Nathalie Popiolek

Café de la prospective du 5 novembre 2015 – Nathalie Popiolek

Café de la prospective du 5 novembre 2015 – Nathalie Popiolek

Ce soir, nous avons invité Nathalie Popiolek, qui travaille au CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives). Nathalie nous a été chaudement recommandée par Michel Godet, qui a fait la préface de son livre. Nous avons saisi l’occasion de parler de prospective technologique, ce que nous souhaitions depuis longtemps.

Nathalie Popiolek : J’en suis venue à « créer » une méthode particulière de prospective pour la technologie en observant et en écoutant toutes les personnes et en lisant tous les documents qui publiaient des scénarios à long terme dans le domaine de l’énergie. À l’occasion de la COP21, de nombreux scénarios ont été construits, notamment par l’Agence internationale de l’énergie. Au niveau de la Commission européenne, on voit beaucoup de scénarios technologiques, qui vont conditionner les financements via les appels à projets européens. Au niveau français, suite au Grenelle de l’environnement on a eu de nombreuses demandes de prospective, notamment une demande de Trajectoires 2020-2050 de Nathalie Kosciusko-Morizet ou Énergie 2050 d’Éric Besson, pour préparer les travaux de programmation pluriannuelle des investissements.

Donc, beaucoup de résultats, beaucoup de chiffres mais qu’est-ce qu’il y a derrière ? J’ai été particulièrement influencée par mon parcours à l’École française de prospective, par ses méthodes, notamment l’analyse systémique, la place centrale de l’homme, à qui il revient de façonner l’avenir ; l’analyse structurelle, avec les travaux de Michel Godet et Frédéric Ténière-Buchot. La deuxième influence, tout aussi importante, c’est l’aide à la décision : j’ai été élève de Bernard Roy, qui enseignait la théorie de la décision à Dauphine. La théorie multicritère de l’aide à la décision a beaucoup façonné ma façon de voir les choses, toujours associée à une analyse systémique. Et pour tout ce qui concerne l’analyse de l’innovation, car j’ai enseigné ce thème-là, j’ai été influencée par Michel Poix, Norbert Alter, sociologue, et Pascal Le Masson, qui travaille sur l’innovation de rupture.

Avec tous ces éléments, je me suis dit : « Je devrais mieux pouvoir décrypter les scénarios dans le domaine énergétique » (et dans d’autres domaines) et j’ai mis au point une technologie basée sur de grandes étapes.

La première étape est de bien définir le sujet avec le commanditaire de l’analyse prospective. Puisque l’avenir est à construire, il faut le construire en fonction de nos objectifs. On ne peut pas faire de prospective sans se référer à un décideur clairement identifié. Et si l’on change de décideur, on va changer de système à observer et de prospective. Donc, bien identifier le décideur et, en particulier, essayer de connaître ses préférences et ses objectifs et, derrière ses objectifs, ses valeurs. On peut avoir des différences entre les décideurs, selon leurs valeurs en matière de progrès, d’innovation et d’innovation technologique. Donc, bien comprendre les valeurs et les objectifs du décideur et définir le sujet avec lui, pour voir quel est l’objet de l’étude et quelle technologie on va considérer, compte tenu de ses objectifs et de ses valeurs, dans quel champ géographique et à quel horizon nous devons réaliser la projection dans le long terme de cet objet technologique. Si l’on n’a pas bien défini la question, on va partir complètement dans un mauvais sens, sachant que l’on a besoin de travailler sur un système et le système est vu différemment selon que l’on parle à un décideur qui est un politique, un technologue ou un poète…

Ensuite, il faut faire la liste des variables qui vont influencer cet objet technologique et, là, je ne fais pas appel aux matrices d’analyse structurelle comme pouvait le faire Ténière-Buchot ou Michel Godet ; je préfère dessiner un diagramme visuel où l’on voit, au centre, ce que j’appelle la variable cœur, qui va bien définir l’objet technologique, et, autour, les sous-systèmes qui vont influencer cette variable. Sur ce diagramme on voit toutes les variables qui ont une relation avec l’objet technologique et, dans lesquelles on trouve tout ce qui concerne la technologie en elle-même, avec ses lois, son histoire, son évolution possible en fonction des lois de la nature, mais aussi toutes les autres variables qui concernent l’économie, la législation, la sociologie, et que l’on peut associer à cet objet.

On fait une analyse rétrospective de toutes ces variables en interrogeant les experts, puis en identifiant tous les acteurs qui ont influencé ce système. On détermine, pour chaque acteur, ses liens avec l’objet technologique : est-ce un promoteur ou un opposant, un allié, quelqu’un qui va réguler ou qui va jouer sur les aspects économiques ? On essaie de faire une projection dans le futur selon deux types de scénarios : ceux qui concernent l’« arrière de contexte », c’est-à-dire toutes les variables sur lesquelles le décideur ne peut pas agir, car il n’a pas le contrôle de tout, et des choses vont lui être imposées. Donc, on regarde comment, compte-tenu du jeu des acteurs, les variables de contexte peuvent évoluer dans le futur et on fait plusieurs scénarios d’évolution. Ce sont les scénarios de contexte, à l’horizon que l’on s’est fixé. Après, on étudie les leviers d’action du décideur, compte-tenu de ses objectifs, de ses forces, de ses faiblesses, des menaces qui pèsent sur lui, des opportunités et des ruptures qui peuvent survenir.

On va ensuite combiner ces leviers d’action pour déterminer des stratégies possibles, dont on examine ce qu’elles peuvent donner dans le futur, dans les différents scénarios de contexte. C’est alors au décideur de voir les risques qu’il prend à agir de telle et telle façon, selon le niveau de risque qu’il accepte.

Dans les scénarios il ne faut pas hésiter à faire appel à l’imagination, à l’utopie. Cela fait partie de ce que j’ai appris de l’École française de prospective. J’ai été influencée par Yves Barel, pour qui, dans la prospective, il y a une part de prévision, mais aussi une part d’utopie très importante. Il faut donc imaginer des scénarios de rupture aussi bien pour le contexte que pour des stratégies du décideur qui sortent des sentiers battus. Je réfléchis actuellement à une méthode pour imaginer les ruptures et construire des scénarios de rupture.

Pour réaliser ces projections du scénario de contexte, on va projeter les systèmes, les sous-systèmes que l’on a définis, en particulier le sous-système de la technologie, et, là, on ne peut pas laisser libre cours à l’imagination : il faut faire appel aux différentes lois de la prévision technologique qui mettent de la cohérence dans les lois de la nature, les lois physiques. De la même façon, on doit respecter des lois quand il s’agit de projeter les rentabilités économiques. Mais si l’on veut élargir, faire appel à l’imagination, on peut utiliser des méthodes – certaines sont très anciennes, comme l’analyse morphologique – pour imaginer des ruptures. Pour l’analyse de l’innovation, la théorie C-K aide à explorer l’inconnu : on l’utilise pour essayer d’augmenter toutes les fonctions possibles de l’objet technologique. Exemple : j’ai travaillé sur une prospective de la mobilité solaire. L’idée, c’est de prendre une voiture électrique et de la faire recharger, en priorité, par des panneaux solaires qui sont sur le toit d’une maison à énergie positive : on a dimensionné les panneaux solaires pour que l’électricité produite permette d’utiliser la télé, le réfrigérateur, le four, … et de recharger la batterie de la voiture pour aller travailler et revenir. À partir de cet exemple, on a essayé de projeter ça à horizon 2030.

On a donc projeté tous les aspects technologique : la batterie du véhicule, avec ses performances, son rendement, sa fiabilité, l’évolution de ses coûts compte tenu des matériaux qui la composent, de leur raréfaction, etc. On étudie aussi ce que ça implique comme modification du système global énergétique, constitué par la maison où l’on consomme et produit de l’énergie, et par la mobilité. Ce qui est nouveau, c’est que l’on crée une synergie entre le bâtiment et la mobilité : on ajoute des fonctions au bâtiment, qui ne sert plus seulement à se loger, mais aussi à produire de l’énergie et à se déplacer. Donc, c’est une façon d’ouvrir un peu les futurs possibles en créant des fonctionnalités nouvelles et des synergies entre des objets qui n’en avaient pas. Le décideur était facile à identifier : l’étude était commanditée par l’ADEME, dont l’objectif était de répondre au Facteur 4 (division par quatre des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2050). Les objectifs prioritaires du commanditaire étaient donc environnementaux, mais il y en avait d’autres, comme faciliter cette innovation par des subventions, pour la recherche et pour les particuliers, sans que ce soit trop coûteux pour le budget de l’État. Il fallait aussi vérifier l’acceptabilité des mesures pouvant être prises pour faciliter cette technologie, etc.

Il nous a donc fallu identifier les leviers possibles de l’État pour favoriser la mobilité solaire, afin de déterminer une politique publique. Par exemple, quels instruments : subventionner la R et D sur les batteries, sur les panneaux solaires, mais, surtout, sur les smart-grids pour bien assurer la synergie entre le bâtiment et le véhicule (Vehicule-to-Home, Vehicule-to-Grid).

Pour ce qui concerne le contexte (ce qui ne dépend pas du gouvernement), nous avons étudié l’évolution des données énergétiques, celle de la compétitivité de l’industrie française, notamment dans les secteurs automobile et production photovoltaïque, ainsi que les données économiques : prix du pétrole, de l’électricité… Puis nous avons construit des scénarios et regardé différentes politiques possibles. Par exemple, une politique de soutien à la R et D : il va falloir du temps avant que la synergie ne se fasse, et les voitures ne pourraient être en circulation qu’à partir de 2030. Ou bien on ne subventionne pas la R et D, mais on donne beaucoup d’argent aux particuliers et on installe des bornes de recharge un peu partout pour faciliter cette mobilité solaire. Donc, on compare sur plusieurs critères : le coût pour l’État, l’atteinte du Facteur 4 en 2050, l’acceptabilité… Il y avait huit critères en tout. On a comparé ces stratégies et fourni le résultat au gouvernement.

 

DEBAT

Intervenant – L’innovation, c’est quand l’on passe de la créativité au marché. La technologie elle-même n’est pas tellement remise en question. Vous nous donnez l’exemple d’une maison qui donne de l’électricité pour des voitures, de politiques d’encouragement, mais, tout ça, c’est autour. La technologie elle-même, on considère qu’elle existe. Là, vous nous faites le portrait d’une innovation technologique, d’une prospective technologique qui est beaucoup plus tournée vers la société.

Puisque vous avez beaucoup parlé du commanditaire. Vous dites : « Il faut savoir qui il est. Ce qu’il veut. En fonction de sa personnalité et de ses objectifs, de ses valeurs, l’approche prospective va prendre une direction qui ne sera pas la même. ». C’est important, car, si l’on fait de la prospective pour l’aide à la décision, on aide un décideur. Comment ce décideur, ce commanditaire, vous pose la question ?

Nathalie Popiolek :         Dans les études prospectives que j’ai faites, sur le cœur artificiel, c’était un peu un cas d’école. On n’a pas vu le dirigeant de CARMAT. Mais c’est toujours sous-jacent. Il faut savoir révéler les préférences du décideur. Pour l’analyse sur les politiques publiques, nous avions l’ADEME qui représentait le gouvernement, et avec qui — ce qui était important — nous avons pondéré les critères. Il y avait huit critères, dont le budget de l’État, le Facteur 4, l’acceptabilité, la balance extérieure commerciale : si l’on remplace les véhicules à essence par des véhicules électriques, on économise de l’essence, par contre, on va importer des panneaux solaires si l’on se trouve dans le contexte d’une industrie française photovoltaïque faiblement compétitive… Donc, on a essayé de pondérer les critères. C’est l’une des premières choses que l’on fait avec le décideur.

Après, c’est plus subtil : il faut comprendre ses préférences, ce qui est difficile. Par exemple, vous prenez deux tasses de café, l’une avec une cuillère à café de sucre, l’autre avec un grain de plus de sucre. Si vous demandez au décideur de choisir entre ces deux tasses, il ne peut pas le faire, car il n’y a pas de différence pour son utilité. Si l’on rajoute deux cuillères de sucre, là, on commence à avoir une différence. Donc, ça veut dire que les préférences ne sont pas transitives. Dans le cas qui nous intéresse, sur le critère du budget de l’État, il y a des différences entre les politiques, mais elles ne sont pas assez marquées pour que le décideur se prononce. Donc, il faut lui faire hiérarchiser deux décisions sur le critère du coût. Si vous achetez une voiture, vous ne serez pas sensible à une différence de cent euros. Si elle est de quatre-cent euros, vous aurez une préférence faible pour la moins chère, mais vous pouvez vous décider en fonction du design ou des émissions de CO2… Par contre, la décision sera fortement influencée par le prix si la différence est de mille euros.

Le décideur peut aussi émettre un veto : il écartera une politique qui lui convient sur presque tous les critères, sauf un pour lequel la performance est trop mauvaise, … même si elle est très bonne sur tous les critères, il ne peut pas l’accepter. Donc, il faut définir un seuil de veto par critère.

Tout ça, c’est essayer d’identifier les préférences du décideur et c’est très difficile ; c’est pour ça qu’il faut l’avoir à portée de main, pour faire de l’aide à la décision comme pour faire de la prospective, car il nous faut savoir quels sont, selon lui, ses leviers d’action – il les connait mieux que quiconque. Il connaît aussi ses ennemis, les personnes qu’il redoute le plus, ses forces et faiblesses, ses menaces, etc. Enfin, pour définir ses objectifs nous devons connaître ses valeurs.

Dans mon ouvrage je cite Bernard Cazes, que j’ai beaucoup apprécié ; il a écrit sur les typologies des croyances. Il a étudié toutes les analyses prospectives faites dans le passé et analysé comment ceux qui les avaient réalisées voyaient l’avenir. Il en a tiré une typologie fort intéressante. Parfois, on discute avec des collègues, on n’est pas d’accord et souvent, c’est une question de valeurs extrêmement profondes : on ne comprend pas certains objectifs. Bernard Cazes pose la question : « Y a-t-il progrès ? » et la croise avec : « La civilisation moderne est-elle croissante ou est-elle décroissante ? ». Tous les récits prospectifs sont situés dans l’une des quatre cases ou dans une combinaison de ces cases, avec une dominante. Par exemple, Karl Marx avec l’avènement d’une société sans classe va être placé dans la case des personnes qui sont pour davantage de civilisation et de progrès à l’intersection de « il y a progrès » et « la civilisation moderne est croissante ». On peut aussi y mettre Jeremy Rifkin, avec l’émergence d’une société postindustrielle, une société de l’information caractéristique de la troisième révolution industrielle.

Il y a aussi ceux pour qui « il y a progrès » mais « la civilisation moderne est décroissante ». C’est le rétro-progrès, le refus plus ou moins radical de la civilisation moderne, que l’on trouve dans le rapport Meadows, Halte à la croissance, écrit dans les années soixante-dix. Meadows et ses co-auteurs pensent que la technologie n’y pourra rien. Il a une vision très physique de la matière, et considère que si l’on continue la croissance, même avec la révolution technologie – par exemple, avec les énergies renouvelables —, on va épuiser les terres rares, qu’avec le nucléaire, on n’aura plus de place pour stocker les déchets ; il ne parle pas de la séquestration du carbone, mais il pourrait dire : « On ne pourra plus mettre le carbone sous la terre ; il n’y aura plus de place pour le faire. ». En fait, son travail est basé sur la programmation dynamique, c’est de l’analyse de systèmes, mais poussée très loin. Et il montre, avec une vision systémique, que de toute façon on va dans le mur. Pour lui, il faut diminuer la croissance dans les pays développés, partager cette croissance avec les pays en voie de développement et consommer beaucoup moins. On a, aussi, dans cette catégorie, le courant néo-malthusien : il ne faut plus de naissances. C’est la civilisation moderne décroissante. Le type : « Y a-t-il progrès ? Non. » et « La civilisation moderne croissante. », c’est Le Meilleur des mondes d’Huxley. C’est, aussi, La déclaration, de Gemma Malley, un monde où les gens vivent éternellement et où il n’y a plus de place. Il y a les enfants qui ont le droit de vivre normalement et les « surplus » traités comme des esclaves. Après, il y a : « Civilisation moderne décroissante. » et « Y a-t-il progrès ? Non. ». Donc, moins de civilisation et régression. C’est une typologie, mais chacun peut se situer dans l’une de ces quatre cases. Nos actions, nos décisions, nos objectifs sont, conditionnés par ces valeurs et, quand on fait de la prospective technologique au nom d’un décideur, il faut réussir à connaître ses objectifs, pour savoir s’il a vraiment envie que sa technologie se développe ou pas.

Intervenant : Vous avez évoqué, au début, les utopies, mais vous n’êtes pas revenue dessus. Il y a, dans le passé, des utopies qui sont devenues des réalités, auxquelles personne n’avait pensé. Il y en a d’autres, maintenant. Quand se construit une usine qui va fabriquer des batteries pour trois dollars six cents… Ce sont des utopies qui deviennent réalité. Quand vous faites une étude prospective, est-ce que vous choisissez l’utopie avec le décideur ?

Nathalie Popiolek :         Il y a toujours un scénario un peu utopiste. Il y a les scénarios de contexte plutôt tendanciels, sans rupture, et les scénarios avec une « utopie rationnelle », des hypothèses réalistes respectant les lois de la nature, pour ce qui est de la technologie et de son évolution, mais dans lesquels on se permet des bifurcations.

Bien sûr, quand je fait des exercices de prospective, notamment avec mes étudiants, avec un décideur et un commanditaire – ce n’est pas toujours le même -, je les oblige à faire un scénario utopiste. Et quand je vais dans des réunions avec tous les décideurs, les ingénieurs du CEA, les gens rationnels, autour de moi, j’essaye toujours de leur ouvrir l’esprit en disant : « Mais, réfléchissez à d’autres fonctions de cette technologie. Essayez d’imaginer des choses que vous ne pouvez pas concevoir. ». Ce n’est pas facile ; je n’ai pas de méthode pour faire mes scénarios utopistes. Je conseille de surveiller les faits porteurs d’avenir. J’ai beaucoup insisté pour traiter ce sujet sur la synergie entre le bâtiment et le transport, pas tant parce que je crois en la mobilité solaire – ce n’est pas ça qui m’intéresse -, mais parce que l’on peut imaginer des « Véhicules-to-grid » ou des « Véhicules-to-Home ». Une fois le projet terminé pour l’ADEME, on a refait un appel à projets pour ce même sujet, mais avec beaucoup plus de véhicules et beaucoup plus de maisons, dans un éco-quartier. On a eu le financement, et je suis très contente car je travaille avec des personnes de Centrale Supélec, qui vont s’intéresser au réseau. Nous allons réfléchir avec eux aux nouveaux business models qui peuvent être associés à cette synergie.. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le solaire vu de manière intrinsèque… je n’y crois pas plus que ça, mais c’est le fait d’avoir de nouveaux métiers, car on va pouvoir faire du stockage diffus, rendre des services au réseau, restituer de l’électricité quand il y a beaucoup de demandes. Une utopie associée aux bâtiments à énergie positive dans laquelle je ne suis pas forcément suivie par tous mes collègues au CEA

Intervenant        Je pourrais vous citer quatre mots, qui sont : Iter, ASTRID, Génération IV et Hydrogène. – C’est votre voiture électrique mobilité plus maison qui m’y fait penser. – À votre connaissance, ces quatre éléments sont-ils au stade de R et D, de prospective ou d’utopie ?

Nathalie Popiolek :         Il y a deux semaines, j’ai fait un cours d’économie d’énergie aux élèves ingénieurs qui se destinent au nucléaire. Après le cours, les responsables m’ont demandé une présentation sur la prospective. Je l’ai faite. Il y a eu un grand silence, car je leur parlais d’utopie. Je ne savais pas à ce moment-là, ce qu’ils pensaient : j’étais en visioconférence, à Saclay, avec les ingénieurs de Saclay. Il y avait aussi, les personnes de Cadarache et de Cherbourg. J’ai posé la question : « Maintenant, réfléchissez, dans votre domaine, quels sont les faits porteurs d’avenir, pour vous ? ». Il y en a un qui m’a dit : « Iter ». J’ai répondu : « Iter, ce n’est pas un fait porteur d’avenir. C’est une recherche, une technologie. ». Le fait porteur d’avenir, ce n’est pas une technologie, c’est un événement qui va changer une tendance. Est-ce qu’une technologie à elle seule peut changer une tendance ? « Iter, c’est une recherche que l’on peut même considérer comme fondamentale. » Un autre a dit : « Le fait porteur, dans le nucléaire, ça peut être le low cost ». Oui, cela peut être considéré comme un fait porteur d’avenir.

Quant à la technologie ASTRID, ce serait le prototype pour la Génération IV. Au CEA, on travaille sur la réalisation du prototype, pour une mise en service en 2025. On a eu le financement du gouvernement mais on n’est pas sûr de pouvoir construire le prototype. S’il est construit, il faudra le tester. Et, si ça fonctionne, l’industrialisation sera pour 2040, si les industriels, en particulier EDF, acceptent cette technologie qui est plus sûre, mais coûte plus cher que les réacteurs de troisième génération. Donc, ça, c’est une question technologique. Ensuite, l’incertitude, c’est l’acceptabilité d’Astrid par les industriels. Et est-ce qu’il y aura assez d’argent pour le prototype si ces derniers ne financent pas ? Donc, la Génération IV dépend de la réussite d’ASTRID pour la France, mais la recherche a lieu, notamment en Russie. Concernant l’hydrogène, je travaille en particulier sur la mobilité électrique et solaire. Un de mes collègues s’occupe de la mobilité hydrogène. Quand on regarde le développement des véhicules à hydrogène à l’étranger, on peut dire que ça commence à être des faits porteurs d’avenir : dans certaines villes, les flottes roulent à l’hydrogène. Après, il faut faire l’analyse systémique. Par rapport au coût, à la sûreté, à l’organisation du réseau d’approvisionnement en hydrogène, les stations services, et les acteurs. Est-ce que les acteurs, les industriels vont suivre ? Donc, il faut faire une analyse prospective en regardant tous les acteurs concernés par ce sujet et, s’il y a un décideur qui veut, se lancer.

Intervenant – Et vous ne l’avez pas faite, cette analyse ?

Nathalie Popiolek :         Moi, non, mais, à l’institut où je travaille, mes collègues font des analyses de coût de possession de véhicule à hydrogène. Les résultats sont assez optimistes, mais ça dépend du contexte, du prix de l’essence et des subventions qui peuvent être accordées. Et, après, ça va dépendre des infrastructures, voire des innovations dans l’approvisionnement de l’hydrogène (livraison de cartouches remplies…?)

Intervenant – Le Haut conseil de santé publique vient de remettre un rapport sur les impacts sanitaires du changement climatique. J’ai été surpris par votre discours, quand vous nous dites : « La mobilité solaire, je n’y crois pas plus que ça et puis, finalement, ça ne m’intéresse pas. Je préfère m’intéresser au problème de smart-grid, un sujet passionnant. » On voit la difficulté à transmettre le développement d’une recherche complexe sur les alternatives, sur les énergies renouvelables au sein d’une structure qui n’y croit pas, car vous êtes probablement celle qui y croit le plus à l’intérieur du CEA. Vous venez de nous dire que la plupart des autres avaient quand même beaucoup de difficultés à suivre ce discours. Du coup, la question que je me pose, c’est celle de l’imagination des ruptures. Vous dites : « Il faut, à un moment donné, avoir l’utopie, avoir la vision positive, mais les ruptures, ça vient dans les deux sens. Ruptures positives et ruptures négatives. Comment pouvez-vous tester les hypothèses des innovation technologique aux effets asynchrones, avec des premiers bénéfices qui répondent bien aux lois de la technologie et puis, beaucoup plus tard, des effets secondaires dus aux lois de la nature, par une accumulation d’effets faibles ? Donc, du coup, « mettre de la cohérence dans les lois de la nature » me paraît ambitieux dans cette vision systémique, car, si l’homme façonne l’avenir, il modifie aussi son environnement, et a provoqué en un siècle ce réchauffement climatique qui nous force à fixer un objectif de deux degrés en 2100. Ce qui veut dire que l’on va avoir beaucoup plus de pressions à l’horizon 2050, et que nous devrons limiter notre consommation d’énergies fossiles pour atteindre cet objectif. Donc dépendre de la réussite des projets sur les énergies renouvelables qui vous sont confiées. Cela m’intéresse de savoir comment on y parvient, comment on arrive à mettre au point, à l’horizon 2030, quelque chose qui réponde aux besoins énergétiques de nos sociétés. Comment peut-on proposer un avenir, un scénario, pour la survie de l’espèce passant par des énergies renouvelables alternatives ?

Intervenant : Vous dites : « Il faut identifier le décideur. ». Bien sûr. Qui a décidé que ce réchauffement viendrait à 0,85 degré, actuellement ? Personne. On le mesure. Donc, du coup, on doit en tenir compte. Et c’est sur ces lois-là, ces lois de la nature, qui s’expriment à travers des symptômes que l’on mesure par ce réchauffement et tous les autres bouleversements environnementaux que l’on doit, aussi, comprendre notre impact technologique. Comment on l’intègre dans l’ensemble de votre réflexion ?

Nathalie Popiolek :         Vous avez dit que je ne croyais pas à la mobilité solaire. Ce n’est pas ça du tout. Bien évidemment, je n’ai pas à y croire ou à ne pas y croire. J’éclaire la question qui m’a été posée via l’ADEME par le gouvernement : « quelles sont les politiques à mettre en place pour favoriser la mobilité solaire à l’horizon 2030 en France ? ». Je me suis mal exprimée, car je voulais                                                                                                                                                                  répondre à la question sur l’utopie. Ce qui m’intéresse, du point de vue méthodologique, c’est la synergie et c’est là que je voyais l’innovation. Je ne la voyais pas seulement dans la technologie, mais aussi et surtout dans l’organisation des systèmes. Et c’est pour ça cela m’intéresse particulièrement, du point de vue méthodologique et pour la réflexion sur l’utopie, mais je ne porte pas de jugement du tout sur l’énergie solaire. Au CEA, il y a des chercheurs qui travaillent sur la technologie qui y croient énormément ; moi, je ne travaille pas sur la technologie. J’ai travaillé sur le projet pour faire les prévisions technologiques sur les batteries… Je suis allée souvent à l’Institut National de l’Énergie Solaire pour ce projet. Et, là ils y croient et ils font tout pour développer la technologie, avec des essais réels. Ils ont des voitures solaires, qu’ils rechargent au travail, sur le centre de Chambéry. Ils mesurent l’usure des batteries, mais ce qui leur importe, c’est le système soft associé aux recharges pour optimiser les temps de recharge. Ils travaillent sur les normes.

Au CEA, il y a plusieurs directions : la direction de la recherche technologique travaille sur les énergies alternatives, et la direction de l’énergie nucléaire travaille sur les réacteurs nucléaires actuels et sur la Génération IV. Ce qui m’intéresse, c’est l’organisation des systèmes. J’ai d’ailleurs demandé à l’ADEME qu’elle finance un projet sur l’énergie solaire pour les éco-quartiers.

Dans mon institut, Françoise Thais travaille avec le laboratoire de recherche sur le climat et ils ont étudié la répercussion du réchauffement climatique sur les vents et, donc, sur la production des énergies renouvelables. Ce sont des choses que l’on commence à regarder l’influence de l’homme sur les énergies renouvelables que l’on peut mettre en place pour lutter contre le réchauffement, sachant que le réchauffement climatique peut avoir une influence sur leur productivité.

Concernant vos interventions à propos de l’impact de l’Homme sur son environnement et en particulier sur le changement climatique, j’ajouterais un point soulevé notamment par Alain Touraine sur les politiques publiques et le paradoxe de l’incertitude. Aujourd’hui l’incertitude maximale est non pas générée par des évènements extérieurs mais par la mise en œuvre des moyens destinés à maîtriser l’environnement. Les politiques publiques sectorielles actuelles consistent à gérer les désajustements créés par les autres politiques sectorielles…

Intervenante :  Je suis étonnée, car vous tenez énormément compte des valeurs du commanditaire. Personnellement, quand j’aborde un sujet, je le traite par moi-même, avec mes utopies, avec mon intuition. Après, dans le rapport que l’on va remettre, j’accepte de tenir compte, un petit peu, du donneur d’ordres. Peut-être que j’interprète vos propos… Je suis toujours très méfiante quand le consultant que l’on est allé chercher pour ses compétences se coule dans la pensée ambiante.

Nathalie Popiolek :         Dans mes travaux de recherche, si je fais une analyse bibliographique je ne m’occupe pas du décideur. Par exemple, que disent les modèles macroéconomiques endogènes sur les politiques publiques à mettre en place au niveau mondial pour réduire les émissions de gaz à effet de serre en gardant une croissance. Là, je ne vais pas chercher le décideur. J’essaye de comprendre les équations des modèles et je les critique … Par contre, pour ce travail de prospective technologique, j’ai monté une méthodologie en me référant à un décideur, car je suis très influencée par mon ancien professeur de théorie de la décision, Bernard Roy. Je me souviens de ses cours : le père de famille qui achète sa voiture en prenant en considération son épouse et ses enfants, quels sont ses critères de choix ? Ça m’a beaucoup marquée. Après, quand j’ai utilisé, pour un programme de recherche, cette méthode de décision multicritère avec un décideur et que j’ai présenté des travaux dans des séminaires, à des scientifiques, j’ai eu la remarque pertinente d’un sociologue : « Oui, mais votre approche n’est pas bonne, car vous ne prenez pas assez en compte l’opinion publique dans vos critères et dans votre évaluation des critères. ». Donc, c’est pour ça que je rappelle, dans mon livre, à la fin de cette étude de cas que j’ai traitée, la formule de Michel Godet, « anticipation, appropriation et action ». Il est sûr que le décideur ne doit pas être seul. Même si c’est notre référence dans ma méthode, pour ce travail de prospective technologique, il faut laisser une place à l’appropriation, c’est pourquoi le mapping de variables est intéressant : ce n’est pas une boîte noire, je n’utilise pas de programmation dynamique ou de modèles macroéconomiques…. Dans ce cadre de prospective technologique, c’est un outil de dialogue avec les parties prenantes. Je n’en ai pas parlé, et vous faites bien de le dire, c’est important de voir les parties prenantes, ceux qui vont subir la décision.

Intervenante :  J’avais deux questions. Vous avez déjà répondu en partie à la première qui est sur la dimension collective, car, effectivement il n’y a pas que le décideur, il y a des organisations. Et vous gommez cette autre dimension de la prospective à la française qui est le fait de mettre les acteurs autour de la table pour construire un futur désiré, qui entraîne le passage à l’action. Je voulais avoir votre point de vue sur cette dimension collective.

L’autre question. Sur la prospective technologique, sûrement la plus ancienne, la plus partagée au niveau mondial, donc, que font les autres pays, que pensent-ils ?

Nathalie Popiolek :         En fait, j’ai peut-être forcé le trait sur le décideur, car je ne le vois jamais apparaître, quand j’écoute des prospectives. Je parlais des scénarios de l’AIE, des scénarios européens ou des scénarios français dans le cadre du Grenelle… C’est pour ça que j’insiste beaucoup sur le décideur, mais j’oublie de parler de l’appropriation et c’est le point le plus important. J’en parle dans mon livre où je dis : «  Attention aux boîtes noires. Ayons un langage clair qui exprime le processus. Ce qui est important, c’est autant le processus que le résultat », et le processus, c’est la discussion avec toutes les parties prenantes C’est pourquoi le fait de poser les choses clairement, avec un sujet précis, les valeurs, les objectifs, permet d’écrire les choses et de les rendre transparentes pour une meilleure discussion et une meilleure compréhension. Je suis donc tout à fait d’accord. Bernard Roy, dans ses mémoires, dit que quand on lui demandait de faire de l’aide à la décision, dans les années 1960, c’était de la prescription. Et, au fil de sa vie professionnelle, ça a beaucoup changé. Après, ce qu’il faisait n’était plus du tout prescriptif. Pendant tout le processus de décision, les décideurs changent eux-mêmes les paramètres. Donc le processus en discussion est très important et il faut que les choses soient claires. C’est pour ça que mes diagrammes, mes mappings sont assez simplifiés et que je ne fais pas appel au feedback, ce qui est faux du point de vue théorique, mais permet d’être plus clair. Donc, pas de feedback, justement, pour travailler plus sur le dialogue. Après, on peut en faire, mais d’abord on clarifie.

Sur ce qui se fait au niveau mondial, j’avais fait un petit diagramme repris de Domenico Rossetti, directeur de la prospective à la Commission Européenne.

Il a fait une typologie des approches prospectives, avec un axe approches quantitatives / approches qualitatives et un axe approches basées sur les experts / approches axées sur les parties prenantes. En substance, les États-Unis font plus de qualitatif, de littéraire, avec une vision sociopolitique large, même si une grande partie de nos méthodes, rationnelles et assez quantitatives, nos prévisions technologiques, viennent de la Rand Corporation. Après la Guerre du Vietnam, ils n’ont pas gardé ces méthodes de l’armée américaine. Au niveau de la Commission Européenne, les roadmaps technologiques sont très quantitatives et basées sur les experts. Là, je trouve que l’on ne fait pas assez appel à l’utopie et aux ruptures.

Donc, aux deux extrémités, je mettrais les forecastings et modélisations européennes, très quantitatives et basées sur des experts et, à l’autre extrémité, les approches plus larges, de portée sociopolitique, avec une vision plus littéraire. En France, on reste assez sur des modèles ; il y en a beaucoup qui tournent, utilisés pour les scénarios, et qui sont aussi utilisés en Europe. Je pensais qu’il fallait ouvrir un peu ces modèles, ces boîtes, pour faire plus appel à l’analyse des systèmes et à la vision qualitative, pour que l’on voie de quoi on parle.

Intervenant :     Une question sur les faits porteurs d’avenir, qui est l’une des notions les plus complexes quand on fait l’exercice de la prospective technologique, mais, aussi, l’une des plus importantes, car c’est grâce à elle que l’on va pouvoir construire des scénarios d’avenir. Concrètement, quelle est la nature de cette notion ? Est-ce une technologie, une politique, de la géopolitique ? Est-ce que ça a forcément une connotation positive ou est-ce que ça peut avoir, aussi, une connotation négative ? Est-ce que ça peut être la petite goutte d’huile qui va débloquer tous les rouages ou le petit grain de sel qui va, justement, tout bloquer ?

Nathalie Popiolek :         Vous avez raison. C’est le point le plus important. Georges Amar parle de deux futurs : le futur connu, que l’on peut saisir avec les prévisions, et le futur inconnu. Ce qui l’intéresse surtout, c’est le futur inconnu et il dit qu’il faut savoir le dompter. Il l’approche par les mots. Il dit : « On peut lui parler. ». Quant à la définition du fait porteur d’avenir, elle a été donnée par Pierre Massé, qui fut Commissaire général au Plan : « c’est un fait infime par ses conséquences présentes et immense par ses conséquences futures ». C’est donc quelque chose qui va modifier une tendance lourde et faire une nouvelle tendance. Donc, quand l’un des étudiants m’avait dit : « Est-ce qu’Iter est un fait porteur d’avenir ? », je lui avais dit : « Non. », car, pour moi, c’est une technologie, une recherche. Un fait porteur d’avenir, c’est tout élément qui va modifier sensiblement la tendance. Par exemple, il y a une tendance à la croissance du nombre de véhicules dans Paris, et une inflexion de tendance, une diminution du nombre de véhicules immatriculés dans Paris. Est-ce que c’est un fait porteur d’avenir annonçant une grande modification de tendance, vers une ville où il n’y aura que des vélos… ? C’est un changement de tendance. Dans mes travaux, notamment avec mes étudiants, détecter les faits porteurs d’avenir est le plus difficile. Ceux qui savent le faire sont ceux qui sont très curieux, et au courant de tout ce qu’il se passe. Par exemple, ils ont fait un travail sur la voiture autonome – je ne sais pas si c’est un fait porteur d’avenir – avec un scénario de rupture où la voiture serait mise à disposition gratuitement par un groupe de supermarchés, et irait obligatoirement faire ses courses dans ce supermarché.

Intervenant : Là, c’est plutôt un business model ! C’est Ikea qui va mettre à disposition des voitures gratuites. Nous avons tendance à mettre à côté des faits porteurs d’avenir les « signaux faibles ». Comment définit-on un signal faible ? C’est quelque chose qui émerge, et se voit très peu. Comment utilise-t-on un signal faible ? Pour dire vrai, on utilise un signal faible quand il commence à être beaucoup moins faible. Je pense que ceux qui réussissent, les Mark Zuckerberg, les Elon Musk, les Steve Jobs, ce sont les premiers à saisir le signal faible, alors qu’il est encore très faible. En 1977, sur la Côte Est, un ponte de l’industrie informatique disait : « Je ne comprends pas pourquoi un individu aurait besoin ou voudrait un ordinateur chez lui. ». Au même moment, sur la Côte Ouest, Steve Jobs et Steve Wozniak, sortaient l’Apple II, l’ordinateur personnel mythique.. Donc, il y en avait qui avaient vu les signaux faibles et il y en avait un autre, pourtant dans l’industrie depuis des décennies, qui n’avait rien vu du tout.

Intervenante :  Je me souviens, quand j’étais en relation avec les Commissaires au plan, ce qui s’appelait les faits porteurs d’avenir, c’était les décisions que l’on prenait qui allaient modifier l’avenir. Ça se passait dans l’autre sens. C’est un propos que je développe beaucoup dans les interventions que je suis amenée à faire, je dis aux gens : « Attendez. On va vers une société 2.0 et ce n’est pas par hasard si cette société a développé le 2.0. C’est dans l’autre sens que ça marche. On pouvait concentrer nos efforts sur des tas de choses et on a concentré nos efforts sur ce qui favorise notre mobilité, l’interaction entre les gens. Et pourquoi on le fait ? C’est qu’on arrive dans une civilisation qui est dans la partie haute de la pyramide de Maslow, en particulier l’estime de soi. L’estime de soi, on la fabrique avec les autres, on a besoin des autres, donc on a orienté nos choix technologiques vers une société 2.0. Je trouve que c’est important de rappeler ça, car, quand j’entends mes concitoyens raisonner dans l’autre sens – et je l’ai fait, moi aussi – pour les faits technologiques, par exemple, et, en particulier, tout ce qui concerne le numérique, on donne (et on répand) l’impression que l’on subit ces changements, alors qu’on en est les acteurs. Et il faut que l’on soit imprégné de l’idée qu’on en est les acteurs. Je me suis fâchée contre les collègues qui réfléchissaient sur l’homme qui va être dépassé par la machine. Je suis désolée… C’est nous, la machine, et si elle fait des mauvaises actions, c’est qu’on l’a programmée pour.

Intervenant :   Une question entre la prévision et la prospective : comment gérez-vous l’incertitude que l’on a sur l’arrivée à maturité de certaines briques technologies, nécessaires pour décoincer les chaînes… ?

Nathalie Popiolek : Dans l’identification des variables du système technologique, il faut travailler avec les personnes qui font la recherche sur cette technologie, identifier avec les experts tous les verrous et essayer de comprendre ce qui bloque. Après, on fait des hypothèses. Est-ce que ce verrou-là va être levé ? Oui ou non. Est-ce que, pour lever ce verrou, il suffit de mettre plus d’argent dans la recherche ? Le lien entre le budget que l’on met dans la recherche pour lever le verrou et la probabilité que le verrou se lève n’est pas déterministe du tout. Peut-on mieux comprendre ce lien-là ? Seuls les chercheurs peuvent nous éclairer. Dans la prévision, on a des lois déterministes ; par contre, pour lever les verrous technologiques, on n’en a pas, on a soit des lois stochastiques, soit pas de loi du tout, et dans ce cas il faut faire des scénarios à l’intérieur des scénarios. C’est une question sur laquelle je réfléchis : va-t-on réussir à débloquer le verrou et que faut-il faire pour le débloquer ? Une fois qu’on a compris ce qu’il faut faire pour le débloquer, on peut lancer une enquête Delphi, par exemple. J’en ai fait une : « en quelle année pensez-vous que l’on arrivera à mettre au point des céréales capables de fixer l’azote de l’air ? » J’ai envoyé la question à deux-cents experts au niveau mondial, et dégagé un consensus sur des dates. Donc, des méthodes d’experts ou des scénarios… C’est tout ce que j’ai comme outils.

Intervenant :     Vous parliez de l’arrivée des véhicules électriques. Dans le groupe de travail, vous avez eu combien de personnes autour de vous pour réfléchir à cette réflexion ? Le terme « veto » m’a gêné. En quoi les personnes peuvent donner un avis sur un avenir imaginaire ?

Nathalie Popiolek :         Le projet pour l’ADEME a duré deux ans et demi. Donc, autour de la table, il y a eu beaucoup de monde à côté de nous, CEA Saclay. Le CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment) a fait des simulations sur la consommation d’une famille dans un bâtiment, avec les panneaux solaires sur le toit, le moment de production d’électricité, celui de l’utilisation par les appareils électroménagers, par la batterie du véhicule, les plages de restitution au réseau. L’IFPEN (IFP Énergies nouvelles) a fait les calculs de rentabilité, de coût de possession du véhicule électrique et des panneaux solaires pour l’habitant de la maison. L’université Paris-Dauphine nous a aidés à définir les politiques publiques : politiques d’offre, de demande, mixtes, et les leviers politiques. L’Institut National d’Énergie Solaire (CEA, site de Chambéry), nous a fourni les informations techniques sur les batteries, les panneaux solaires et leur gestion par les utilisateurs.

Là, nous avons un nouveau projet, pour lequel nous aurons l’appui du CSTB, avec des modèles très performants d’utilisation de l’énergie dans le bâtiment, de Centrale Supélec pour les calculs sur les services rendus au réseau. Avec Supélec, je vais essayer d’évaluer la valeur économique des services rendus au réseau (réglage de fréquence primaire). Ma collègue spécialisée dans le CO2 va travailler sur l’empreinte carbone et l’analyse du cycle de vie pour voir si ça ne pose pas de problème de matériaux rares. Un autre collègue va calculer les coûts de possession du véhicule. Et, le CEA de Grenoble va nous fournir des données sur la mobilité des voitures électriques utilisées dans le centre de Grenoble et Mopeasy sur les déplacements des flottes de véhicules électriques utilisés en auto-partage. Donc, il y a beaucoup de personnes, on va manipuler beaucoup de données et essayer de faire quelque chose de cohérent avec cela.

Le veto, ce n’est pas pour dire qu’on ne veut pas tel ou tel futur. C’est pour dire, quand on compare des actions ou des décisions, je place des limites sur certains critères de choix. Ce ne sont pas des vetos sur les avenirs, mais plutôt des contraintes.

Intervenante :  Je n’appartiens pas à l’univers technologique, mais il y a un présupposé : quand on discute avec le décideur, on a l’impression qu’il sait où il veut aller. Mais il n’y a aucun cas où il n’en sait rien ? Si l’on fait appel à vous, c’est qu’on est perplexe, qu’on ne sait pas où l’on va.

Nathalie Popiolek :         Le processus de décision, c’est vraiment aider le décideur. D’abord, sur le contexte. Le contexte, ce sont les éléments sur lesquels il ne peut pas jouer. Donc, là, on peut l’aider à tracer des futurs possibles. Déjà. Après, il faut pouvoir analyser ses points forts, ses points faibles. Ça, c’est ce qu’il peut faire.

Intervenante :  Vous disiez qu’il connait ses points forts, ses points faibles, mais [on a] des exemples d’entreprises où, apparemment, ils ne les connaissaient pas et ils ont fait faillite.

Nathalie Popiolek :         On le questionne pour voir quelles sont ses forces et ses faiblesses. Après, on peut l’aider à définir les acteurs qui le menacent et les acteurs qui peuvent être alliés. C’est en dialoguant avec lui qu’on le fait. Moi, j’ai fait plutôt des travaux pour la puissance publique ; on suppose donc que l’objectif c’est l’intérêt général.