Café de la prospective du 16 novembre 2016 – Thierry Gaudin

Café de la prospective du 16 novembre 2016 – Thierry Gaudin

Présentation de la réunion et de l’intervenant par Marc Mousli 

Ce soir nous avons l’immense plaisir d’accueillir Thierry Gaudin, un grand nom de la prospective, le président fondateur de Prospective 2100, expert international en politique d’innovation et en prospective, qui a notamment dirigé le travail collectif 2100, Récit du prochain siècle en 1990, et un fidèle du café de la prospective.

Je vais laisser Thierry Gaudin se présenter et nous parler de son parcours, de sa réflexion, de ses travaux passés et actuels, et de ses méthodes.

Intervention de Thierry Gaudin :

Les années 60, prémices d’une approche prospective

Je vais remonter loin dans le passé lorsque j’étais affecté comme ingénieur à ce qui est maintenant la DRIRE (Direction Régionale de l’Industrie de la Recherche et de l’Environnement) Nord Pas-de-Calais pendant les années 60. Vers la fin des années 60 se sont passés deux événements qui, d’une certaine manière, ont été mes premiers contacts avec la prospective.

L’élaboration du Livre blanc de la région Nord–Pas-de-Calais, ou le succès d’un dispositif participatif « neutre »

Le premier événement est l’élaboration du Livre blanc de la région Nord–Pas-de-Calais par une organisation — qui n’existe plus — qui s’appelait l’OREAM (l’Office régional d’aménagement), une émanation de la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’aménagement régional).

Nous avions organisé une sorte de jeu : il y avait une carte de la région et nous demandions aux joueurs d’y placer des zones d’habitation (carrés jaunes), des zones industrielles (carrés violets) et des zones vertes (carrés verts). Il y avait les fonctionnaires de rang N-1 et N-2 des deux départements. Le problème était que ces deux départements se regardaient en chiens de faïence. En effet, le Pas-de-Calais réclamait des financements suite à la fermeture des houillères. Et le Nord faisait aussi face à des difficultés : d’une part, l’industrie textile n’allait pas très bien, et d’autre part, ils avaient envie de se rapprocher de la Belgique, ce qui supposait là aussi des financements.

Donc, les fonctionnaires des deux départements se voyaient très peu, et n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble, et ils se sont retrouvés pendant deux jours à « jouer ». Comme il n’y avait pas tellement d’enjeu de pouvoir entre eux puisqu’ils étaient sur le même niveau, ils sont donc finalement tombés d’accord.

Ils ont donc dit : « Ceux du Nord, vous voulez aller vers la Belgique, ceux du Pas-de-Calais vers Arras et Paris », il est plus intelligent de meubler ce qui était entre les deux : d’où les zones industrielles de Seclin et de Douvrin, qui sont nées de cet exercice, ainsi que le tracé de l’autoroute qui reprend Calais-Bâle, la ville nouvelle de Lille-est (Villeneuve d’Ascq) et le parc naturel de Saint-Amand-Les-Eaux.

Je suis revenu 30 ans après sur le site et qu’est-ce que j’ai vu ? Le dessin de ce « livre blanc » de la région Nord–Pas-de-Calais, a été réalisé sur le terrain. Ce travail, qui avait été fait avec des fonctionnaires de rang moyen, qui ne se connaissaient pas, qui n’ont eu qu’un jour et demi pour se connaître, a porté ses fruits ! Sans doute parce qu’ils étaient entre « collègues », et s’étaient mis à parler non pas en tant qu’institution, mais avec leur cœur. Cela m’a beaucoup marqué.

La régionalisation : une idée née d’un collaboratif national… de chargés de mission

Le second événement se déroule à la fin des années 60 : le préfet de région — un homme affable, ancien professeur de lettres — m’avait demandé de suivre les affaires de l’industrie et de la recherche. Mai 68 est arrivé, la région du Nord–Pas-de-Calais était un peu plus tranquille que le reste de la France parce que c’était à côté de la Belgique, il n’y avait pas de problème d’approvisionnement en essence, donc les blocages des raffineries n’étaient pas à craindre. Mais il y avait quand même des manifestations et le Préfet passait une bonne partie de son temps à négocier des cars de CRS avec ses collègues. Il réunissait régulièrement les quatre ou cinq « jeunes » de la mission régionale : un ingénieur de génie rural et des eaux et forêts, un inspecteur du travail, un ingénieur des télécoms un sous préfet et moi. Un jour, le lundi matin, il demanda : « A votre avis pourquoi les Français se comportent-ils ainsi ? » Je lui ai répondu : « Nous ne pouvons pas répondre comme ça, donnez-nous quelques jours. »

Nous sommes rentrés dans nos bureaux, nous avons téléphoné à nos collègues chargés de mission des autres régions de France. Nous nous sommes réunis pendant une journée au sud de Paris, à Nainville-Les-Roches et nous avons discuté entre nous sur la question du préfet. Nous avons fait une note qui disait en substance : « Ce n’est pas étonnant que les gens se comportent de façon irresponsable, ils n’ont pas de responsabilités, ce qu’il faut faire, c’est leur en donner, autrement dit la régionalisation ».

Puis, comme vous le savez, le général de Gaulle a mis la régionalisation dans son référendum, mais malheureusement pour lui, il a rajouté la suppression du Sénat. Il s’est donc mis à dos tous les notables régionaux qui n’avaient qu’une envie, celle de devenir sénateur, parce que c’est un poste particulièrement agréable et confortable. Il a finalement fallu attendre la loi Defferre, 12 ans après, pour que la régionalisation se fasse.

Aujourd’hui, la France, dont le découpage régional a été redessiné sous la présidence de F. Hollande, va davantage ressembler à l’Allemagne. C’est peut-être un pas vers l’Europe des régions

Les prémices d’une démarche de prospective

Dans les deux cas évoqués, c’étaient des fonctionnaires de rang très moyen qui discutaient entre eux, sans enjeu et sans être des représentants d’une hiérarchie ou d’une institution. Ils laissaient donc parler leur conscience ; or il est très difficile de faire des opérations au cours desquelles les gens laissent vraiment parler leur conscience. Il y a toujours des enjeux. Et là, du point de vue méthodologie de la prospective, c’est essentiel. C’est pour cela que je voulais commencer par vous raconter ces deux événements qui se sont produits à quelques mois d’intervalle.

Les années 70 : construire une politique d’innovation, l’occasion de créer un réseau d’échanges et de réflexion, et de déployer la diffusion des connaissances

Pendant les années 70, j’étais en charge, au ministère de l’Industrie, de construire une politique d’innovation. Au départ, nous ne savions pas ce que c’était. Nous savions simplement qu’il y avait aux Etats-Unis le rapport Charpie, rédigé en 1967 à la demande de Herbert Hollomon, à l’époque secrétaire d’État au commerce. Ce rapport reprenait l’idéologie du small business à l’américaine et ne disait pas grand-chose sur les aspects pratiques qu’il faut implémenter dans les administrations pour avoir une vraie politique d’innovation[1]. Nous avons passé quelques mois à regarder comment ça se passait, puis nous avons commencé à avoir une interprétation qui n’est pas tout à fait celle qui a fonctionné par la suite.

Le rôle de la commande publique dans l’acquisition de technologies et de savoir-faire

Je me souviens particulièrement d’une visite — nous sommes évidemment allés à Boston voir la route 128, il n’y avait pas encore la Silicon Valley — d’une entreprise qui s’appelait Itech. Le fondateur de cette dernière nous a raconté son histoire :

« Un jour, je reçois un appel du ministère de la Défense, c’était un de mes camarades de promotion du MIT qui me dit : John nous avons besoin d’un appareil à infrarouge pour voir le Vietcong à travers les feuilles des arbres, tu es le seul à pouvoir faire ce genre d’appareil, dis-moi combien cela coûte et nous te passons contrat. Je raccroche. Au bout du 4e appel, je vais le voir avec une proposition que je considère comme quasiment impossible à financer. À ma grande surprise, il signe le chèque tout de suite. La première fois que j’ai dû retourner pour lui dire que c’était trois fois plus, j’avais honte, la troisième fois, j’avais pris l’habitude. Or, une fois que le matériel de thermographie était fabriqué, vendu, répandu dans les armées, ils ont arrêté les commandes ; je me suis donc demandé ce qu’il fallait faire, et c’est comme ça que nous sommes devenus leader en thermographie médicale, pour détecter le cancer du sein et autres problèmes de dysfonctionnement, mais aussi dans d’autres registres de la thermographie, per exemple pour détecter les pertes thermiques des bâtiments »

Nous sommes donc revenus avec l’idée que les commandes publiques jouaient un rôle crucial dans l’acquisition de technologies et de savoir-faire.

D’une réflexion philosophique vers la création d’un réseau de délégués aux relations industrielles

À  partir de ce moment-là, nous avons commencé à nous intéresser de très près à la question de la technique. Certains d’entre nous avaient une formation philosophique, donc nous avions lu le texte de Heidegger, qui disait : « L’essence de la technique est l’être lui-même. » Or les philosophes français, Sartre en premier, méprisaient complètement la question de la technique. Le philosophe allemand amenait un nouvel éclairage. Il donnait un enseignement philosophique aux ingénieurs, notamment en leur disant : « Au lieu de laisser le Rhin couler dans son lit nous allons mettre des barrages en béton et nous allons contraindre la nature par la technique. », son idée de Gestell, la construction dans la rigidité, c’est cette idée de contrainte sur la nature.

Cette réflexion sur la technique nous a amenés à une réflexion sur le langage, et l’importance de la communication. Comme vous le savez, pour se débrouiller dans la rue quand vous allez dans un pays étranger, le vocabulaire dont on a besoin représente 600 mots. Un grand auteur tel que Balzac parlera avec 4000 à 6000 mots, un dictionnaire complet d’une langue, c’est 60 000 mots. Or, quelques inventaires connus en technologie représentent 6 millions de références : 100 fois le vocabulaire d’un homme normal, 1000 fois le vocabulaire d’un homme cultivé… d’où le problème suivant : comment fait-on communiquer entre eux les différents éléments de la technique ?

Tout devenait question de communication, de lien, de transfert de connaissances : alors nous qui avions, en théorie, la responsabilité de faire une politique d’innovation, une des premières choses que nous avons faites a été de créer les « délégués aux relations industrielles ».

C’est-à-dire des gens payés par des associations dans les régions, des associations université-industrie. Leur métier était d’aller visiter les industriels, les laboratoires et de mettre ensemble les gens qui avaient des choses à se dire. Ainsi, nous connections des « éléments de vocabulaire »… et ça a fonctionné. En 6 ans de fonctionnement, ils ont sorti environ 2000 dossiers d’innovation qui, ensuite, ont été financés par ce qui est devenu l’ANVAR (Agence nationale de valorisation de la recherche, devenue depuis OSEO puis intégrée dans la BPI).

Ces délégués aux relations industrielles étaient rattachés aux associations, nous avons passé un contrat avec les associations. La seule obligation de ce contrat était d’embaucher un délégué aux relations industrielles et la seule obligation de ce dernier était de participer aux réunions de coordination que nous animions à Paris.

Donc, vous voyez comment les choses ont commencé à s’organiser à partir de ces expériences. D’une part, les dialogues à égalité entre des gens qui ne se connaissaient pas forcément, mais qui avaient, d’une certaine manière, des choses à se dire, en évitant la pollution soit par des hiérarchies, soit par des formalités — ça c’est très important — et ensuite le fait que justement on pouvait, de façon volontaire, animer ces contacts.

Appropriation et apprentissage : vers une diffusion des connaissances

Nous avions donc des gens à identité variable selon les régions de France. Au début, ils étaient un peu perdus ; ils ne savaient pas comment se présenter, quoi dire à leurs interlocuteurs Dans le réunions, ils faisaient part de leur incertitude. Alors un autre délégué se levait et disait : « Moi, je fais comme ça et ça a marché dans telle ou telle condition. » Donc, petit à petit, ils ont appris leur métier par échange d’expériences avec leurs collègues. Je ne jouais pas le rôle de leur apprendre ce qu’ils avaient à faire, je n’étais pas en position de savoir quelles étaient les difficultés auxquelles ils étaient confrontés. Évidemment, j’utilisais à ce moment-là les techniques d’animation de groupe, de fonctionnement non directif qui étaient d’ailleurs très à la mode à la fin des années 60 et au début des années 70. C’est un métier que nous avons un peu perdu aujourd’hui, mais qui a quand même bien fonctionné.

Je faisais cette introduction pour montrer à quel point la question de la technique a été présente dès le début non seulement dans ses relations de créativité, mais dans la manière dont la technique transformait la société. C’est pour cela que vers 1973-1974, nous avons fondé un atelier ethno technologie, c’est-à-dire l’étude des relations technique-société. Ce qui a donné lieu à la constitution du Centre de recherche sur la culture technique, lequel a publié une revue, Culture technique, dont 30 exemplaires sont aujourd’hui, en libre téléchargement sur internet. Si vous tapez « culture technique », vous trouvez tous les volumes mis en ligne par le CNRS.

Ce mouvement s’est peu à peu amplifié et est arrivé – en partie d’ailleurs par Jocelyn de Noblet, rédacteur en chef de cette revue – la référence en matière de design. Jocelyn de Noblet avait écrit le premier livre français important sur le design, une discipline à l’époque très négligée, même s’il y avait un Conseil supérieur de l’esthétique industrielle dirigé par un conseiller maître à la Cour des comptes (Mr Raison) tout à fait affable. Comme nous avions quelques moyens au ministère de l’Industrie, nous sommes allés plus loin. Nous avons commencé à faire un appel d’offres pour enseigner le design, l’université de Compiègne a été la première à répondre pour monter des cycles d’enseignement du design.

L’école de design : un terreau fertile pour l’innovation technologique de rupture

Puis, au début des années 80, la gauche est arrivée au pouvoir et un jour le directeur du cabinet de Jack Lang m’a téléphoné et m’a dit : « ça y est ! Nous avons l’argent ! As-tu l’idée d’un directeur pour la grande école de design qu’on veut fonder ? » J’ai répondu : « Oui. » car j’avais eu une expérience dans les années 70. En effet, il y avait une école — qui aujourd’hui s’appelle l’ESIEE, mais qui, à l’époque, était l’école Breguet — dirigée par un certain Jean-Louis Monzat de Saint-Julien, lequel avait une expérience de médecin et de conseil en créativité.

J’étais allé la visiter parce que j’essayais de connaître les endroits où on faisait de la technique. À la fin de la visite, Jean-Louis m’a dit : « Je suis bien embêté, car les industriels Thomson ou les autres nous passent des contrats pour les étudiants de dernière année — la dernière année, les élèves passaient 1200 heures de travail pour réaliser un projet — donc nous n’avons pas de problème pour avoir des contrats industriels ; mais ce sont les élèves qui ne sont pas intéressés. »

Je lui ai dit : « Écoutez, je vais me substituer à l’industriel en vous passant un contrat, mais le projet sera choisi par les élèves. »

Nous avons donc conclu un contrat et au bout de six mois, en 1977, le projet était réalisé. C’était un combiné éolienne-solaire à installer chez un berger des Pyrénées. Trois élèves l’ont fait et quand nous avons installé le combiné, toute la promotion était présente. Là, j’ai commencé à comprendre que quelque chose allait changer avec le changement de génération.

Aujourd’hui, c’est le film Demain[2] qui donne cette tonalité. Mais quand nous avions fait un salon de l’innovation, en 1974, Reiser, le dessinateur, nous avait déjà fait des illustrations sur l’énergie solaire, on voyait très clairement que les générations qui étaient encore en scolarité avaient vraiment d’autres désirs en tête que ce que faisaient alors les industriels. Car à l’époque nous étions dans le Gestell d’Heidegger (la contrainte sur la nature) et cette envie d’en sortir, c’est à dire entrer en synergie avec la nature par la technique. Aujourd’hui, on le sait, c’est admis, c’est même reconnu politiquement, à l’époque c’était complètement marginal.

En ce qui concerne Jean Louis Monzat, le ministère de la culture lui a effectivement demandé de créer cette école, mais, au bout de quelques mois, il s’est avéré qu’il n’était pas l’homme de la situation. J’ai alors dit à Anne Marie Boutin, qui avait été directeur des études de l’ENA : « avec tous tes anciens élèves dans les cabinets ministériels, tu es la seule qui puisse sauver ce projet ». C’est ce qu’elle a fait. Les enseignements du design se sont multipliés, et aujourd’hui encore, trente cinq ans après, elle continue à militer pour le design comme présidente de l’APCI (Association pour la promotion de la création industrielle).

Les années 80 : « 2100, récit du prochain siècle », une démarche de prospective séculaire

De la veille technologique à un ouvrage majeur de prospective

Lorsque la gauche est arrivée au pouvoir en 1981,  je me suis retrouvé avec comme ministre Jean-Pierre Chevènement. Il savait qu’il y avait d’un côté la DGRST, de l’autre côté la Délégation à la technologie et qu’elles étaient en rivalité. Il a dit : « Je veux les deux dans mon ministère. » Nous nous sommes donc retrouvés avec lui. Je l’ai un peu aidé à organiser son ministère, et Louis Gallois qui était son directeur de cabinet m’a dit : « Ce qui serait bien ce serait que tu fasses un centre de prospective et d’évaluation. » J’ai répondu qu’il y en aurait quand même pour 30 millions de Francs, j’ai obtenu environ 11 ou 12 millions.

Comme il y avait eu un centre de prospective et d’évaluation aux armées, Chevènement avait dans l’idée de faire la même chose dans son ministère ; du fait qu’on allait complètement réorganiser le système industriel et financier, nous allions avoir besoin d’une vigie pour dire ce qu’il fallait faire sur le long terme, pensait-il J’avais quand même une expérience suffisante de l’administration, je me suis dit : « Le ministre en place est intéressé, mais la durée de vie d’un ministre c’est 18 mois et pour faire quelque chose de sérieux dans ce métier-là, il faut au moins 5 ans. Il faut donc se faire une clientèle extérieure capable de défendre l’existence de cette activité le jour où le ministre suivant — qui risquerait de s’en moquer et ce fut le cas, puisque Fabius s’en fichait — sera nommé. »

Nous avons donc fait de la veille technologique. Nous avons ramassé les copies de tous les conseillers scientifiques dans les ambassades, ils étaient même contents de se lire mutuellement parce qu’on publiait sous forme d’un cahier diffusé dans l’industrie, mais qui allait aussi aux auteurs et pour eux c’était une valorisation d’être publié dans le cahier de notre CPE (Centre de prospective et d’évaluation). Pendant une dizaine d’années, nous avons fait fonctionner ce système de veille technologique, piloté par un biologiste prof à Orsay, Marcel Bayen.

Nous avons eu quelques petits problèmes au moment de l’alternance. Puis, lorsque Hubert Curien est revenu comme ministre en 1988, je suis allé le voir, je lui ai dit : « J’ai deux possibilités, la première c’est qu’en France c’est vraiment le désordre dans la recherche technique : vous avez les centres techniques, les écoles d’ingénieurs, le CEA, les grands organismes… Il faudrait faire un audit et remettre de l’ordre dans tout cela. La deuxième possibilité c’est que maintenant, avec toute la veille technologique que nous avons engrangée et l’expérience de la politique d’innovation, nous en savons assez pour vous faire un rapport de prospective mondiale. »
Il m’a regardé, a penché la tête de côté et a dit : « Vous ne pensez pas que la recherche technique c’est un peu compliquée ?  (sous-entendu :  je n’ai pas envie d’avoir d’ennuis avec mes copains). » Il était vraiment du milieu de la recherche jusqu’au bout des ongles. C’était d’ailleurs un excellent ministre de la Recherche parce qu’il connaissait bien le sujet, je n’en dirais pas autant de tous les ministres qui sont passés à ce poste. Donc, à ce moment-là, on a dit « Oui, on va le faire ce rapport. »

Nous étions tous d’accord dans notre équipe, sauf un : Michel Godet, qui avait des ambitions de consultant. Il avait démarré chez nous une collection CPE chez Economica où il y avait déjà une dizaine de livres, dont mon premier ouvrage de prospective, Les métamorphoses du futur, dans lequel les bases de 2100 était déjà explicitées. J’ai alors parlé à Raymond Saint Paul, qui dirigeait le CNAM, et nous sommes tombés d’accord pour faciliter la nomination de Godet comme prof au CNAM, ce qu’il a été jusqu’à sa retraite.

L’élaboration de 2100, récit du prochain siècle a pris un an et demi de travail, pendant lequel j’étais heureusement assisté de mon ami Jean François Degrémont, et nous avons publié fin 1990 « 2100, récit du prochain siècle ».

Au départ, je n’ai pas dit à Hubert Curien que c’était une prospective séculaire, et puis le livre est sorti en librairie avant que le ministre et son cabinet l’aient lu. Jérôme Bindé faisait quelque chose de tout à fait voisin à l’UNESCO, qui nous a inspirés. Nous avions déjà énormément d’informations par la veille technologique, nous avons constitué une équipe, nous avons fait des séminaires. Il y a eu 15 séances de séminaires : la partie agronomique, énergétique,… Nous avons même eu un séminaire intéressant sur les religions dans lequel les chercheurs de l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer) sont venus nous parler de la créativité religieuse en Afrique. Nous nous sommes aperçus que dans ce registre-là également, il y avait un mouvement, une créativité tout à fait insoupçonnée ; dans notre pays on entend parler des grandes religions, mais il y a bien d’autres choses à apprendre à travers ce qui se fait dans les autres continents.

Le travail en question, édité par Payot, a été vendu à 55 000 exemplaires (les droits sont allés à une ONG, le GRET). La traduction en anglais n’a jamais été faite ne serait-ce que parce que ça posait des problèmes du point de vue des images, car c’est un texte qui est très illustré, nous avions d’ailleurs utilisé quatre sources différentes d’illustrations. Nous étions deux ou trois, nous nous étions installés dans un sous-sol du ministère de la Recherche, nous avions affiché toutes les illustrations possibles au mur, nous choisissions ce qu’il fallait mettre dans tel ou tel chapitre, nous nous sommes beaucoup amusés. Si vous l’avez regardé, vous verrez qu’il y a un certain nombre de remarques ironiques, de plaisanteries, de caricatures qui montrent qu’on a absolument voulu dire : « C’est un récit, ne nous prenez pas au sérieux ».

Les années 90 et les suivantes : Quand la réalité rattrape le scénario

Malheureusement, quand nous le regardons aujourd’hui on se dit : « Le récit a quelques ressemblances avec ce qui s’est passé, en tous cas jusqu’à maintenant. » En effet, dans ce récit, il y a trois périodes de 40 ans :

  • 1980-2020 les désarrois de la société du spectacle
  • 2020-2060la société d’enseignement
  • 2060-2100 la société de libération (de création)

 Lorsque nous voyons ce qui est en train de se passer dans le cyberespace, nous pouvons nous poser des questions : « Qu’est-ce que c’est que cet enseignement, n’est-ce pas une saturation du mental qui se précise parce que la logique de la production habite aussi cet univers-là ? » Les cerveaux ne sont pas invulnérables. Nous sommes en face de questions extrêmement importantes et graves. Dominique Lacroix pourrait en parler mieux que moi parce qu’elle est davantage versée dans le,cyber espace. Puis peut-être que vers la fin du 21e siècle, nous pourrions passer à la société de création.

En définitive, je crois que près de 600 personnes qui y ont contribué, j’ai rédigé les parties qui sont en couleur, mais il y a eu bien d’autres apports et des apports tout à fait remarquables.

Après ça j’ai voulu écrire à titre personnel quelque chose qui dise : « Enfin, peut-être qu’on pourrait s’expliquer un peu plus sur les programmes possibles et souhaitables du 21ème siècle, sur ce qu’on pourrait faire ? »

J’ai donc écrit « 2100, Odyssée de l’espèce[3] » — en libre téléchargement sur internet — avec une liste d’une douzaine de grands programmes d’aménagement qui devraient contribuer à la résolution des problèmes du 21e siècle. Dans ces programmes d’aménagement, deux ont donné lieu à des colloques importants :

Le premier a été l’organisation du symposium les cités marines[4] à Monaco en 1995, et vous avez vu que le nombre de cités marines s’est quand même beaucoup multiplié depuis. D’ailleurs, ça fait un peu comme ce que j’ai montré par le passé, c’est-à-dire qu’il y avait des gens qui avaient des idées de cités marines un peu partout sur la planète, ils se sont retrouvés là et se sont aperçu qu’ils n’étaient pas les seuls alors qu’au milieu de leurs nations respectives, ils étaient isolés ; ça leur a donc donné du courage et cela a permis de surmonter un certain nombre d’obstacles, de préjugés ; il y a les cités marines flottantes, sur pilotis, différentes formules ont été analysées dans ce colloque.

L’autre a été le symposium Jardin planétaire[5] en 1999 ; alors là, nous avons eu beaucoup de mal — nous avons encore du mal aujourd’hui — parce que tout le monde fonctionne avec l’expression du rapport Bruntland, c’est-à-dire « développement durable ». Pour nous, « développement durable », c’est un oxymore, une contradiction dans les termes. Nous pensons que le véritable projet c’est Jardin planétaire : jardinier a la même étymologie que gardien et en même temps le jardinier est un artiste, sa créativité n’est pas seulement destinée à faire de l’argent, mais aussi à manifester un art de vivre pour que chacun ait son propre jardin. Donc, il y a autre chose que le développement dans ce concept de Jardin planétaire, j’ai eu la joie de voir à Cerisy qu’il y a déjà eu deux rencontres d’une semaine sur le sujet[6], que Gilles Clément avait utilisé ce mot aussi, puis l’École du paysage de Versailles, mais nous n’avons pas encore vaincu l’oxymore du développement durable.

Ces questions sont importantes, car finalement elles sont philosophiques et si les concepts sont en porte-à-faux, c’est toute la société qui en souffre. Nous n’avons pas encore réussi à faire passer l’idée que le véritable projet mondial c’est le Jardin planétaire.

Il y a également eu beaucoup de travail autour du spatial. Nous avons, après-demain, une conférence d’Alain Dupas sur Mars : où en est le projet martien ? Nous étions plutôt partis sur le système habité, localisé à l’un des points de Lagrange (les points de Lagrange font un triangle équilatéral avec la terre et la lune, ce sont des zones relativement stables du point de vue de la gravité). L’idée était de faire une station spatiale abritant un écosystème complet, qui tourne sur lui-même de manière à produire une gravité, par force centrifuge, et dans lequel on puisse avoir des humains, de la végétation, des animaux… Donc un écosystème capable de survivre assez longtemps ; puis peut-être, après avoir stabilisé cela, nous pourrions nous permettre d’aller vers d’autres planètes. Les projets américains sont d’allér vers Mars tout de suite, mais vous avez sans doute vu le film Seul sur Mars, après il y a quand même un certain nombre de problèmes pour en revenir !

Je vais terminer sur un point, car il serait mieux qu’il y ait des questions-réponses. En matière de prospective, j’ai le sentiment — c’est pour cela que je parlais de ce film, Demain — que les films nous disent quelque chose qui est quelquefois en dessous de la ligne de flottaison, mais qui est bigrement important pour comprendre ce qui est en jeu.

Je me souviens que peu de temps — ça doit être 3 ans — avant l’ouverture des pays de l’Est, il y avait un film qui s’appelait La petite Vera, de Vassili Pitchoul. La petite Vera est une adolescente en rupture avec sa famille, cette dernière ayant la mentalité des Komsomols, très disciplinés, la Russie soviétique à l’ancienne. Vera organisait sa vie et ses rendez-vous par téléphone, car à ce moment-là, dans certaines parties de la Russie, on commençait à avoir suffisamment de téléphones pour que les adolescents puissent se donner rendez-vous et se parler entre eux. Et là nous avons pressenti: « Tiens, c’est important ; quels sont les pays dans lesquels le taux d’équipement téléphonique commence à monter jusqu’à permettre l’existence d’une société civile qui va surpasser les contraintes ? » Dans les pays de l’Est, on a vu que c’était la Hongrie la première ; lorsque la Hongrie a atteint le seuil de 10 lignes téléphoniques pour 100 habitants, elle a été effectivement la première à sortir du système soviétique. La Russie est venue après, puis l’Allemagne de l’Est, etc.

Finalement, nous avons conclu: « Cette ouverture est absolument inévitable. » Un jour, alors que j’étais invité à l’Ambassade d’URSS, le premier secrétaire de l’Ambassade m’a dit : « Vous savez l’ouverture des pays de l’Est c’est inévitable. » Je lui ai répondu : « C’est mon avis aussi, mais il y a ce problème du Mur. » Il me répond : « Il ne reste plus qu’à fixer la date. » J’étais scié  d’autant de franchise et de lucidité! Il y a quand même des points de vue prospectifs dans les ambassades et dans les services secrets. D’ailleurs, la prospective américaine avait commencé dans les « services » et elle continue, car périodiquement la CIA publie son rapport de prospective mondiale. Je me suis toujours demandé pourquoi les Européens n’en faisaient pas autant. Apparemment, pour ce qui est de la diffusion dans le grand public,, ils se contentent de ce que raconte la CIA[7], c’est à dire d’une prospective orientée par la philosophie et les intérêts américains.

Puis j’avais vu des films du cinéma iranien, dans la décennie précédant l’arrivée de l’Ayatollah[8]. Il y avait des films terribles : des jeunes qui vendaient leur sang dans les hôpitaux pour faire des transfusions, et à qui on reprochait leur sang de mauvaise qualité, ils étaient dans un état de faiblesse incroyable[9]. Donc, du point de vue sociétal des tensions profondes existaient.

Aujourd’hui, si vous voyez le dernier film de Ken Loach sur ce qui se passe en Angleterre, vous comprenez le vote du Brexit. Il y a effectivement une souffrance dans la population déshéritée que les gouvernements et les systèmes officiels sont aujourd’hui incapables de résoudre parce qu’ils sont piégés dans leur propre logique. Cela se traduira effectivement par des bascules et ça se voit en Angleterre comme aux États-Unis : le Brexit et l’élection de Trump procèdent tous les deux de la souffrance des classes populaires. Donc, comme c’était prévu d’ailleurs dans le livre 100, autour de 2020, il y aurait un basculement vers une autre société.

Ce que nous souhaitons — nous sommes en train de créer une fondation 2100 à cette fin — c’est qu’il y ait des gens qui travaillent pour structurer le système, de manière à ce que cette transition soit aussi juste et avec aussi peu de souffrance que possible (sans doute avec des monnaies complémentaires), ce qui n’est pas encore joué aujourd’hui.

Je vais m’arrêter là, car je préfère répondre à vos questions.

 

Questions-réponses avec les participants

Participant, Jacques de Courson :

Merci Thierry J’ai découvert la prospective en même temps que tu la découvrais et je voudrais simplement rendre hommage au fait que tu étais déjà très savant, mais pas du tout impressionnant. Pour moi, Thierry c’est quelqu’un qui est à la fois modeste et gai et tous les vrais prospectivistes, je les reconnais comme ça.

Je pensais qu’il fallait être très savant, moi je ne l’étais pas ! et puis il fallait être un gourmand fantastique du savoir des autres pour arriver à être un bon prospectiviste. Tu étais un travailleur acharné de la philosophie, de la technologie, du spirituel, de l’intellectuel, de la technique… Tu brassais un univers jusqu’à l’international, tu allais voir des colloques. La chose qui m’a le plus frappé, c’est que tu es à la fois un artiste et un intellectuel, c’est très rare. Tu es passionné de l’art, des films, des images, de la beauté, des univers extraterrestres… La question que je voudrais te poser concerne ce que tu viens de dire à la fin parce que nous sommes en train de faire un film qui parle à des jeunes, des adolescents : « Peut-on penser, imaginer à travers un film ce que serait le futur ? » Mes petits-enfants disent : « Pourquoi t’acharnes-tu à ça ? » Moi, je suis un enfant et j’ai bien l’intention de le rester. Donc, mon avenir ne m’intéresse pas du tout, alors il y a un grand débat là-dessus. Comment montrer cela non pas avec des mots, des calculs, des schémas, des problématiques ou des raisonnements, mais avec des images, car la civilisation qui vient est une civilisation de l’image, de l’écran, de la télévision, du cinéma. Comment faire comprendre dans un film ce qui vient, ce qui pourrait être ? As-tu une idée ?

Thierry Gaudin :

Je crois que si les enfants dont tu parles veulent rester des enfants, ce n’est pas un hasard. C’est un point de départ d’une réflexion. Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? C’est là, à mon avis, que porte la recherche. C’est-à-dire que la position de l’enfant qui est d’être protégé prend le pas sur la position de l’enfant en tant que germe du futur. Soit c’est parce qu’ils ne voient pas quelque chose qui ait suffisamment de valeur à leurs yeux pour justifier qu’ils grandissent, soit parce qu’ils sentent un danger grave dont ils ont besoin d’être protégés. Il faut essayer d’obtenir des informations sur la cause et ensuite on peut peut-être essayer de voir comment ça se passe entre eux. C’est la première réponse que je ferai.

Participant :

Vous avez parlé des Jardins planétaires, je ne suis pas un bon jardinier, mais quand il s’agit du planétaire là ça me dépasse largement. Que voulez-vous dire par-là ? De plus, vous parlez d’oxymore en ce qui concerne le développement durable ? Voulez-vous dire que c’est par saccades, par remise en cause qu’un développement est un oxymore ou c’est autre chose ?

Thierry Gaudin:

Le développement tel que nous le concevons, c’est produire plus, consommer davantage. Quand on dit « développement », il faut faire évidemment une analyse sémantique un peu plus précise, puisqu’il y a des gens, notamment Elisabeth Meichelbeck, qui ont interprété le développement comme le désenveloppement d’un germe de vie.

C’est une interprétation valable, mais si vous regardez la littérature journalistique, financière ou autre, le développement c’est du « toujours plus ». Donc l’idée d’un équilibre avec la nature, c’est aussi l’idée de passer du temps à soigner la nature, c’est une composante créative, artistique, c’est une composante de symbiose avec les plantes, avec les animaux… C’est quelque chose que tout le monde sent instinctivement, mais dans lequel l’argent ne circule pas forcément, il n’y a pas nécessairement du développement au sens des économistes.

En revanche, il y a quelque chose qui se développe en tant que faculté artistique ou faculté de relation avec les autres êtres vivants.

Nous venons d’organiser un colloque d’une semaine à Cerisy (avec Jean Charles Pomerol, Marie Christine Maurel et Dominique Lacroix) sur Sciences de la vie, sciences de l’information (septembre 2016), dans lequel nous avons constaté justement à quel point l’intrication de la vie et de l’information est d’abord réelle et ensuite problématique. Nous connaissons encore très peu de choses sur les origines de la vie, sur la façon dont cela fonctionne. Comme c’est le grand mystère du 21e siècle, c’est à lui qu’il faut consacrer notre savoir, notre activité, nos efforts bien plus qu’à l’accumulation monétaire. D’ailleurs, la question monétaire est une question grave et difficile. Nous pourrons en parler plus tard si ça vous intéresse.

Participant — Dominique Chauvin 

En à peine une quinzaine d’années, on a vécu une rupture majeure en matière d’énergie. Au début des années 2000, on pensait qu’on manquerait d’énergie, aujourd’hui on peut penser qu’on a une énergie infinie et on est à l’orée de la récolter, je pense au soleil. Certains n’ont pas encore intégré cette rupture parce qu’il y a encore des gens qui pensent qu’on est en manque d’énergie, ma question est simple : cette rupture n’est-elle pas la source d’un chaos considérable ? Ça va rebattre les cartes y compris en économie, puisqu’on peut en avoir une nouvelle : l’économie verte et cette rupture sera non seulement au niveau du pétrole dans des pays pétroliers, mais aussi du nucléaire. Est-ce que l’énergie n’est pas ce qui va bouleverser le 21e siècle ?

Thierry Gaudin :

C’est une vraie question. Néanmoins, j’aurais moins tendance à dramatiser sur cette question-là. Je m’excuse de raconter des souvenirs : on avait fait un salon de l’innovation, je crois qu’on était en 1974, et Jean-Marc Reiser, le dessinateur, nous avait fait des illustrations sur l’énergie. Il avait dessiné, en particulier, une tête d’expert découpée en différents domaines : il y avait évidemment le pétrole, le gaz, le charbon, le nucléaire puis il y avait un coin qui essayait de rentrer qui était le solaire ; le personnage disait : « C’est plein. » Effectivement on avait un mix énergétique qui était entre les mains de grandes organisations. Aujourd’hui, ces ingénieurs qui ont fait combiner éolienne-solaire pour un berger des Pyrénées, doivent finalement être assez satisfaits de voir la réorientation. Lorsque vous regardez les consommations d’énergie — on parlait de l’aéroport que le maire de Nantes essaie de faire construire à côté de chez lui — du point de vue énergétique et du point de vue du gaz carbonique, le transport aérien c’est aberrant. Le TGV est plus efficace et plus rapide, de plus il émet beaucoup moins de gaz carbonique. Mon collègue Jean Louis Beffa fait observer dans son dernier livre que la Chine a eu la sagesse de développer ses liaisons par TGV, alors que l’Europe continue à s’embouteiller dans les aéroports. Néanmoins, il semble que, pour Nantes et Rennes, il y ait une demande de transport aérien international vers l’Angleterre et l’Irlande notamment.

Participante :

Non, mais c’est un tel vieux dossier qu’il n’a plus du tout le même sens actuellement. On reste sur des analyses extrêmement datées.

Thierry Gaudin :

Vous avez raison, c’est un dossier qui date et qui, aujourd’hui, serait sans doute monté de façon différente. Je crois que vous avez raison de dire que c’est un vrai domaine dans lequel il y a des vraies transformations, c’est juste. Ceci dit, c’est aussi un domaine où il y a des vrais lobbies.

Participante :

Juste pour les reports de Notre-Dame-des-Landes, c’est un dossier très daté, il a plus de 40 ans.

Participant — Marc Mousli :

Il a commencé en 1963, il y a donc 53 ans.

Participante :

J’étais encore très loin du compte. C’est vrai qu’on ne traiterait pas du tout le dossier de la même manière, il faut savoir que cette zone est humide, c’est un des réservoirs de l’eau de Nantes et que le fait — alors là, je vais reprendre un autre terme cher à Gilles Clément qui est le « tiers qui vient perturber » — qu’on veuille implanter un campus international écologique à cet endroit sera le tiers qui va perturber. Donc, Jardin planétaire, tiers perturbant, il y a plein de phénomènes à l’œuvre qui, évidemment, sont des luttes complètement différentes, se manifestant de manières distinctes, mais qui sont des vraies luttes et des vraies résistances. Je crois vraiment que le dossier est en train de se désagréger, et il y a un signal important : un des grands responsables de la Chambre de commerce et d’industrie de Nantes n’y croit plus, donc c’est un des signes.

Participant — Ulysse :

Je vous découvre ce soir et en fait j’ai découvert, il y a une semaine, Jacque Fresco qui est un ingénieur américain. Avec son Venus Project, il a imaginé une économie qui serait basée sur les ressources et où l’argent n’existerait pas. Pensez-vous qu’il soit possible qu’une économie existe dans 10-20 ans ou plus où l’argent n’existerait pas ?

Thierry Gaudin:

Voilà une excellente question. Il y a deux textes importants sur le sujet. Le premier c’est le rapport du Club de Rome européen Money and Sustainability : the Missing Link (Le chaînon manquant entre la monnaie et la durabilité) ça a été traduit malencontreusement en français, publié chez Odile Jacob, sous le titre Halte à la toute-puissance des banques. C’est dire les libertés que prennent les éditeurs avec les titres de leurs livres ! Le deuxième c’est un livre de Philippe Derudder, Les monnaies locales complémentaires. Je vais citer un exemple qui se situe après la Crise de 1929 : il y avait une ville autrichienne Wörgl, qui avait 4000 habitants dont 1400 chômeurs en raison de la crise, c’était le désastre total, et la mairie de Wörgl a inventé une monnaie qui était une monnaie fondante, c’est-à-dire que si on ne la dépensait pas, elle perdait peu à peu de sa valeur. Cette monnaie a circulé dans la ville, les gens se sont remis à être actifs, ils ont même aménagé des routes et construit un pont. Comme cela fonctionnait — après la crise de 1929, c’était une espèce de miracle — 300 villes autrichiennes se sont dit : « C’est intéressant ce qui se passe à Wörgl, est-ce qu’on ne peut pas en faire autant ? » et à ce moment-là, la banque centrale autrichienne a saisi la Cour suprême pour dire « Ils n’ont pas le droit ! » et cette dernière a confirmé l’opinion de la Banque centrale. Ils ont donc été obligés d’arrêter et les Autrichiens se sont dit : « De l’autre côté de la frontière, il y a des gens qui marchent au pas. » ça a été l’Anschluss, c’est à dire l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. Cet exemple montre que la problématique qui est en question, c’est aussi la reconstruction d’autonomie et cette dernière passe, je pense, non pas par les grandes monnaies, mais par des petites qui vont réactiver les activités locales. Il y a tout un corpus théorique — que vous trouverez dans le rapport du Club de Rome européen dû à Bernard Lietaer — qui est un recueil par analogie avec les phénomènes vivants. Dans les systèmes vivants on n’a pas un seul véhicule d’informations, mais une multiplicité de véhicules d’informations qui chacun correspondent à des fonctions particulières. Donc, en imposant une monnaie unique, on diminue la diversité biologique et par conséquent on réduit la créativité.

Il faut ajouter à cela que depuis au moins la Seconde Guerre mondiale, sinon plus, il y a un projet américain de dollarisation de la planète et qu’en face de celui-ci, il n’y a pas eu beaucoup de résistance jusqu’à présent. On pensait que la création de l’Euro serait une résistance, mais l’Euro c’est aussi une grande monnaie. Alors, les Chinois « résistent » de leur côté, mais ils ont aussi un système en prise avec des villes qui deviennent énormes, avec une bureaucratie qui fait que les gens sont occupés à traiter de l’information au lieu d’aller cultiver leur jardin et donc des activités qui sont, je dirais, déportées par rapport à ce que serait une relation équilibrée avec la nature. Je suis plus vieux que la plupart — sinon la totalité — d’entre vous, je suis né en 1940 dans la banlieue parisienne, au moment où l’armée allemande passait la Somme et derrière la maison de mes parents, il y avait un potager, des poules et des lapins, et c’était sacrément utile. C’est-à-dire que quand vous vous en éloignez — en ce qui me concerne, l’endroit où je suis né aujourd’hui : c’est des bâtiments, des immeubles, il n’y a plus du tout de ressources. Heureusement, il y a tout un mouvement : végétalisation des toits, verdure à l’intérieur des villes… Mais avant que ça devienne équilibré, il faudra vraiment un certain temps et le système monétaire est pour beaucoup dans cette évolution. Donc, ce travail de Bernard Lietaer permet en effet de donner des voies de possibles, des résolutions.

Participant — Marc Mousli :

Sur cette question de monnaie vous avez vu que presque tous les candidats à l’élection présidentielle sont en faveur du revenu de base, le revenu universel. Si l’on veut que ce dernier ait un sens, il faut qu’il soit suffisamment élevé. Si c’est pour donner 150 euros à chacun par mois, ça n’a pas de sens. Comment le financer ? Le financement par l’impôt est impossible, les autres sources de financement sont extrêmement problématiques et plusieurs chercheurs avancent que la solution est de financer par des monnaies locales. Donc, une création de monnaies complémentaires, locales de la même façon que cette ville autrichienne pour financer le revenu de base. Je ne sais pas ce que cela donnera, mais c’est une idée qui paraît assez intelligente, même si je n’ai jamais été très favorable au revenu de base.

Thierry Gaudin:

Un petit complément sur ce sujet : l’idée que tu viens d’évoquer du revenu de base est née au CESTA (Centre d’études des systèmes et des techniques avancées) dans les années 80, Jacques Robin en étai l’auteur. Il prônait, en effet, cette idée du revenu de base. Ceci dit, si on regarde le fonctionnement des monnaies complémentaires, vous avez raison de citer le Wir suisse, qui fonctionne depuis 1929, 70 ans. Les industriels suisses échangent soit en Wir, soit en Franc suisse et quand ce dernier va moins bien, le Wir augmente et inversement. Ça fait un effet d’amortisseur et dans le cas du Wir et des autres municipalités, le problème qui se pose c’est : est-ce que les fonctionnaires municipaux vont être payés en monnaie complémentaire ou vont-ils continuer à être payés dans une grande monnaie nationale ? C’est une question importante. Dans l’État Français au départ, c’était Valéry Giscard d’Estaing qui avait fait, quand il était ministre des Finances, un petit article de loi dans un coin qui disait quelque chose du genre : « Le Trésor ne peut plus présenter ses effets à l’escompte de la Banque de France. » Pour un non initié, ça ne veut rien dire, mais en fait ça signifie : « L’État n’est plus libre de créer sa monnaie. » Cela a été repris dans le traité de Maastricht et dans celui de Lisbonne. C’est-à-dire que toute l’Europe est coincée du point de vue monétaire.

Participant  :

Juste un point sur la création monétaire : en principe la monnaie a une contrepartie économique, la donnée en soi n’est pas une richesse, il faut que ça corresponde à quelque chose in fine si on veut une certaine stabilité. Donc, aujourd’hui par rapport aux évolutions qu’on observe, la seule source de richesse qu’on soit susceptible de mobiliser — en tous cas sur le moyen et long terme, c’est en cours de le devenir — ce serait la richesse produite par les robots, l’intelligence artificielle de manière générale ; alors sous forme de taxe ou sans taxe… il y a des modalités à trouver, mais si on veut compenser la perte d’emploi qui va s’opérer à grande échelle partout dans le monde du fait de la robotisation, le seul moyen un peu stable qu’on puisse imaginer c’est sous la forme d’une taxation et d’une répartition la plus équilibrée possible.

Participante — Nathalie Ancelin

Tout à l’heure vous aviez posé la question sur une société où l’argent n’existe pas. Moi, j’ai eu spontanément en tête une ville qui s’appelle Auroville en Inde, je la connais très peu, j’ai juste rencontré des Parisiens — cadres supérieurs dans une grande entreprise française — qui ont vendu leur appartement, leurs meubles et qui sont partis ; je les ai eus à déjeuner, vraiment par hasard, la veille de leur départ. Ils ont tout vendu, ils amenaient ça pour le mettre en partage et ce que j’ai compris, c’est qu’il s’agissait d’un système d’argent virtuel.

Thierry Gaudin:

Je complète sur Auroville, il y a un mouvement aurovillien en France, à Paris ils se réunissent souvent au 104 rue de Vaugirard. Auroville est né à la suite du travail philosophique et mystique de Sri Aurobindo et de sa femme qu’on a appelé la Mère. C’est une sagesse indienne très caractéristique de la mentalité de l’Inde. Je n’ai pas vu Sri Aurobindo ou la Mère moi-même, mais j’ai rencontré un autre sage assez proche qui s’appelle Vinoba. Mes amis du GRET (Groupe de recherche et d’échanges technologiques) m’avaient dit : « Il faut que tu ailles voir l’endroit où vivait Gandhi. » C’était un petit village au centre de l’Inde, j’étais tout à fait étonné de voir la simplicité dans laquelle vivait Gandhi, son lit c’était quatre barres de bois plus des lanières de cuir et c’est tout… J’ai posé des questions telles que : « Est-ce qu’il y a des philosophes indiens qui se sont intéressés à la technique ? ».

On m’a dit : « Vous devriez aller poser une question à Vinoba. »

– Qui est Vinoba ?

– C’est l’auteur du Mouvement de la persuasion.

– Qu’est-ce que le Mouvement de la persuasion ?

– Ça consiste à persuader les riches de donner leurs terres aux pauvres.

– Ça marche ?

– Oui, la dernière fois qu’il est allé à l’assemblée nationale de New Delhi à pied pour des raisons doctrinales — il a fait 400 km à pied — sur son chemin il a mendié des terres. Il est arrivé à Delhi avec quelques milliers d’hectares en poche qu’il a déposés sur le bureau de l’assemblée. Il a fait voter une loi interdisant à quiconque de posséder plus de 25 hectares. »

C’était la fin des maharadjas. Je me suis demandé qui était ce type. Je suis donc allé voir, il y avait effectivement une salle, il était là et puis les gens pouvaient venir poser leurs questions. J’ai posé la mienne : « Est-ce que la persuasion va suffire à transformer la technologie lourde en technologie villageoise (là-bas ça s’appelle le village technology) ? »

Il a répondu : « Persuastion + teachings » (Persuasion + enseignements). Sur le moment, je me suis dit : « Comment persuade-t-on les enseignants ? » Pour un Indien, l’enseignement ce sont les grands enseignements, ce n’est pas comme chez nous. Donc, on est dans un contexte différent et effectivement dans la société indienne vous trouvez tout : à la fois le big business hyper rentable et les disciples de Vinoba qui sont essentiellement dans les villages. Si vous voyez une photo aérienne de l’Inde la nuit : tous les villages sont éclairés parce qu’ils ont des sources d’énergie justement — une bonne partie par le biogaz — ils peuvent donc avoir de l’énergie même dans les petits villages.

Auroville — Matrimandir — est une construction mystique, alors que dans le cas de Vinoba c’est vraiment la sagesse indienne traditionnelle qui domine.

Participante :

Pour revenir à la fondation ?

Thierry Gaudin:

Dans le livre l’Odyssée de l’espèce, on avait annoncé une douzaine de chantiers. On a pu travailler sur deux d’entre eux : les Cités marines et le Jardin planétaire. On a quelques idées sur un chantier pour le spatial, sur l’énergie, etc.

Notre sentiment est que nous arrivons dans une époque où le besoin de faire des grands investissements structurants qui vont pouvoir faire passer vers une autre société devient de plus en plus perceptible et de plus en plus urgent. Or, ces grands investissements structurants, c’est aussi du travail pour les grandes entreprises.

Il y a une question bien connue maintenant qui est celle des migrations. Vous avez une bonne partie des migrations qui est due, en effet, aux conflits, aux oppressions, mais vous avez aussi des migrations qui sont dues aux sécheresses. Si vous regardez la place des sècheresses prévisibles, vous avez tout le pourtour de la Méditerranée, le Moyen-Orient… Si l’ex Mésopotamie devient comme le Sahara, je ne vous dis pas les conséquences. Même aujourd’hui, il y a de la sécheresse en Syrie, il ne faut pas croire qu’il y a uniquement des problèmes de conflits et de pouvoirs.

Le réchauffement va rendre habitables les zones situées plus au Nord, encore faut-il les aménager.

Si vous regardez les fleuves de la planète, vous vous apercevez à quel point tout cela est mal géré. En France, nous avons le système des agences de bassin… Il n’y a pas d’agence de bassin internationale, alors que la plupart des grands fleuves sont internationaux : le Mekong, le Nil, le Danube… Ce sont actuellement des causes de négociation difficile, voire de conflits ; et donc la façon de résoudre ces problèmes-là, c’est quand même d’avoir certainement plus de moyens d’étude que nous en avons eus jusqu’à présent.

C’est pour cela que nous pensons faire cette fondation qui aurait pour but de financer des chaires, des thèses qu’ils regardent cela de façon académique, c’est-à-dire vraiment dans le détail, de façon approfondie, de manière à comprendre où et comment il faut faire porter l’effort. Comme les industriels, notamment ceux qui sont capables de faire des grands aménagements, sont intéressés pour que ces grands programmes voient le jour (pour pouvoir effectivement y travailler puisque c’est leur métier), ils devraient logiquement nous aider à financer ces activités académiques pour donner forme aux douze grands programmes que vous pouvez voir dans le livre.

Participante :

De quel budget avez-vous besoin ?

Participante — Dominique Lacroix

Le minimum c’est 100 000 euros, on peut faire à 50 000 euros, mais si tu prends l’exemple d’une très belle chaire de cyberstratégie, par exemple c’est 300 000 euros pour 3 ans.

Participant :

Combien de chaires ?

Participante — Dominique Lacroix :

C’est un projet avec beaucoup de monde et beaucoup de réflexion. Pour suivre les aventures de la fondation, tapez 2100.org et vous trouvez. 2100 c’est la source d’information pour les news, vous vous abonnez, vous vous désabonnez quand vous voulez, vous abonnez vos amis… et vous aurez les informations sur la chaire qui est en cours de création.

Participant : Antoine Valabrègue :

Thierry, j’aimerais que tu reviennes sur ce qui était le sujet de la conférence : quels sont les fondements – que tu exposes dans Pensée, modes d’emploi – qui t’ont permis de faire une prospective qui tient la route 30 ans après ? J’aimerais que tu nous parles de cela et que tu nous dises ce qu’il a manqué. Qu’est-ce qui a permis cette prospective et qu’est-ce que, si c’était à refaire, tu rajouterais ? Y a-t-il un ingrédient fondamental qui a été raté au départ ?

Thierry Gaudin:

Dans le courant des années 70-80, nous avons travaillé, et lorsqu’on s’est demandé ce qu’était un système technique, et comment il était structuré, on s’est aperçu que finalement il rejoignait les structures ternaires dans un premier temps. Et ensuite, des structures un peu plus riches, que Georges Dumézil a repérées dans toutes les religions indiennes et européennes. Dans le cas de l’Inde, c’est Vishnu : la protection de l’existant, Shiva : la destruction créatrice — donc Schumpeter et pas mal des doctrines économiques — et Brahma : la spiritualité. D’ailleurs en Inde, il y a relativement peu de temples alors qu’il y a des disciples de Vishnu et de Shiva qui sont constamment en relation et même en opposition d’une certaine façon.

Une de nos amis, Elisabeth Meichelbeck, qui avait accédé à cette réalité, nous a expliqué comment ce système était une manière de comprendre l’évolution des sociétés. On a regardé l’évolution des systèmes techniques, et on a repris en l’amplifiant la théorie de Bertrand Gille (« La technique est dans un système dans lequel tout se répond, ce n’est pas une technique puis une autre, c’est vraiment un système »).

On a observé que le système technique de la révolution industrielle avait :

  • ses matériaux : l’acier et le ciment,
  • son énergie : l’énergie de combustion
  • son système de communication, qui s’est considérablement amplifié à partir de la fin du 19e siècle lorsque les communications hertziennes, le morse et le téléphone sont arrivés.

J’ai alors regardé ce qui s’était passé au Moyen-Âge, décrit par La Révolution industrielle du Moyen-Age de Jean Gimpel.

On a retrouvé, effectivement, cette structure ternaire au Moyen-Age avec :

  • l’énergie de traction animale : la révolution du collier d’attelage,
  • des matériaux nouveaux,
  • les échanges d’informations entre les monastères par les copistes.

Donc, quelque chose qui formait un système et débordait le cadre national — enfin à l’époque il n’y avait pas vraiment de cadre national — et en fait pour compléter ce ternaire il y a aussi la relation avec la nature : on est dans une image qui ressemble un peu à un arbre dans lequel les racines représentent les relations avec la nature puis on a la matière, l’énergie et l’information qui structurent l’ensemble.

Il y a, me semble-t-il, une transformation tous les neuf siècles.

  • La première bien connue est celle du 6e siècle avant notre ère, la naissance de la philosophie, et en même temps, il y a Bouddha en Inde, Lao Tseu en Chine, les présocratiques en Grèce — dans les colonies d’Asie Mineure — puis une transformation aristotélicienne, c’est-à-dire la nécessité de trouver les preuves de ce qu’on avance, c’est le début de l’esprit scientifique.
  • Il y a une autre transformation importante au 3e siècle de notre ère qui est centrée : on trouve Alexandrie, avec sa bibliothèque, où des gens extraordinaires ont fonctionné à cette époque-là.
  • Ensuite, il y a le 12e, c’est-à-dire Al-Andalus, période d’échanges entre les savants de toute la Méditerranée et de l’Europe, c’est là qu’on a créé les premières universités ; c’est une période de fraternisation entre l’Islam et la Chrétienté, ils se sont séparés par la suite ; les juifs y étaient aussi avec Maïmonide.

Si on dit tous les neuf siècles c’est 6e siècle avant notre ère, 3e siècle, 12e, 21e… Ça tombe comme ça. Donc on s’attend à quelque chose, mais on ne sait pas encore très bien quoi.

Participant :

Je voudrais aller un petit peu plus loin dans ma pensée. Dans le système ternaire que tu évoques, si on l’applique aujourd’hui, la société moderne, c’est l’énergie pas chère et abondante qui a permis le développement de l’industrie et qui donne le bien-être. Le paradoxe n’est-il pas qu’aujourd’hui c’est l’industrie qui va permettre la création d’une énergie industrielle potentiellement infinie et pas chère ? Et si on arrive à faire cela, à ce moment-là cette énergie va être un booster considérable pour la civilisation de demain. Ne crois-tu pas que grâce à cette énergie industrielle infinie et potentiellement pas chère — parce que les coûts diminuent — on peut maintenant passer à la société de création que tu évoquais dans ton introduction ? »

Thierry Gaudin:

C’est un grand rêve, mais ton schéma est tout à fait intéressant je pense que pour aller plus loin il faut regarder en détail comment ça se présente et ce qu’on peut espérer comme évolution précise.

Ça ne me pose pas de problème d’accepter ce que tu viens de dire.

Participant — Marc Mousli :

On a parlé de choses extrêmement intéressantes : d’énergie, de technique… Il y a un facteur qui est important pour la planète dont on n’a pas vraiment parlé, c’est l’homme. Ils étaient 1 milliard vers 1810, et il y a de fortes chances qu’ils soient 11 milliards à la fin de 2100 : chaque fois qu’on publie des prévisions, elles sont modifiées à la hausse, car il y a un certain nombre de coins sur la planète où la transition démographique ne marche pas. Donc, dans tout ça, comment ce poids démographique interfère-t-il avec ces évolutions dont on est en train de nous parler ?

Thierry Gaudin:

La projection démographique c’est une question forte. Quand on avait fait nos calculs, on aboutissait à 12 milliards en 2100. Depuis, on a plutôt tendance à dire 9-10 milliards. Je ne sais pas ce que tu en penses Jérôme ?

Participant — Jérôme Bindé 

Les prévisions démographiques ont toujours été erronées

Thierry Gaudin:

Jérôme a dirigé la prospective à l’UNESCO pendant plusieurs années.

Participant — Jérôme Bindé :

Ça a toujours été erroné, les prévisions sont constamment revues. Une des sciences qui paraît la plus assurée d’elle-même n’est assurée de rien du tout et, en plus, les conséquences qu’on en tire pour les politiques sont également tout autant erronées. On a, par exemple, longtemps dit que c’était l’éducation qui allait résoudre le problème comme par enchantement, c’est terminé : on est à 2,1 ou 2,2 enfants par femmes…

En fait, c’est faux d’ailleurs parce que pour une grande partie des pays qui ont connu la transition démographique — comme les systèmes éducatifs malheureusement ne sont pas à la hauteur des espérances — ce qui a réduit la croissance démographique, la fertilité par femme, c’est rarement dit, mais c’est la telenovela. C’est le même problème qu’avec la chute du Mur, j’ai prévu la chute du Mur, mais je me suis trompé sur la date, j’ai pensé que ça prendrait plus de temps. En 1985, j’étais à Sofia dans la Bulgarie jivkovienne[10] et j’ai eu la chance de rencontrer des jeunes gens à l’époque qui faisaient l’équivalent du Conservatoire d’art dramatique : dans les soirées quand ils avaient bu un verre de slivovitz, ils chantaient We are the world. Quand je suis rentré à Paris, j’ai dit à celle qui partageait ma vie à l’époque : « C’est terminé, ce système est terminé. » Je me suis juste trompé sur la date, je n’ai pas pensé que ça allait mettre seulement quatre ans, j’ai pensé que ça serait plus long, plus compliqué. C’est le caractère viral de la communication, c’est la telenovela qui a transformé les modèles familiaux, les comportements des femmes, même si elles sont analphabètes. Le problème actuel est que la transition démographique a effectivement échoué dans une partie du monde, par exemple dans toute la zone sahélienne. Il y a une quinzaine d’années, on pensait — quand j’ai écrit avec Federico Mayor et une petite équipe le livre The world Ahead (Un monde nouveau)[11] — que peut-être les choses allaient s’arranger, qu’on ne dépasserait pas 8 milliards. Or, on y est déjà presque : on est à 7,5 milliards et on va avoir beaucoup de mal à éviter 10 milliards. Le problème est : « Est-ce qu’on ira jusque-là ? » Je ne suis pas très optimiste : les ruptures sont telles dans certaines parties du monde que l’on ne peut pas exclure une véritable catastrophe.

Participant — Sergio Avalos :

Bonsoir, Sergio Avalos. Il se trouve que je viens du pays des telenovelas justement et que je me pose des questions sur la place de l’être humain, mais dans le sens où comme je l’ai dit tout à l’heure : « Les films nous disent quelque chose ». J’ai vu un peu par hasard un film américain de 2013, Elysium[12], où, pour résumer, il y a des êtres humains qui vivent près de la Lune dans une cité spatiale, et des déshérités qui habitent la Terre, à qui le héros se tue littéralement à rendre la citoyenneté pour qu’ils puissent avoir accès à cette cité spatiale où on peut tout  avoir : la santé, l’énergie, tout ce qu’on veut. Ce qui m’a interpellé, c’est que curieusement la ville des déshérités — donc la terre de 2154 — ressemble aux quartiers pauvres du Mexique et la ville spatiale représente tout ce à quoi on peut rêver avec toute la technologie possible et impossible. Toute la question était l’accès — je travaille justement sur des questions d’accès aujourd’hui : pour le citoyen lambda, l’accès à la santé, pour un handicapé l’accès à la boulangerie, à la pharmacie… Dans ce film, on posait la question de l’accès à la citoyenneté, avec derrière la possibilité d’accès à la santé. Lorsque vous avez dit : « Les films nous disent quelque chose. » Je me suis demandé : « A quoi peut-on réfléchir autour de cette question pour ne pas arriver en 2100 ou 2154 à une situation où on oppose complètement un groupe de déshérité et les élites ? » Parce que finalement on continue à parler d’opposition entre élites et le peuple.

Thierry Gaudin:

Je voudrais dire deux mots sur ce film qui est très intéressant, mais qui est quand même une manière de revisiter le scénario de Marx. Je pense qu’il y a une composante dans le monde actuel qui n’était pas du tout perceptible dans le scénario de Marx et dans celui-là : c’est la manière de communiquer, puisque vous êtes aujourd’hui non seulement un être physique, mais aussi un être virtuel sur internet. Je dirais donc que les coalitions entre les personnes se font, sans qu’il y ait besoin d’aller sur une station spatiale, et je crois que la situation présente est un petit peu différente. D’un autre côté, les moyens de persuasion sont aussi beaucoup plus forts, ce qui fait qu’il y a, en effet, toute cette idée de storytelling et de « prise de tête » qui fait que l’on essaie de domestiquer les comportements. L’homme procède à sa propre domestication ; ça c’est effectivement beaucoup plus difficile à rendre dans un film, mais c’est à mon avis tout aussi important pour l’analyse.

Participante : Célia Marie

Merci beaucoup pour cet exposé vraiment très intéressant qui nous montre que la prospective c’est vraiment quelque chose de vivant, qui est vécu. Afin d’être de bons jardiniers et prendre soin de la planète Terre qui est notre écosystème, est-ce que la question de créer un paradigme épistémologique unifié au niveau planétaire est pertinente, est importante ? Si oui, comment faire ? Est-ce qu’il y aurait une méthodologie… ?

Thierry Gaudin:

Surtout pas un seul paradigme. Avoir un seul paradigme serait très dangereux pour les monnaies. On est en train de sortir de cette période difficile qui est celle de la standardisation. Il y a déjà 5 000 monnaies complémentaires dans le monde, donc on a un écosystème monétaire. Sur le plan des paradigmes intellectuels, je pense que c’est « chaud ».

À propos du travail de Michel Saloff, j’ai signalé que les universités catholiques sont en train de s’agiter autour de la prospective. Hier, nous étions à celle de Paris qui bâtit un réseau de 200 universités dans le monde avec l’idée de faire un travail de prospective plus ou moins collectif et celle de Lille a décidé de faire une journée entière justement à la mémoire du travail de 2100 pour lancer leur activité de prospective.

C’est intéressant parce que jusqu’à présent, la vision catholique était plutôt rétrospective que prospective. Je ne voudrais pas être polémiste ici, mais… Il y a quelque chose qui est en train de se passer. C’est peut-être dû à la mentalité du nouveau Pape, qui dit des choses importantes sur l’aspect écologique des comportements humain. Enfin, c’est intéressant de voir que de grandes institutions sont en train d’évoluer. L’aspect écologique, pour les religions indiennes, ça ne pose pas de problème, c’est naturel, pour la façon de penser chinoise ou japonaise aussi. On avait un point de résistance dans le christianisme qui sera peut-être plus dur du côté des protestants parce qu’ils ont tellement pris l’habitude de se mettre dans le business. Il y a des conférences de management qui disent : « Telle entreprise est extraordinaire, ses membres se comportent comme ceux d’une secte. » C’est un propos élogieux, cela veut dire qu’ils sont complètement dévoués corps et âme à l’institution.

Participant — Marc Mousli :

Vous avez peut-être lu Reinventing organizations[13] qui tourne donc autour des entreprises « libérées ». On y trouve un chapitre qui fait l’apologie d’entreprises américaines se comportant comme des sectes, avec une forte imprégnation « New Age ».

Participant :

Comment voyez-vous la compétition entre les différents mouvements d’innovation : ceux du numérique, ceux de l’économie écologique… ?

Thierry Gaudin:

Ce qui ressort du colloque Sciences de la vie, sciences de l’information, qui s’est tenu à Cerisy cet été, c’est d’abord que le numérique, selon Gérard Berry[14], « est en train de pomper cette quantité extraordinaire d’information, que tout est en train de devenir numérique ». Mais cela n’empêche aucunement des préoccupations de type écologique. D’autant que si on regarde la diversité des êtres vivants, on voit que ça se compte en millions d’unités ; si on regarde les résultats par exemple de Tara[15] — je ne sais pas si vous connaissez le projet Tara qui vise à repérer les micro-organismes présents dans les mers — on voit que du côté biologique une explosion informationnelle est en train de se produire et les deux se répondent mutuellement. On ne peut pas dire qu’il y ait une compétition entre ces deux aspects, mais plutôt une complémentarité et une espèce d’échelle de perroquet où l’un aide l’autre à progresser. Ceci dit, se pose effectivement le problème de l’influence du numérique sur le mental des gens. Le souci c’est que les gens s’identifient à des processus qui sont des processus machinaux.

 

[1] Ce point est développé dans les travaux de thèse de Thierry Gaudin, publiés en 2008, sous la direction de Jacques Perriault : « Innovation et prospective : la pensée anticipatrice », p 66.

[2] Cyril Dion et Mélanie Laurent, réalisateurs du film documentaire « Demain », sont partis avec une équipe de quatre personnes enquêter dans dix pays pour rencontrer les pionniers qui réinventent l’agriculture, l’énergie, l’économie, la gouvernance et l’éducation. En mettant bout à bout ces initiatives qui fonctionnent déjà, ils proposent une vision de ce que pourrait être « le monde de demain ».

[3] Thierry Gaudin, «  2100, Odyssée de l’Espèce. Prospective et programmes du 21e siècle. » Éditions Payot et Rivages, 1993, 293 pp. Collection: Documents Payot. Repris par l’auteur en 2003.

[4] Symposium organisé en novembre 1995 à Monaco , ayant pour objet l’état de l’art des projets d’urbanisme marin.

[5] Dans le cadre de Prospective 2100, organisme en quête de projets pour une gestion écologique raisonnée, Thierry Gaudin, son fondateur, organisa un symposium « jardins planétaires » fin mars 1999 à Chambéry. Abordé sous l’angle rigoureux des initiatives scientifiques, ce colloque traita des propositions et les réflexions innovantes pour un futur proche. (source : Hommes et plantes – Automne 1999 n° 31 – Revue du CCVS, « Tableau d’une exposition » par Gilles Clément)

[6] Colloque « Renouveau des jardins : clés pour un monde durable ? », août 2012, Centre Culturel International De Cerisy

[7] La DGRIS du Ministère de la Défense publie chaque année « Horizons stratégiques ». Voir la séance du Café de la prospective du 11 mai 2016, avec Nicolas Bronard.

[8] Arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini en 1979

[9] Le Cycle (titre original : Dayereh mina) est un film iranien réalisé par Dariush Mehrjui en 1974. Le film, bloqué par la censure iranienne, n’est sorti sur les écrans qu’en 1978.

[10] En référence à Todor Jivkov, homme politique communiste bulgare, dirigeant de la République populaire de Bulgarie (période jivkovienne : 1954-1989).

[11] « The World Ahead: Our Future in the Making », Federico Mayor and Jerome Bindé, Zed Books, 2001 – 496 pages

[12] Elysium est un film réalisé par Neill Blomkamp avec Matt Damon, Jodie Foster. 2013.

[13] « Reinventing organizations: vers des communautés de travail inspirées », Frédéric Laloux, Editions Diateino, 22 oct. 2015 – 483 pages.

[14] Gérard Berry est un informaticien français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences française, de l’Académie des technologies, et de l’Academia Europaea.

[15] Tara, originellement nommée Antarctica puis Seamaster, est une goélette française destinée à la recherche scientifique et à à la défense de l’environnement. En 20072008, ce voilier a fait des relevés permettant de mieux comprendre les changements climatiques. En 2009, Tara a étudié le piégeage des molécules de gaz carbonique (CO2) par les micro-organismes marins comme le plancton. En avril 2016, l’expédition Tara Pacific a étudié les coraux, menacés par des facteurs humains et climatiques. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tara_(go%C3%A9lette)