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Café de la prospective du 30 septembre 2015 – Geneviève Bouché

Café de la prospective du 30 septembre 2015 – Geneviève Bouché


Geneviève BouchéGeneviève Bouché est futurologue diplômée de l’université Paris Dauphine. Elle a fait partie de la dernière promotion. Dauphine s’est ensuite recentrée sur des enseignements moins risqués ! Elle a écrit un livre qui balaye très large et dont nous évoquerons quelques thèmes. En tant que prospectivistes, il nous arrive de regarder les futurologues avec une certaine circonspection, mais Geneviève Bouché va vous expliquer comment elle travaille, ce qu’elle fait, puis elle développera deux ou trois thèmes concrets.

 

Présentation

Geneviève Bouché : Effectivement, la promo a fermé ses portes derrière moi. Quand on m’a donné le diplôme, on m’a dit : « Écoutez. Vous avez le diplôme. Félicitations. On vous le donne, mais, surtout, n’en parlez pas trop, parce que, franchement, ça n’intéresse personne ».

J’ai envie, ce soir, de défendre la futurologie, discipline un peu parent pauvre. Je vais utiliser pour ce faire la trame de mon livre Changeons de civilisation.

Tous les décideurs ont besoin de décider pour l’avenir. Les hommes font ça depuis aussi longtemps qu’ils sont hommes et jusqu’à un passé récent (les derniers millénaires), ils faisaient appel à la divination. Ce qui était, quelquefois, assez Rock’n’roll et donnait des résultats parfois violents. Maintenant, on est plus mature. On a des instruments assez évolués, une approche plus rationnelle et, pour deviner l’avenir, on n’utilise pas les mêmes méthodes selon l’échéance. Entre 1 et 3 ans, on aura recours aux techniques dites de prévision, qui consistent à chercher les chiffres qui vont bien, et à les ajuster avec des données stratégiques.

Si l’on veut travailler sur des échéances plus longues, une dizaine d’années, on va faire de la prospective.

Quant à la futurologie, on va l’utiliser à des horizons encore plus éloignés : 30 ans, 50 ans, voire 100 ans. On raisonne en termes de générations. Une génération, c’est 30 ans. Donc, en gros, on travaille sur une à deux générations.

J’ai été initiée à cette approche à Dauphine, par un enseignant, Charles Salzmann[1]. La futurologie a été enseignée à la fin des années soixante-dix et pendant une très courte période. Il n’y a eu que quatre promotions. Le chargé de Travaux Dirigés, Jacques Attali, a découvert la discipline avec nous et dans son dernier livre Peut-on prévoir l’avenir ?, il a pris un peu de liberté face à la discipline telle qu’elle nous a été enseignée – notamment par lui !

De cette époque, il reste un livre que Jacques Attali a co-écrit avec ses étudiants, La parole et l’outil. Ce n’est pas le livre dont je suis le plus fière.

[1] Charles Salzmann (1927-2009), directeur de recherches à Paris IX dauphine, était un

 

Qui est demandeur de futurologie ?

Les États, pour réfléchir à leur développement à long terme, les militaires, pour maîtriser la géopolitique. Le cinéma et, plus largement, les industries des produits culturels, pour permettre au public de se projeter dans le futur, et parfois l’influencer en suggérant un certain type de futur.

Plus récemment, la futurologie intéresse les très grandes entreprises, mais, aussi les « start’upers » et les investisseurs. Ils sont tous confrontés à un flux permanent d’innovations qu’ils ont besoin de mettre en perspective les unes par rapport aux autres pour comprendre dans quel sens il leur serait possible ou souhaitable de se développer.

 

Où pratique-t-on la futurologie ?

C’est aux États-Unis que la pratique est la plus courante. La Chine aussi a de bons futurologues, qui s’inspirent notamment des commissaires au Plan de l’époque de Gaulle et Pompidou. J’ai eu ces commissaires comme enseignants à Dauphine, et ils m’ont épatée.

Le fait d’avoir négligé cette discipline commence à provoquer des carences dans la période que nous traversons. J’estime qu’il serait temps de rattraper le temps perdu, de faire en sorte que des talents émergent et viennent rallumer la flamme. C’est un peu ma motivation, ce soir.

Pour vous expliquer comment travaille un futurologue, je vais prendre le thème de mon livre.

Je me suis posé la question : « Qu’est-ce qui fait que nous avons la sensation qu’il faudrait tout changer ? ». Les médecins, les avocats, les ingénieurs, les entrepreneurs, les artisans… Il n’y a pas une profession qui ne vous dise : « Mais ce n’est plus possible. Il faut réécrire le Code du Travail. Il faut réécrire le Codes des Impôts. »… Comme on ne peut pas tout changer, il faut travailler autrement.

Et la question que je me suis posée, c’est : « Étant donné que les civilisations naissent et meurent – on l’a vu à travers l’Histoire -, est-ce que la civilisation occidentale est en train de mourir ? Ou bien l’ère industrielle n’est-elle que les prémisses d’une nouvelle civilisation, en train d’émerger ? Si oui, quelles vont en être les conséquences ? À quoi va ressembler cette civilisation et comment va se faire la migration ? ». Je me suis posé cette question, car je suis en contact régulièrement avec des élus, essentiellement des parlementaires et je suis un peu affolée de voir qu’ils ne se la posent même pas.

 

Le livre est articulé en cinq étapes.

Sur la question du changement de civilisation, les historiens considèrent qu’il y a changement de civilisation lorsque trois paramètres du vivre ensemble (les sources d’énergie, les moyens de communication et les valeurs fondatrices de la société) sont en train de changer.

Pour les sources d’énergie et les moyens de communication, il me semble intéressant de noter que les points communs des changements sont identiques : on est en train de passer d’une organisation pyramidale à une organisation en réseau. L’énergie va de plus en plus être distribuée en réseau et la communication encore plus.

Quant aux valeurs fondamentales, ma conclusion est que depuis au moins dix-mille ans, depuis que l’homme s’est sédentarisé et a inventé la propriété privée, la société s’est progressivement hiérarchisée et a été dominée par la loi du plus fort. Contrairement à ce que l’on nous a toujours raconté, cette loi du plus fort n’existe pas vraiment dans la nature. La loi qui domine est celle du plus adaptable, plus exigeante mais beaucoup plus intéressante. Donc, si l’on s’achemine vers la loi du plus adaptable, nos institutions devront considérablement évoluer

J’arrive donc à la conclusion que l’on change de civilisation, dans un contexte très nouveau pour l’humanité. Il est nouveau à deux égards : primo, c’est un phénomène mondial : le monde entier change de civilisation. Secundo, cette fois-ci, contrairement aux précédentes, le changement n’est pas porté par une classe sociale qui devient dominante. Ce sont les générations montantes qui veulent changer de civilisation (la génération Y et les suivantes), et cela aura un impact puissant sur la façon de changer.

Qu’en est-il de nos institutions ? Dans nos « institutions », je mets des objets institutionnels comme la monnaie. Les institutions sont faites pour assurer la pérennité du système ; elles peuvent évoluer à la marge mais pas changer le système. Comme ce changement est profond, ces adaptations à la marge ne conviennent pas.

Or, tout changer est impossible. Il va donc falloir répondre à la question: « Quel changement, que je pourrais faire, serait capables d’entraîner tous les autres ? » plutôt que d’imaginer que l’on peut réécrire tous les codes.

Il faut d’abord comprendre le sens de l’Histoire – car le futur se construit sur le passé notamment le passé lointain, très enraciné, très puissant, mais que l’on ne voit pas, en général. Et puis il y a le passé récent, dont on garde des souvenirs et parfois des réflexes.

Pour jouer avec ces deux focales, le futurologue va travailler sur la matière fournie par les historiens, les anthropologues, les archéologues, etc. Il va ensuite se mettre à l’écoute. Pour le sujet qui m’intéressait, c’était l’écoute des citoyens. Par exemple, pour le passé récent, j’ai pu utiliser un matériau extraordinaire : les cahiers d’espérance de Jean Lassalle, député béarnais qui a fait le tour de France à pied ; dans toutes les villes, petites ou grandes, où il s’est arrêté, il a organisé des conférences et invité les gens à parler de leurs joies, de leurs peines, de leurs désespérances, etc. C’était passionnant. Évidemment, il y a les grincheux, nombreux, mais surtout, il y a tous ceux qui portent le futur. Face au changement, un individu peut avoir deux types de réaction : soit le repli, l’échappement, soit la réaction, qui ne sera peut-être pas la bonne, mais, en tous cas, une réaction, très intéressante à repérer. Donc, en écoutant ces gens qui bougent, on va pouvoir identifier et faire émerger des solutions « destructives » (au sens schumpétérien).

En définitive, pour répondre aux questions : « La civilisation occidentale est-elle en train de mourir ? » ou « Est-elle dans une phase – amorcée avec l’ère industrielle – qui constitue   la véritable civilisation occidentale ? ».

Nous, Occidentaux, sommes à une phase très particulière de notre existence où tout dépend de nous : soit on baisse les bras, on rejoint les aigris, en marmonnant « C’était mieux avant. », soit on se mobilise pour changer.

La partie n’est pas gagnée. D’abord parce que tous les autres continents fabriquent leur futur. Comme ils ne sont pas très avancés, ils peuvent, d’emblée, développer une civilisation qui sera adaptée à la nouvelle donne. C’est notre premier handicap : avoir un passé profond, enraciné en nous. Pour fabriquer du changement, il nous faut commencer par sortir d’un certain nombre de dénis et regarder en face les dysfonctionnements qui s’aggravent. Par exemple, la monnaie-dette que nous avons, il va bien falloir en parler sereinement et non hors antenne, comme nous le faisons actuellement. Ces dénis, c’est une affaire collective. Ce soir, vous m’écoutez., certains d’entre vous vont peut-être lire mon livre ou d’autres et puis, petit à petit, on va voir les idées pénétrer, faire masse et avoir du poids. Si le livre s’appelle Changeons de civilisation, c’est pour induire l’idée que ce n’est pas l’affaire de trois intellectuels qui se sont mis d’accord. C’est, vraiment, l’affaire de nous tous.

Quand on élabore des schémas destructifs, il faut imaginer qui va porter ce changement et comment, car si l’on fait des changements destructifs qui pétrifient les classes qui profitent du système, elles vont tout verrouiller, et si on les brutalise, on va passer par une phase de chaos. On se souvient des Khmers… Dans l’Histoire de l’humanité, il y a bien des exemples terribles, où le processus de changement a été complètement raté. Et un changement raté c’est quatre cents ans de chaos, en moyenne. C’est ce qui s’est passé en Chine.

Arrivé à un certain niveau de connaissance, on peut commencer à bâtir des schémas destructifs. La difficulté est de les mettre en œuvre sans effondrer le système qui nous porte, car s’il arrête de nous porter et que la suite n’est pas prête, c’est le chaos. Il faut donc ouvrir les débats. Ce qui est le métier du futurologue.

Dans mon livre, je propose un certain nombre de solutions destructives. Je ne vais parler que de deux.

La première : la loi du plus fort versus la loi du plus adaptable. Il faut que l’ensemble de nos concitoyens comprenne la nature du changement. La compétitivité de demain est une compétitivité d’excellence qui oblige à changer d’attitude. La priorité : libérer les énergies, attirer des talents et leur permettre de se révéler. Il faut pour ce faire des organisations qui ne soient plus pyramidales, des organisations collaboratives avec, vraisemblablement, des structures de type holacratique (ou équivalentes : il y a trente-six-mille façons de mettre cela en œuvre).

La deuxième : récompenser les activités contributives au même titre que les activités productives. Seules ces dernières sont rémunérés. Or, les activités contributives deviennent de plus en plus importantes, de plus en plus stratégiques, pour un pays. Les activités contributives, c’est tout ce qui concerne le terreau social : la vie culturelle, la vie politique, la vie spirituelle, l’espace de l’innovation celui de la famille – car dans les sociétés vers lesquelles nous nous acheminons il faut des belles personnes et les belles personnes, il leur faut du temps pour s’instruire, échanger, trouver leur place dans la société, etc. Si on leur donne du temps, elles accroissent leur dimension.

Si l’on ne récompense pas les tâches contributives, c’est surtout parce qu’on ne sait pas comment le faire. Il faut être proactif et proposer des moyens. Je défends une idée qui consiste à utiliser deux instruments qui existent depuis un certain temps et qui, combinés, peuvent donner des résultats intéressants.

Le premier instrument, ce sont les monnaies complémentaires. Vous n’avez que des euros dans votre porte-monnaie, mais on pourrait imaginer une monnaie qui ne s’utilise que dans votre quartier. Par exemple, le SEL.

Ce qui est nouveau c’est que l’on sait faire des monnaies entièrement numériques et même entièrement mathématiques, et donc intelligentes. On va pouvoir utiliser notre intelligence pour concevoir et mettre en place des mécanismes de récompense adaptés. Et il est possible de développer ces monnaies complémentaires sans bousculer le système que nous utilisons dans notre modèle économique, dont on sait qu’il doit évoluer, mais qu’il est incapable de s’occuper de tout ce qui est contributif. Donc, ça permet de démarrer une nouvelle approche sans déstabiliser brutalement le système.

Le deuxième instrument que je préconise, c’est le revenu de base, seul instrument, à mes yeux permettant à chacun d’entre nous d’être tantôt contributif, tantôt productif. Il permet de dégager du temps en toute sérénité pour faire des tâches créatives, des tâches innovantes, des tâches utiles à la société, culturelles, sportives, familiales.

En combinant les monnaies complémentaires et le revenu de base, vous arrivez à quelque chose d’intéressant qui peut faire évoluer le système actuel sans le déstabiliser.

Si je résume ce que fait un futurologue, on voit que face à une problématique donnée, il s’intéresse au passé récent, aux expériences et aux ressentis récents des individus confrontés au changement – car on appelle un futurologue quand il y a des doutes sur l’avenir, face à un changement.

On travaille sur le passé récent et aussi, beaucoup, sur le passé ancien, voire très ancien. Les historiens, les anthropologues, les archéologues sont capables de nous dire ce qu’il s’est passé et, souvent comment ça s’est passé. Le futurologue, lui, va s’efforcer d’ajouter une dimension : pourquoi ça s’est passé. La réponse n’est pas dans la petite histoire, elle est, toujours, dans la grande.

Pour conclure, le travail d’un futurologue ne se limite pas aux propositions qu’il fait. Ce qui est intéressant, ce sont les arguments qu’il avance pour arriver à ces propositions. Il est là pour nourrir le débat. Il faut donc qu’il soit créatif, passionné par l’Histoire, la cybernétique et la technique.

 

Débat

 

Participant.

Tout à l’heure, vous avez parlé de cent ans. Pour un prospectiviste, cent ans, ça ne veut rien dire. Cent ans, c’est la vie quotidienne, quand vous êtes un forestier finlandais. Là-bas, ça ne pousse pas très vite, il fait froid. Chaque jour, vous plantez des arbres que l’on exploitera dans cent ans, car, et vous déterminez quels arbres vous allez couper, qui ont été plantés il y a cent ans. Inversement, quand vous êtes dans une startup du numérique, cent ans, ça n’existe pas. On parle en mois.

Pour nous, prospectivistes, le temps, ça n’existe pas dans l’absolu : il y a deux choses qui comptent : les inerties et les ruptures (plus peut-être que les dynamiques). La prospective ne sert à rien si vous vous contentez d’étudier des tendances lourdes. Tout le monde peut le faire. Ce qui est important, c’est de travailler sur les ruptures.

Geneviève Bouché :     La perception que j’ai des ruptures est la suivante : on vous montre, en ce moment, en préparation de la COP21, des icebergs dont des morceaux entiers tombent. Ça fait peur ! En fait, le morceau tombe à un moment donné, mais le processus qui l’a fait tomber est très lointain. Les ruptures ne se produisent pas par hasard. Par exemple, l’invention de l’informatique, c’était écrit. Ce n’est pas une rupture. C’est un processus extrêmement lent qui s’accélère. Il y a très longtemps, on avait besoin de filer la laine, pour porter autre chose que des peaux ; un jour, on s’est aperçu que ça usait les doigts et que ça prenait beaucoup de temps ; on a inventé le métier à tisser, qui nous a familiarisé avec la complexité… tout cela a débouché sur des ordinateurs et des smartphones, et ce n’est pas fini.

Participant : Vous avez dit que la chose importante, ce n’était pas de proposer une idée, mais d’expliquer pourquoi on l’a proposée. Pourriez-vous nous dire si le revenu de base a déjà été expérimenté dans un pays.

Participant : la semaine dernière, il y a eu un référendum en Suisse, qui a rejeté le revenu de base. En revanche, la Finlande a prévu de l’expérimenter.

Geneviève Bouché :     Le revenu de base, ce n’est pas nouveau. Les Romains l’ont utilisé quand les grands propriétaires ont concentré la possession des terres et expulsé les petits paysans. Pour que ces derniers ne se révoltent pas on leur a donné panem et circenses, du pain et du divertissement. Une solution catastrophique à moyen terme.

Participant : Vous faites un lien, dans votre livre, entre le revenu de base, les monnaies locales complémentaires, avec une certaine cohérence d’ensemble.

Geneviève Bouché :     J’ai parlé de la génération Y et des suivantes et, ces générations Y et suivantes, que disent-elles ? Eh bien ! pour elles, posséder n’est pas une priorité. Par contre, ce qui est prioritaire, c’est de s’accomplir. Elles veulent aller dans les pays où on leur fait la promesse que non seulement elles vont s’accomplir, mais leurs enfants vont s’accomplir. C’est la stratégie développée par le Canada pour attirer à elle des talents occidentaux. Il y avait des futurologues derrière cette démarche qui a très bien marché. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre pourquoi cette politique fonctionne. Les générations Y et suivantes ont des parents qui n’ont pas connu la guerre. Pour les parents et, a fortiori, les enfants, le frigo était rempli et on allait à la banque chercher du liquide… Donc, les niveaux inférieurs de la pyramide de Maslow étaient assurés et ces générations attaquent l’histoire de leur vie au niveau supérieur, l’estime de soi.

Donc, le revenu de base part du principe que la société capitalise sur le désir d’estime de soi et que les gens ne travaillent plus seulement pour gagner leur vie, mais qu’ils veulent l’estime de la cité où ils vivent, sa reconnaissance. Une reconnaissance extra-financière qui peut passer par des monnaies complémentaires intelligentes.

Participant : Quand on lit certains livres de science-fiction, on est dans la futurologie. Il y a tout un tas d’idées destructives… qui sont très intéressantes. Est-ce que vous en tenez compte ?

Geneviève Bouché :     Ma réponse va être super courte : oui.

Participant : Je suis économiste, donc, ce qui m’ennuie dans le principe du revenu de base, c’est que c’est un concept de pays riches. On considère que l’on peut donner une certaine somme aux gens qui ont la chance d’être dans les bons pays pour vivre et s’épanouir à leur guise, sans rien produire de leur existence. Je ne fais pas l’apologie du travail, mais il y a beaucoup de gens qui passent leur vie à s’échiner pour gagner une misère et celui qui sera né dans le pays voisin, le citoyen ordinaire, il aura droit à une liberté totale par rapport aux contraintes du travail. On a intérêt à verrouiller nos frontières.

Geneviève Bouché : Je vous ai dit que des approches destructives vont nous permettre de répondre à ces nouvelles attentes que j’expliquais, avec la pyramide de Maslow… Le revenu de base, si vous essayez de le comprendre dans le schéma économique que vous connaissez, ça va être très dur. Les discussions sont interminables. Par contre, si on dit : « J’ai le droit de faire des propositions destructives. », à ce moment-là, on va chercher la solution qui permet de le faire. Par exemple, celle que je propose consiste à raisonner comme les chefs d’entreprise qui ont des coûts fixes et des coûts variables. Si une population a cent citoyens, on va partir du principe que ces cent citoyens sont cent sacs à talents. Ils sont remplis de talents. À eux tous, ils ont des talents qui permettent de faire des choses formidables. Le but est qu’ils révèlent leurs talents, qu’ils améliorent leur expertise et qu’ils s’enrichissent les uns les autres. J’ai donc en coûts fixes ce que me coûtent ces personnes pour s’assumer et se développer, et en coûts variables ce que je peux leur donner en plus pour qu’elles fassent encore mieux.

Dans le budget national, le revenu de base est considéré comme le coût fixe de la nation et quand on aborde la question sous cet angle-là, ça change complètement la vision, et dans le schéma que je propose la question que vous venez de poser n’est plus cohérente.

Participant : Vous avez parlé du revenu de base. Je voulais revenir à la notion du groupe de base, qui va s’en rapprocher. Puisque vous parlez d’estime de soi et de fonder, finalement, une économie centrée sur ces besoins supérieurs, en ayant résolu les besoins de base, comment voyez-vous l’évolution de l’appartenance au groupe, alors que nous avons, d’un côté, une tendance récente, qui a entraîné une nucléarisation complète de la société, avec une déconstruction de tous les systèmes de groupes historiques et qu’il reste trace dans l’inconscient collectif de systèmes de groupes hérités de périodes très anciennes ? Peut-on, vraiment, développer l’estime de soi dans des réseaux complètement éclatés ? N’y a-t-il pas nécessité de revenir à un groupe cohérent ? Quel est le groupe du futur ?

Geneviève Bouché : C’est une très bonne question. Je vais souligner votre propos par un exemple. Les entreprises ne veulent plus faire de CDI. Eh bien ! Ça tombe bien, car les jeunes ne veulent plus de CDI. Là, ça veut dire que le système explose complètement. Pourquoi les jeunes ne veulent plus de CDI ? Ils veulent réussir leur parcours de vie et ils ont l’impression que s’ils rentrent au marketing de L’Oréal, ils vont se traîner sept ans avant d’aller du marketing à la finance ou à la com, ou ailleurs.

Or, avec des CDD, ils vont pouvoir faire un petit coup de marketing orienté finance ou orienté com’… On assiste à une sur-individualisation généralisée. Le phénomène est d’autant plus préoccupant que ces mêmes générations ne veulent plus posséder. Ils peuvent emprunter la voiture du voisin, habiter dans l’appartement de quelqu’un qu’ils ne connaissent pas… Ils se mettent hors-sol. Ces mécanismes posent problème : on ne peut pas construire une société où tout est volatil, les individus, les entreprises, le capital des grandes entreprises… Le monde vers lequel on va est de plus en plus collaboratif, et il va falloir une réflexion approfondie sur ce sujet.

La civilisation vers laquelle on va est celle d’une génération qui va développer l’empathie et ça fait sens, car l’empathie est un mécanisme mental qui se développe lorsque les facultés intellectuelles des individus se dynamisent. L’empathie a un revers de médaille : elle suscite l’excitation, la compétitivité entre les castes, entre les groupes. L’ordre mondial va donc se structurer autour de ces mécanismes-là : la cohésion qui, jusqu’à maintenant, reposait sur du matériel, des lieux, des noms… va se dématérialiser, et se combiner avec des mécanismes d’empathie avec inévitablement des frictions entre castes empathiques. C’est un sujet de réflexion extrêmement intéressant pour un futurologue.

Participant : Vous nous avez dit que le changement se ferait en passant du productif au contributif, mais quels outils suggérez-vous pour ce passage ?

Geneviève Bouché :     On ne passe pas du productif au contributif. On fait du contributif. Vous-même, je suis sûre que vous êtes président d’une association. Donc, vous êtes contributif, car votre association est utile et, d’ailleurs, vous croyez à ce qu’elle fait.

Participants : Certes, mais y a-t-il des outils pour permettre à la société d’encourager le contributif ?

Geneviève Bouché :     C’est la combinaison des monnaies complémentaires et du revenu de base qui permet de le faire. Le revenu de base, c’est, par exemple, le revenu idéal pour éviter le syndrome de Denis Papin, inventeur génial dont les travaux nous servent toujours, mais qui est mort tellement pauvre que l’on ne sait même pas où est sa sépulture. Avec le revenu de base, on peut se dire qu’on va arrêter de saborder des talents, des pistes de réflexion qui n’ont pas pu cheminer parce qu’il fallait gagner sa vie.

Participante : À un moment, vous avez parlé de sociétés occidentales. J’ai l’impression que votre référence, c’est l’Europe de l’Ouest, et que ce que vous dites ne colle pas bien avec les États-Unis, plus communautaristes, ni avec l’Afrique, l’Inde, sans parler du Moyen-Orient.

Geneviève Bouché :     La question que je me suis posée, c’est : qu’arrive-t-il à la civilisation occidentale  (qui a diffusé, avec des variantes, dans le monde entier)? Elle prend ses racines dans la Renaissance, qui amène l’ère industrielle et la suite que nous vivons. Cette période, dans l’Histoire de l’humanité, est dérisoire : même pas un millénaire. La civilisation qui en émerge ne ressemble pas à ce qui existait jusqu’au Moyen-Âge. C’est pour ça que je ne vous parle pas de l’Afrique ou de l’Asie… : je parle de ce noyau, qui est, pour l’instant, le noyau de référence. Que va-t-il se passer ? L’Afrique, qui est en train de se fabriquer son propre futur, prend des initiatives sur le revenu de base, sur les monnaies complémentaires. Ils ne nous attendent pas.

Participant : Vous avez parlé des activités contributives. Comment on travaille sur le poids respectif des activités contributives et des activités opportunistes ? Par exemple, Google n’est pas vraiment contributif et il est en train de s’emparer de beaucoup de choses sur internet et dans mon domaine, celui de l’architecture et de la construction, on voit se développer des réseaux d’acquisition de matériel composite, de matériaux et de fournitures, par internet, qui sont hors des réseaux de responsabilité depuis le fabricant jusqu’à la mise en œuvre, et qui reportent le coût du risque sur la société toute entière, puisque l’on va de sinistre en sinistre avec des non-garanties. On voit donc une double tendance dans l’utilisation de ces outils : l’une avec des Linux, libres de droits, collaboratifs, l’autre avec des gens hyperactifs qui pervertissent le système.

Geneviève Bouché :     L’exemple est intéressant, car il montre bien la limite du système actuel. C’est à cause de ces limites que l’on est obligé de changer le modèle. Aujourd’hui, le citoyen contribue à enrichir Google et quelques autres, et il n’est pas remercié pour ça. On voit bien que les guerres économiques et les guerres de talents sont de plus en plus libres. Vous évoquez l’architecture, vous voyez bien les luttes pour les talents à l’international. Nous fabriquons des architectes de talent et nous nous les faisons piquer. Je parlais de la stratégie du Canada. Je suis essentiellement dans le monde du numérique ; on s’est fait piller, en particulier une société qui détenait une quantité de savoir phénoménal, un véritable fleuron dans le monde de l’imagerie et du jeu numérique. C’est dramatique ; il est temps que l’on réagisse. Et l’UE dit qu’il faudrait faire quelque chose, mais ça ne va pas vite !

Participante : Je reviens sur la futurologie, que vous nous avez décrite comme un travail quasi-individuel. Pouvez-vous nous parler de la communauté du futurologue. Nous, en prospective, nous sommes très attachés à la réflexion sur le futur, par les experts, mais aussi par les acteurs. Comment travaillent les futurologues, tout seuls, ensemble, avec qui et comment la réflexion collective s’organise ?

Par ailleurs, vous parlez du temps long, mais on a plus entendu parler de temps long vers le passé que vers l’avenir.

Geneviève Bouché :     Je n’ai pas parlé de la première question, car, hélas, c’est un drame. J’ai juste raconté mon expérience personnelle, quand on m’a remis mon diplôme, qui était sur un joli papier en relief et tout… On m’a dit : « Vous savez, les futurologues… ». Voilà. Et, moi, je pense que, les futurologues, on en a besoin. J’ai développé une entreprise que j’ai vendue. Elle marchait très bien, donc, il y avait des besoins. Maintenant, je mets mon savoir et mon réseau d’expérience au service d’associations, d’ONG, de cercles de réflexion, d’élus. Je ne chôme pas !

Pour les histoires de temps long et de temps court, il se trouve que, grâce à la Société Française de Prospective, au printemps dernier, j’ai passé un après-midi avec Alain Berthoz, du Collège de France, qui s’intéresse aux neurosciences. Il était étonné d’avoir une futurologue en face de lui, et il s’est mis à réfléchir à la façon dont le cerveau travaille sur le futur. Il trouvait qu’il fallait aller plus loin dans la réflexion, mais, ce que l’on commence à savoir, c’est que le cerveau est capable de bâtir des projets en dupliquant les expériences qu’il a enregistrées. Il me racontait ça et je trouvais qu’il y avait une grande convergence avec ce que j’expliquais tout à l’heure : collectivement, si l’on veut regarder le futur, il faut comprendre les dynamiques, les composantes de notre vie ensemble, les expressions que l’on utilise sans savoir d’où elles viennent. Par exemple : « Il faut avoir de l’estomac pour faire ça. ». On vient justement de découvrir que l’on a des neurones dans l’estomac (et surtout dans l’intestin).

Je reviens sur l’histoire des entreprises qui ont des échéances de plus en plus courtes. Effectivement, dans les entreprises du CAC 40, on réfléchit… Mais ces entreprises sont gouvernées par des gens qui regardent le profit immédiat, et ne sont pas enclins à réfléchir à l’avenir du métier… C’est d’ailleurs préoccupant.

Dans mon livre, j’aborde le sujet des robots et, en particulier, la question un peu anxiogène : les robots qui, jusqu’à présent, grignotaient nos emplois productifs, sont en train de les dévorer. Il faut se poser la question : comment on réorganise la société à la lumière de cette réalité ? Sur le revenu de base et sur les monnaies complémentaires, on a des questions récurrentes. Sur les robots, on a, aussi, des questions récurrentes. Le robot qui va remplacer l’homme… Non. L’homme a une conscience. D’ailleurs, ceux qui n’ont pas de conscience commencent à être perçus comme des sociopathes et à être regardés différemment. La société vers laquelle nous allons va être exigeante sur la qualité de la conscience de ceux à qui l’on va confier des tâches, dont celle de piloter des robots.

Geneviève Bouché :     Parmi mes activités, je contribue à l’Institut de l’économie circulaire, qui s’intéresse à l’économie de la fonctionnalité et qui est un organisme parlementaire financé par de grandes entreprises, mais dont la production est destinée au Parlement. J’y suis, pour essayer d’insuffler une vision. Quand je prends la parole dans les commissions, les gens réagissent : « Ah ! Mais c’est passionnant. On voudrait en savoir plus… », mais il y a un gros problème : ils comprennent tous, il réfléchissent à des solutions pour mettre en place cette économie, mais ils ne comprennent pas que pour en tirer le plein bénéfice, il faut changer les fondamentaux du système actuel. C’est très compliqué.

Voilà le genre de travail que je fais.

Rappel de la saison 2014-2015

Rappel de la saison 2014-2015
  • Le 8 octobre 2014, nous avons exploré avec avec Louis Raffin et Jean-Pierre Goux un grand classique de la prospective : l’utilisation de la fiction.
  • Le 19 novembre, nous avons reçu Kimon Valaskakis, qui a été professeur à l’Université de Montréal et Ambassadeur du Canada à l’OCDE. Il préside la Nouvelle École d’Athènes, un « think and do tank » qu’il a créé il y a dix ans, et nous a parlé de ses méthodes et de ses projets.
  • Le 17 décembre 2014, Vincent Pacini, consultant, professeur associé au CNAM Paris et chercheur associé au Pacte (université de Grenoble), est venu nous présenter les méthodes prospectives participatives qu’il a développées de façon pragmatique pour aider les territoires et les entreprises à progresser et à résoudre leurs problèmes.
  • Le 26 janvier 2015 nous avons reçu Nathalie Ceccuti-Etahiri, architecte-urbaniste de l’État et chef de la mission prospective au Commissariat général au développement durable du MEDDE, pour un débat autour de la ville.
  • Le 4 mars 2015, le Café a reçu Madame Claude Revel, Déléguée interministérielle à l’intelligence économique et auteure de plusieurs ouvrages sur l’intelligence économique et le soft power dont La France : un pays sous influence? (Vuibert, 2012) et Développer une influence normative internationale stratégique pour la France (Rapport au Ministre du Commerce extérieur, 12/2012).
  • Le 29 avril 2015, nous avons reçu Christian Gattard, auteur de Mythologies du futur (2014).
  • Le 3 juin 2015, le Café de la prospective a reçu Lionel Janin, chargé de mission numérique à France Stratégie. Une soirée où l’on a parlé de technologie, mais aussi d’action publique, de méthodes scientifiques et de politique.

Rappel de la saison 2013–2014

Rappel de la saison 2013–2014

En 2013–2014

  • Le 2 octobre 2013, le Café de la prospective a reçu Jean Joseph Boillot, autour de son livre Chindiafrique ;
  • le 6 novembre 2013, Virginie Raisson, auteure de « 2033, Atlas des Futurs du Monde » ;
  • le 11 décembre 2013, Jacques Theys et Eric Vidalenc, qui nous ont présenté « Repenser les villes dans la société post carbone » ;
  • le 15 janvier 2014, nous avons reçu l’anthropologue Stéphane Juguet, entouré d’Édith Heurgon, directrice du Centre culturel international de Cerisy et de Sylvain Allemand, journaliste, pour parler de leurs expériences de « prospective-action », en s’appuyant notamment sur une démarche réalisée pour l’agglomération de Saint-Nazaire, « Destinations 2030 ».
  • Le 20 mars 2014, Eric Scherer, Directeur de la prospective de France Télévisions nous a entretenus des nouveaux usages des médias, et surtout des technologies émergentes.
  • Le 14 mai 2014, avec Lorenzo Soccavo, nous avons évoqué les avenirs du livre, de l’édition et de la lecture.
  • Enfin, le 18 juin 2014, pour sa dernière réunion de la saison, le Café de la prospective a reçu Mathieu Baudin, Directeur de l’Institut des Futurs souhaitables.

Rappel de la saison 2012-2013

Rappel de la saison 2012-2013

En 2012-2013 nous avons reçu :

  • Karen Bastien, de WeDoData (ICI un site de Karen),
  • Jean-François Tchernia (Vidéo de JF Tchernia sur les valeurs),
  • Daniel Kaplan, de la FING (Ici, site de la FING )
  • Julien Vert, Chef du bureau de la prospective et stratégie au Ministère de l’Agriculture (Site du CEPE),
  • Stéphane Cordobès, responsable de la prospective à la Datar, (Site de Territoires 2040),
  • Pierre Chapuy, directeur associé du GERPA, (Pierre Chapuy, site du GERPA),
  • et Riel Miller, Chef de la prospective à l’UNESCO.

Rappel de la saison 2011-2012

Rappel de la saison 2011-2012

En 2011-2012 nous avons parlé de tendances, de design, de faits porteurs d’avenir, de scénarios, des apports de diverses disciplines à la prospective, avec :

  • Elisabeth Lulin ,
  • François Bellanger ,
  • Romain Thévenet ,
  • Philippe Cahen ,
  • Laetitia Ricci
  • et Raphaële Bidault-Waddington.