Je ne sais pas. Comprenez bien ma démarche : je ne professe pas, je raconte plein d’éventualités et dans les 300-400 textes de FuturHebdo il y en a sûrement qui sont contradictoires à quelques semaines ou quelques mois d’écart. Le principe même de FuturHebdo, c’est d’ouvrir le coffre-fort de Schrödinger et de raconter toutes ces éventualités. Effectivement, c’est peut-être intéressant d’ailleurs, est-ce qu’on ne peut pas imaginer que la concurrence de l’espace pousse certains à réagir sur le plancher des vaches.

Votre remarque m’a rappelé une question que je me pose depuis des années : j’aimerais être une petite souris pour aller dans les services Recherche et Développement d’un Exxon ou d’un Total. Toutes ces entreprises devraient – et j’espère qu’elles le font – travailler sur la batterie parce que le principal problème, avec l’énergie, c’est de la stocker. On parlait de rupture ; ce qui m’amuse énormément, c’est de suivre sur internet les nouvelles de ces jeunes gens qui sont ni ingénieurs ni physiciens et qui, avec leur simple bon sens, vont trouver une solution à un problème. Il y a un an et demi, une jeune fille d’origine indienne vivant aux États-Unis participait à un concours organisé par IBM. Elle a mis au point un surcapaciteur qui recharge des batteries de téléphone en 30 secondes au lieu de 30 minutes. Moi, si j’étais ingénieur je me jetterais dans la Seine illico presto avec un pavé autour du cou.

À l’été 2014, le président du club d’entrepreneurs autour de l’enfant me disait « l’imprimante 3D, c’est une mode, ça va passer ». En fait, on voit de multiples utilisations de l’imprimante 3D et c’est extraordinaire. Par exemple ce gamin à la main imprimée, pour l’instant ça tient du jouet mais c’est le premier barreau de l’échelle et on va vite monter sur le deuxième barreau, etc.

Participant :

L’imprimante 3D a à peu près 30 ans quand même.

Olivier Parent. :

Oui, mais pour le grand public elle a émergé il y a 2 ou 3 ans.

Participant :

Ce qui est intéressant dans la prospective, c’est bien entendu de lire le journal : c’est réel et ça arrive mais à mon avis c’est déjà trop tard. La prospective, c’est d’essayer de comprendre le raisonnement de celui qui a imaginé l’imprimante 3D, c’est de comprendre le raisonnement d’Elon Musk quand il a fabriqué sa voiture électrique contre l’avis de tout le monde. Qu’a-t-il fait ? Il s’est payé une Ferrari qui marche avec des piles, il avait envie d’avoir une Ferrari avec un moteur électrique. Une Ferrari ça coûte 200 000 à 300 000 €. Il s’est fait sa voiture. Le seul intérêt de cette démarche, c’est qu’il a posé le premier barreau, un des barreaux qui vont nous mener à la généralisation de cette technologie. C’est exactement le cas du Radiocom 2000. Regardez, on a des téléphones qui ne pèsent rien, je me souviens très bien du téléphone mobile de l’époque. Il était énorme. On aurait pu dire : « Quel est l’intérêt d’avoir un gros « machin » où on est injoignable, c’est lourd, c’est moche, ça sert à rien !» S’il n’y avait pas eu cette équipe qui a fait Radiocom 2000, il n’y aurait pas eu l’iPhone. Donc, Elon Musk il est plein aux as. Il s’est fait sa Ferrari. Après il peut greffer dessus toutes les bonnes idées.

Participante :

Vous ne trouvez vos inspirations que dans l’univers scientifique ?

Olvier Parent :

Oui, on est plusieurs auteurs à FuturHebdo. Je ne peux pas écrire dans tous les domaines ; on fait de la prospective en fonction de sa culture, et la mienne est plutôt technologique. En même temps, si on racontait à une personne de 1970 le monde de 2015-2020, elle nous prendrait pour des fous avec nos trucs à la main et si on racontait à une personne de 1920 le monde de 1970, elle les prendrait pour des fous avec leurs voitures etc. Ce qui me frappe c’est que, finalement, qu’on le veuille ou non, on vit dans un monde qui est technologiste, et qu’une technologie est arrivée à maturité quand on l’oublie.

Participante :

Avez-vous d’autres sources d’inspiration que les progrès scientifiques ?

Olivier Parent :

Oui, par exemple, si on parle de la voiture, on est obligé d’aborder la mobilité. Si on aborde la mobilité, ce n’est plus que la voiture, c’est l’ensemble des moyens qui sont à disposition des individus. Si on pose le problème de la mobilité, on pose le problème du rapport au travail. Est-ce que, dans un avenir plus ou moins proche, on devra toujours aller travailler dans les entreprises ?

Tout ce que vous voyez autour de la voiture aujourd’hui, ça vient de quelque chose qui est tout à fait évident. Les voitures sont devenues d’une écrasante banalité. Il y a 30 ans, on aurait dit à notre beau-père « Tiens, il y a le voisin qui a besoin d’une voiture, toi tu n’en as pas besoin, tu lui passes la tienne.» Il aurait rechigné car sa voiture c’était quelque chose. Donc, au-delà de l’aspect technologique c’est que les voitures sont devenues des commodités.

Participant

Ensuite, il y a ce qui relève du bon sens : une voiture ne fonctionne pas, reste inerte, pendant 95 % de son existence. En moyenne, la voiture roule entre 4,5 % et 5,5 % de son temps de vie selon l’usage qui en est fait, professionnel ou privé. Donc, quand les voitures deviennent des commodités, il y a des gens intelligents qui en tirent les conséquences.

Olivier Parent :

En tant que telle, la voiture ne m’intéresse pas ; elle fait partie du passé. Par contre, ce que j’ai pu écrire dans FuturHebdo, c’est la disparition des derniers feux tricolores, parce que les véhicules de transport auront les moyens de s’auto-réguler. Ce que je peux vous raconter c’est que mes fils ou leurs enfants vont perdre l’usage du manche de vitesse, du volant, du rétroviseur et peut-être que, si le monde continue à être inégalitaire, ils iront un jour dans des pays où il n’y aura pas de véhicules autonomes et se retrouveront démunis : « Je fais comment ? ».

On m’a demandé « Racontez-nous la ville de demain. » J’ai répondu « Je ne vous raconterai pas la ville de demain, je ne suis pas urbaniste, je ne suis pas architecte, par contre ce que je peux vous dire c’est ce qui se passe  à Bangkok. C’est une ville qui a été construite sur des sols instables, ils construisent des immeubles de plus en plus haut dont le poids enfonce le sol, et la ville est en train de passer sous le niveau de la mer. Donc ils élèvent des digues. Mais avec le réchauffement climatique le niveau de la mer va monter et tous les cabinets d’urbanisme du monde se sont dit “Génial, il y a un projet extraordinaire, on va reconstruire Bangkok” ».

Plongez-vous dans les études qui sont proposées. Pour vivre dans le Bangkok tel qu’il a été dessiné, il faut être cadre, riche et en bonne santé. Où est la pluralité de la ville ? Dans la manière dont je fais de la prospective, j’ai toujours gardé la notion du grumeau. Lorsqu’on me propose une vision trop homogène, je dis « Ah ça me gêne ». Quand on regarde autour de nous, on est tous différents, avec des niveaux de vie différents, des manières de vivre différentes. Quand des journalistes réfléchissent à l’avenir d’une ville – on pourrait parler de Paris parce que j’ai vu des choses qui me font grimper au mur – et oublient de laisser la place à la diversité, ça me choque ; j’aimerais que les instances françaises et européennes fassent plus de place à la prospective créative. J’ai eu une discussion un peu vigoureuse avec une personne de France Stratégie parce je lui disais « Ce n’est pas de la prospective que vous faites, vous ne tirez que des lignes, vous ne laissez pas de place à la rupture, à l’accident ou au grumeau » Quand on me dit « Tant qu’il y a du pétrole, on ne change pas de modèle » je dis « Mais non, profitons plutôt qu’il y ait encore du pétrole pour changer de modèle. Pourquoi attendre d’être au pied du mur ?»

Olivier Parent :

Il y a un domaine qui m’interpelle beaucoup, c’est le monde du travail. La tendance est clairement à « Tous auto-entrepreneurs ». Si l’on n’y prend pas garde, tout d’un coup, on demande à chacun de prendre en charge sa propre carrière et de se trouver marchandisé ; je trouve cela d’une violence assez grande.

Dans le même esprit, j’ai pu écrire dans FuturHebdo que l’on pouvait imaginer que suite à des lois, tous les grands appartements de Paris soient divisés en cellules de vie pour ramener les gens dans le centre.

On peut tout imaginer et quand je prends un signal, j’essaye de voir ce que ça donne si je le pousse jusqu’au bout. « Tous auto-entrepreneurs », qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire quand j’ai des enfants, quand je n’en ai pas, quand je suis installé, sédentaire, ou ? … Je ne peux pas non plus tout raconter… Je n’ai pas de solution.

Participant:

Non, mais on a des modèles qui sont un peu plus avancés que nous : actuellement il y a moins de 15 % de travailleurs indépendants (auto-entrepreneurs) il y a en Europe un modèle beaucoup plus avancé, et qui pose de gros soucis – c’est la Grande-Bretagne où ils ont une proportion très élevée d’auto-entrepreneurs.

Participant:

Ce qui est intéressant pour l’entreprise c’est le marché, c’est-à-dire qu’une technologie en tant que telle, ça ne vaut rien. Vous parliez d’innovation avec Airbnb, Uber etc., j’ai un gros problème avec ça parce que pour moi ce ne sont pas des innovations techniques comme un smartphone…. Uber, concrètement c’est les taxis qui ont amené ça ; le Bon coin, c’est les receleurs, notamment, clairement et le seul fait de passer par internet ça a complètement brouillé les pistes. On a eu la possibilité d’avoir accès à de la musique gratuitement et ça a commencé à poser problème, heureusement c’était de la musique donc personne n’a trop tiqué. Le problème c’est quand ça a commencé à toucher les transports, le logement etc, là c’est devenu un problème de société et un problème économique. L’innovation n’est pas à Airbnb, elle est à l’internet, à l’intercommunication.

Participante :

Je ne suis pas du tout d’accord avec vous l’innovation n’est pas que technologique, elle est aussi dans le low-cost. Qu’est-ce que c’est l’innovation ? C’est de l’invention, donc de la créativité à l’état pur qui rencontre un marché, si une invention ne rencontre jamais le marché, elle reste dans les tiroirs et ce n’est pas une innovation.

Olivier Parent :

On m’a posé la question « Quelle est la différence entre la science-fiction et la prospective » C’est très intéressant, dans la science-fiction, il y a plusieurs familles, il y a le Space Opera et l’anticipation. Et à la jonction entre notre présent et cette anticipation, il peut y avoir la prospective. Tous les gens qui font de la prospective, moi y compris, s’interdisent de sortir un lapin blanc de leur chapeau de magicien. Reprenez toutes les études des uns des autres, on argumente toujours : « Si on dit ça, il ne faut pas que ce soit un truc qui soit foireux. » Sinon, on quitte le domaine de la prospective et on est dans l’anticipation.

C’est exactement le cas de films adaptés d’Isaac Asimov, c’est de l’anticipation, ce n’est pas de la prospective. De même pour la série norvégienne sur Arte où l’idée de base était géniale mais en trois épisodes, on se retrouvait face à des individus artificiels avec une conscience, avec une ontologie similaire à la nôtre. Il m’a manqué trop d’échelons. Je veux bien admettre que, peut-être, dans quelques générations de machines on arrive à des machines de la sorte mais il y doit y avoir des étapes; là on était parfaitement dans l’anticipation et dans la science-fiction mais, et c’est là où c’est intéressant, la science-fiction peut aussi parler de prospective. C’est ce que je fais par exemple dans le Huffington Post où j’écris des articles. Je reprends les grands classiques de la science-fiction et je montre comment, dans ces histoires, on peut trouver certains enseignements sur la ville. Dans Minority Report, c’est vraiment une étude sur la ville très intéressante, il faut vraiment le voir de cette manière-là. A la rentrée, le Huffington post m’a demandé d’adapter ça en chronique vidéo. La première que j’ai faite était sur Seul sur mars, une prospective très intéressante parce qu’elle est anti-technologiste. En effet, le personnage se retrouve seul sur Mars et il doit inventer en permanence les moyens de sa propre survie. Il n’a pas de robot. Dans ce film, ils ont fait le pari que dans l’avenir de la conquête de l’espace il n’y aurait pas de machine, l’homme sera seul face à son environnement. Le héros va réinventer l’agriculture en se servant de ses fèces comme source de bactéries, il va trouver le moyen de catalyser l’eau à partir de l’hydrazine, etc. C’est un film à la gloire du génie humain, où le héros doit s’adapter, il n’a pas d’autre moyen de survivre que de faire ça. C’est-là où la science-fiction peut aussi nous servir.

Participant :

Essayons d’imaginer qu’on est tous les deux devant notre poste de télévision le 19 juillet 1969 – on est prospectivistes – et l’on voit Armstrong marcher sur la lune. A ce moment-là, moi je vous dis que le 9 décembre 2015 non seulement il n’y aura personne sur la lune mais aussi que le monde aura perdu la compétence pour y aller, qu’est-ce que vous me dites ? Vous me regardez de travers en me disant « Mais tu es un rabat-joie, tu es fou !» Pourtant c’est ce qui s’est passé. Pourquoi donc le 19 juillet 1969, tout le monde dans cette salle aurait imaginé que le 9 novembre 2015 il y aurait peut-être 10 0000 personnes sur la lune alors qu’en fait il n’y a personne et on n’est même pas capable d’y aller ?»

Olivier Parent :

Dans le même esprit, en 1900, 1920, 1930, on avait imaginé les années 2000 avec des voitures volantes. Pourquoi est-ce que les voitures ne volent pas ? C’est la même question. Parce que service rendu, zéro, le rapport service rendu pour l’énergie consommée est complètement défavorable, parce qu’il faudrait qu’on ait tous des capacités à se déplacer dans l’espace. Ou alors il faudrait qu’on ait une technologie apte à prendre en charge 95 % du déplacement.

Participant :

Il y a aussi une autre explication pour l’histoire de la lune. C’est une explication d’une stupidité fantastique, que connaissent l’administration française et un certain nombre d’entreprises assez anciennes : quand ils veulent renouveler les systèmes informatiques, ils constatent qu’il y en a encore qui sont programmés sous Cobol. Il faut faire revenir des retraités pour travailler dessus

Olivier Parent :

Il est évident que l’arrivée des américains en 1969 sur la lune, ça n’était qu’une course purement stratégique. Est-ce que ça a été un des vecteurs de la chute de l’ex URSS ? Peut-être. En tous cas ils se sont tiré la bourre pendant 10 ans et les Américains étaient extrêmement contrariés quand les Russes ont photographié les premiers la face cachée de la lune.

Participante:

Qui sont les lecteurs de FuturHebdo ?

Olivier Parent :

2/3 d’hommes, 1/3 de femmes globalement, ce sont des technophiles ; je serais bien incapable de vous le dire de façon plus fine parce que je n’en ai pas les moyens de suivre.

Participante :

Non, mais c’est un peu votre connaissance intuitive.

Olivier Parent :

Cadres et étudiants pour faire simple.

Participante :

C’est quel support FuturHebdo ? C’est sur papier ?

Olivier Parent :

Non, c’est en ligne, peut-être qu’un jour je ferai comme beaucoup de ces sites qui ont démarré en ligne et qui impriment.

Participant :

Est-ce que vous avez un jour pensé à faire des feuilletons ? Je pense, par exemple, à un sujet comme les exosquelettes. Est-ce qu’on pourrait faire un feuilleton des exosquelettes ?

Olivier Parent

Christian avait commencé un feuilleton qui s’est arrêté il y a quelque temps. La difficulté c’est que si on fait du feuilleton, on va glisser dans la fiction. J’ai une série de nouvelles avec une intelligence artificielle « Zorro sur les réseaux », ça m’amuse mais ça me gêne un petit peu.

Quand je me suis lancé dans FuturHebdo, ça me travaillait depuis très longtemps d’écrire mais j’ai grandi sous la tutelle d’Isaac Asimov, de Frank Herbert, d’un français comme Serge Lehman aussi, Robert Silverberg, etc. Par choix, par goût je me suis toujours intéressé à la science-fiction sans extraterrestres, parce que  c’est un lapin blanc qu’on sort du chapeau du magicien. La manière dont j’écris FuturHebdo est un moyen pour moi de me trouver un créneau dans laquelle je suis le seul à écrire.

La plus belle aventure que j’ai vécue autour de la prospective, c’est les gens que j’ai rencontrés, d’être ici déjà bien sûr et la première personne, c’est Christian. On a commencé comme dans la chanson de Polnareff, chacun derrière son clavier, puis on s’est vu un jour. On parlait des magazines qui commencent en ligne et qui finissent par être imprimés. C’est la même chose pour les comportements humains : on revient vite vers le contact physique.

 

 

[1] http://bfmbusiness.bfmtv.com/entreprise/obama-a-donne-le-top-depart-de-la-ruee-vers-l-or-spatial-936876.html