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Café de la prospective du 1er février 2017 – Luc Mathieur

Café de la prospective du 1er février 2017 – Luc Mathieur

Ce mercredi 1er février nous avons reçu Luc Mathieu, Secrétaire général de la Fédération CFDT Banques et Assurances, qui nous a raconté les deux démarches prospectives qu’il a animées dans sa fédération, à dix ans d’écart.
Accueillis au début avec un certain scepticisme par des militants très pris par leurs combats quotidiens, ces travaux ont permis de riches débats et réflexions internes. La première démarche, en 2006 – 2007, a notamment aidé le syndicat à comprendre la crise et à y répondre. Et les deux-tiers des 125 actions décidées à son issue ont été suivies d’effet à ce jour. Un bilan plus qu’honorable, qui prouve que les syndicats, jusqu’ici peu attirés par la prospective, gagneraient à s’y intéresser et à se l’approprier. Ce dont Luc Mathieu, dont les participants au Café ont apprécié la lucidité et la hauteur de vue, est totalement persuadé.

Les littératures prémonitoires

Les littératures prémonitoires

livre_galerie_9782707329790Le Titanic fera naufrage, par Pierre Bayard

La littérature est faite pour raconter des histoires pleines de suspense, d’action, d’amours, de voyages ; le romantisme y côtoie la brutalité et le cynisme, et les romanciers ont tous les droits. Ils peuvent nous emmener au quatrième siècle dans l’Alexandrie d’Hypathie, ou sur la planète Mars dans trois cents ans. Ces récits nous amusent ou nous émeuvent, certains nous effraient ou nous indignent. Il en est aussi qui nous plongent dans une profonde perplexité. C’est le cas de Futility[1], un roman sur lequel s’est penché Pierre Bayard dans Le Titanic fera naufrage.

À vrai dire, personne ne s’intéresse à l’histoire que raconte Morgan Robertson, l’auteur de ce roman de gare. Ce qui a frappé lecteurs et critiques et permis au livre d’être réédité sans interruption depuis plus d’un siècle, ce sont cinq pages exceptionnelles dans lesquelles le lecteur fait connaissance du Titan, le plus grand des transatlantiques, le plus moderne et le plus rapide de tous les temps. Son luxe est inégalé, il offre à ses passagers le confort et les distractions les plus raffinés. Il dispose même de deux orchestres. Constructeur et armateur le donnent pour insubmersible, grâce aux matériaux utilisés pour sa construction et à ses équipements, les plus modernes du moment. Ils sont particulièrement fiers de son architecture : des compartiments étanches lui permettent de continuer à flotter même en cas de voie d’eau importante.

Par une journée brumeuse d’avril, le merveilleux paquebot fonce à 25 nœuds à travers l’Atlantique Nord. Et tout à coup, un cri :

« De la glace, hurlait la vigie, de la glace droit devant, un iceberg ! »
« En cinq secondes la proue du navire commença à se soulever et de tous côtés on pouvait voir à travers le brouillard un champ de glace qui se dressait à trente mètres de haut sur sa route ».

Le superbe paquebot se déchire le flanc sur l’iceberg, les cloisons étanches sont débordées et le naufrage se produit dans un chaos indescriptible. Les victimes sont très nombreuses, car il n’y a sur le bateau que vingt-quatre canots de sauvetage pour trois mille personnes.

De la fiction à la réalité

Le lecteur aura reconnu la catastrophe maritime la plus célèbre au monde, celle du Titanic, que son naufrage a fait entrer dans l’Histoire, et même dans la légende. Nombre de livres lui ont été consacrés. Pourquoi celui-ci a-t-il été constamment réédité ? Qu’a-t-il de remarquable ?

L’extraordinaire, dans Futility, c’est qu’il a été publié par l’éditeur MF Mansfield, à New York, en 1898, et que le Titanic a coulé dans la nuit du 14 au 15 avril 1912.

Le romancier américain raconte donc le naufrage, qui se produira quatorze ans plus tard, d’un navire dont Joseph B. Ismay, patron de la White Star Company, décidera la construction en 1907 lors d’un dîner à Londres avec William J. Pirrie, l’un des dirigeants des chantiers Harland et Woolf. Ismay confie à ce dernier la conception et la réalisation de trois grands transatlantiques destinés à concurrencer le Lusitania et le Mauretania, les « lévriers des mers » de la Cunard line.

Parmi les nombreux détails anticipés par Robertson avec une extrême précision, nous en retiendrons deux, capitaux. Le Titan, comme le Titanic, est divisé en compartiments étanches et peut continuer à flotter même si plusieurs de ces compartiments (quatre, sur le Titanic) se remplissent d’eau, ce qui fait dire au constructeur et à l’armateur que leur bateau est insubmersible. Mais lors de la collision, le Titan heurte violemment la base de l’iceberg. Il est dévié vers la gauche et la glace déchire son flanc droit. Cinq ou six compartiments sont noyés, le bateau est déséquilibré, les machines se déplacent et provoquent des dégâts considérables, l’eau passe au-dessus des cloisons étanches[2]. Cet accident qu’aucun ingénieur n’avait imaginé est parfaitement décrit par Morgan Robertson : « Si l’impact avait eu lieu perpendiculairement au flanc du navire […] les passagers n’auraient pas souffert d’autre désagrément qu’une rude secousse, et le paquebot n’aurait subi comme seul dommage que l’écrasement de la proue […] Il aurait eu un sursaut de recul et aurait terminé le voyage à vitesse réduite ».

Le deuxième facteur ayant transformé le naufrage en catastrophe, dans le roman comme dans la réalité, est le sous-équipement en canots de sauvetage. La collision se produit au sud de Terre-Neuve, dans une zone fréquentée par de nombreux bateaux. En quelques heures, les survivants du Titanic seront repêchés par le Carpathia, qui a forcé les feux pour arriver rapidement sur les lieux. Avec un nombre suffisant de canots à bord du transatlantique, il n’y aurait pas eu de victime, alors que le bilan a été très lourd : plus de mille cinq cents morts.

Ce manque d’embarcations de sauvetage était connu … et légal. Réglementairement, le Titanic devait être pourvu de 16 canots et de quelques « radeaux », pouvant secourir au total 962 personnes. La norme officielle n’avait pas été réévaluée alors que la taille des bateaux ne cessait d’augmenter. Une mise à niveau était à l’étude depuis des années, et le directeur général des chantiers navals, anticipant la décision de l’administration,  avait d’ailleurs fait construire des bossoirs[3] pouvant porter quatre fois plus de chaloupes. Mais l’armateur avait refusé d’augmenter le nombre de canots, coupables à ses yeux d’empêcher les passagers de profiter pleinement du paysage lors de leur promenade sur le « pont des embarcations »,  le plus élevé du navire. Il avait néanmoins été un peu plus généreux que la loi ne l’y obligeait : le navire disposait en fait de 1132 places de secours, pour 2 207 personnes à bord lors de cette première traversée.

Quand la littérature s’inspire de l’avenir

Ce cas de « prémonition » littéraire est le plus stupéfiant par sa précision. Il en existe d’autres, moins frappants. Jules Verne a raconté un voyage vers la Lune dans des conditions qui annoncent Apollo 11. De la terre à la Lune et Autour de la Lune anticipent de façon très précise le lancement d’une fusée d’un terrain situé en Floride, à peu de distance de l’endroit où sera implantée quatre-vingt-cinq ans plus tard la base spatiale de Cap Canaveral. Et Jules Verne fournit dans des ouvrages parus en 1865 et 1869 la durée exacte du voyage ainsi que le lieu de retour dans l’Océan, racontant de façon très réaliste la récupération des premiers hommes ayant foulé le sol de notre satellite le 20 juillet 1969.

Moins truffés de détails techniques, et par conséquent moins spectaculairement prémonitoires, trois récits de Kafka : La Colonie pénitentiaire, Le Procès et Le Château, décrivent la bureaucratie aussi absurde qu’implacable des régimes totalitaires qui vont asservir l’Europe dans les années 1930. Le premier des trois livres a été publié en 1919, les deux autres sont posthumes, l’auteur étant mort en 1924.

Plus près de nous, Plateforme, de Michel Houellebecq, publié en août 2001, raconte une attaque de terroristes islamistes contre un club pour étrangers, sur une plage touristique de Thaïlande, un scénario qui se réalisera effectivement en octobre 2002 à Bali.

Pour Pierre Bayard, un autre livre de Houellebecq, Soumission, pourrait préfigurer un changement profond de notre société, qui n’est certes pas encore survenu, mais dont le rapprochement de la réalité observée avec certains détails du livre laissent penser qu’il pourrait se réaliser.

Dans ce même domaine du terrorisme, l’auteur cite Tom Clancy, romancier américain devenu célèbre pour avoir décrit dans Dette d’honneur, publié en 1994, un attentat semblable à ceux auxquels le monde entier assistera le 11 septembre 2001. « Près de trois cents tonnes d’acier et de kérosène percutèrent la façade du bâtiment à une vitesse de cinq cent cinquante kilomètres-heure »[4]. Un pilote japonais s’écrase avec son Boeing sur le Capitole, tuant le Président et une bonne partie des élus du Congrès. Le même auteur, en 2001, lance un jeu vidéo dans lequel il imagine une guerre en Ossétie du sud en 2008, avec une intervention russe en Géorgie. La deuxième guerre d’Ossétie du Sud a bien opposé, en août 2008, la Géorgie à sa province séparatiste d’Ossétie du Sud, appuyée par la Russie.

Peut-on expliquer ces télescopages temporels ?

Pierre Bayard recense les explications données à ces étonnantes prémonitions. La première est la coïncidence, qui constate les similitudes entre l’œuvre littéraire et la réalité, ne les conteste pas, mais refuse de les lier par une quelconque relation de causalité[5]. Simplement, des centaines d’écrivains et de peintres vivent dans un monde où des tendances s’infléchissent, où de légers décalages par rapport à la routine ordinaire se produisent. Les artistes ont une sensibilité supérieure à la moyenne de leurs concitoyens ; ils accumulent les observations et repèrent ces « signaux faibles » qui nourrissent leurs œuvres.

Dans le cas du naufrage du Titanic, il faut savoir que Morgan Robertson, l’auteur de Futility, est né à Oswego, le port sur le lac Ontario où débouche le système fluvial reliant l’Atlantique aux Grands Lacs. Fils d’un officier de marine, il a navigué pendant dix ans sur des navires marchands. Romancier spécialisé dans les aventures maritimes, il suit de près les constructions navales, et connaît les projets des grands armateurs. Quant au sous-équipement des paquebots en canots de sauvetage, il faisait débat depuis longtemps.

L’explication rationnelle s’appuie donc sur les connaissances de Robertson en matière de construction navale et sur son expérience des traversées de l’Atlantique : il connaît bien les conditions météo selon les lieux et la période de l’année, ainsi que la dérive des glaces. Longtemps garçon de cabine, en contact permanent avec les marins, les officiers et les passagers, il possède une connaissance intime du milieu, et peut facilement brosser des tableaux réalistes des diverses situations. Aidé par le hasard et par l’inspiration du moment, il a parfaitement réussi la fresque du naufrage.

Signalons une autre coïncidence : William Thomas Stead, rédacteur en chef de la Pall Mall Gazette, un journal londonien réputé et influent, se trouvait lui aussi à bord du Titanic. Il a trouvé la mort dans le naufrage. Il avait publié en mars 1886 une nouvelle racontant une collision de deux navires au milieu de l’Atlantique, faisant de nombreuses victimes à cause du déficit de canots. Stead avait conclu sa fiction par une phrase prophétique : « c’est exactement ce qui pourrait se passer si l’on continue à faire naviguer des paquebots n’ayant pas assez de chaloupes de sauvetage pour tous les passagers! ».

À côté de la très rationnelle coïncidence, une autre explication avancée par Pierre Bayard est celle des univers parallèle, notion empruntée à la physique quantique qui fait l’hypothèse que nous vivons dans un univers en division permanente et qu’il en existe une infinité d’autres, dans lesquels nous avons de multiples doubles à qui chacun de nos choix, chacune des bifurcations de nos vies, font prendre des orientations différentes. De très rares personnes – le plus souvent des artistes ou des écrivains — ont l’occasion de passer, par le plus grand des hasards, d’un univers à un autre.

Si on l’accepte, cette clef des univers parallèles permet de comprendre aisément une situation qui, sans elle, est une énigme, car les autres explications sont plausibles, mais pas totalement convaincantes[6].

Pour une République des lettres

Mi-sérieux, mi-ironique, Pierre Bayard conclut par une adresse aux politiques : « il est fondamental que les politiques prennent toutes les dispositions leur permettant d’interpréter avec rigueur les anticipations qui leur sont proposées et d’en tirer toutes les conséquences […] On ne peut en effet qu’être frappé par l’écart entre la reconnaissance générale des capacités anticipatrices de la littérature et le fait que les écrivains ne soient à aucun moment associés à la conduite des affaires publiques, ou au moins que leurs œuvres ne soient jamais étudiées dans les ministères avec toute l’attention qu’elles méritent ». Il ajoute : « comme peuvent l’être les rapports de prospective des experts ». Là, il se fait des illusions : un rapport de prospective, après son « quart d’heure wharolien » lors de la remise au ministre, finit sa vie au fond d’un placard. Mais un collaborateur du ministre l’a parcouru. Ce qui est rarement le cas de la littérature générale…

Marc Mousli

Le Titanic fera naufrage, par Pierre Bayard, Éditions de Minuit, 2016, 16,50 €       N° ISBN : 978-2-7073-2979-0

[1] La traduction française a été publiée sous le titre Le naufrage du Titan, éd. Corsaire, 2005.
[2] Dans la réalité, le Titanic est dévié par un coup de barre de dernière minute ordonné par le « premier officier ». Mais le résultat est identique.
[3] Bossoir : potence servant à suspendre les canots de sauvetage.
[4] Tom Clancy, Dette d’honneur (2), coll. Le Livre de Poche, éd. Albin Michel, 1995, p.585.
[5] Voir Gérald Bronner, Coïncidences, nos représentations du hasard, éd. Vuibert, 2007, p. 103 à 108.
[6] Cf. Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes, éditions de minuit, 2014.

Cet article de Marc Mousli a été publié par nonfiction.fr le 4 janvier 2017.

Thierry Gaudin interviewé au lendemain du 11 septembre 2001

Thierry Gaudin interviewé au lendemain du 11 septembre 2001

Nous travaillons au compte rendu de la séance du 16 novembre 2016 du Café de la prospective, où nous avons accueilli Thierry Gaudin. Ce travail m’a permis de retrouver une interview  de Thierry dans L’Express – L’Expansion du 20/12/2001 . Je n’ai pas résisté au plaisir de la partager sur notre site.

Propos recueillis par  Christian DAVID et  Bernard POULET,

Pour ce prospectiviste qui voit le monde avec cent ans d’avance, une nouvelle civilisation naîtra du désarroi actuel. Interview en direct du futur.

En compagnie de Thierry Gaudin, on se promène bien loin de l’univers des plans quinquennaux. La spécialité de ce polytechnicien de 61 ans est la prospective à long, très long terme : l’association qu’il préside s’appelle tout simplement Prospective 2100. On peut croire à la fantaisie, il y en a. Mais le site Internet qu’il anime (2100.org) révèle l’immense richesse du travail effectué d’un bout à l’autre de la planète par des chercheurs qui apportent, dans tous les domaines (sciences, justice, santé, environnement), idées et réflexions, constats et initiatives. Inspecteur général des Mines et formidable puits de connaissances, Thierry Gaudin travaille depuis plus de trente ans dans le monde de l’innovation. Entre 1971 et 1981, il pose les bases d’une politique de l’innovation pour le ministère de l’Industrie. On lui doit notamment une réforme de l’Agence nationale de valorisation de la recherche (Anvar) pour la rendre plus opérationnelle, puis la création du Centre de prospective et d’évaluation (CPE) pour assurer le suivi des évolutions et des politiques technologiques.

Thierry Gaudin est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages dans son domaine de prédilection, la prospective, mais aussi de réflexions philosophiques sur le progrès, les religions, les mécanismes de la pensée… Il vient de publier L’Avenir de l’esprit chez Albin Michel, un dialogue avec le philosophe François L’Yvonnet.

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur la prospective à très long terme – sur une centaine d’années – et qu’en attendez-vous ?

Thierry Gaudin. La question s’est posée dans l’autre sens. C’est à partir du moment où j’ai compris que nous avions quelque chose à dire que j’ai proposé à Hubert Curien, alors ministre de la Recherche [1984-1986], de faire une prospective mondiale à cent ans. Nous avons commencé en faisant une enquête auprès de 1 200 experts de toutes les professions sur ce qui était en train de se transformer. Nous avons ainsi vu apparaître les quatre pôles du changement du système technique : les matériaux, l’énergie, la structuration du temps et la relation avec le vivant.

A cette époque, nous avions fondé une nouvelle discipline, l’ethnotechnologie, consacrée aux rapports technique-société, à laquelle a beaucoup collaboré Bertrand Gille, notre grand historien des techniques. Il avait dégagé la notion de  » système technique « , montrant que les différents éléments interagissaient entre eux. Ces systèmes tendent à se stabiliser pour préserver des structures sociales, mais de temps en temps dans l’histoire se produisent des déstabilisations, qui sont des transformations très profondes, des changements de civilisation. Au début des années 80, nous avons montré qu’il y avait en germe les éléments d’un système technique différent de celui qui avait été construit à la suite de la révolution industrielle du XIXe siècle. Il s’agissait de la diffusion des microprocesseurs, de la naissance des biotechnologies, du foisonnement des matériaux polymères et du nouveau système énergétique. Dans la vie de toutes les professions, ces quatre pôles de transformation étaient présents.

La prospective, plutôt qu’une futurologie, est donc une science des transformations ?

Il existe une abondante littérature qui tente d’expliquer pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Il y en a très peu sur la façon dont elles se transforment. Nous nous sommes interrogés sur la rapidité probable du changement à venir ; nous voulions comprendre s’il serait plus rapide que les précédents, la révolution industrielle du XIXe siècle ou la révolution agraire du XIIe.

Notre diagnostic a été que ce qui définit la vitesse de la transformation, ce n’est pas la technique, mais le temps que met l’être humain à se l’approprier. Un délai qui se compte en générations. Cela commence par une période de désarroi, pendant laquelle le nouveau système technique déclasse la force de travail qui desservait l’ancien. Ce qui provoque une lente montée de l’exclusion, de la marginalisation. C’est comme l’accumulation du grisou : quand la proportion devient explosive, il suffit d’une étincelle pour que cela explose.

Y a-t-il déjà eu ce type d’explosion sociale et politique ?

Prenez la révolution de 1848. A l’époque, Guizot avait comme mot d’ordre :  » Enrichissez-vous.  » C’était le Thatcher de l’époque. En 1848, l’Europe s’enflamme. La classe dirigeante est surprise. Elle croyait avoir mis fin aux injustices en supprimant les privilèges. Le peuple, lui, réclame du pain et du travail. Ensuite, les nouveaux dirigeants, Napoléon III en France, Bismarck en Allemagne, la reine Victoria en Angleterre, réagissent en structurant l’espace, en construisant les chemins de fer, les canaux, les grands équipements. Ils structurent aussi les esprits : c’est l’instruction laïque et gratuite, mais surtout obligatoire. Il s’agit d’élever le niveau pour que tout le monde puisse s’intégrer au nouveau système. Car on ne peut pas construire une société durable si l’on n’y intègre pas tout le monde.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, alors qu’il ne suffit plus de savoir lire, écrire et compter pour être bien intégré à notre société, on constate que le taux d’illettrisme a plutôt tendance à augmenter ! A partir des éléments disponibles, deux points critiques apparaissaient comme conséquences de l’exclusion : les cristallisations de type ethnico-religieux et la montée en puissance des systèmes mafieux. Le cartel de Medellin et l’affrontement des Etats-Unis avec Al-Qaida sont deux conséquences d’une même cause, l’incapacité de notre système libéral de donner une place à chacun.

Quelles solutions apporter aux maux que vous aviez diagnostiqués et qui relèvent désormais de notre quotidien ?

Nous défendons l’idée qu’il faut préparer le lancement de grands programmes structurants, à l’image de ce qui avait été fait pour Paris au temps du baron Haussmann. La classe dirigeante, politiques et décideurs, doit définir une stratégie de grands travaux publics structurants en mobilisant l’argent public. Ce sont des programmes que nous devons élaborer dès maintenant, car l’expérience montre que, lorsque les décideurs sont obligés de décider et que les dossiers ne sont pas prêts, ils décident n’importe quoi. Il faut donc préparer les dossiers.

Depuis 1995, par exemple, nous travaillons sur la possibilité d’utiliser durablement les océans et leurs ressources. Ernst Frankel, du MIT (Massachusetts Institute of Technology), a montré qu’il était possible de construire sur les océans pour moins cher que sur terre. D’ailleurs ce type de projet est déjà en cours de développement en Corée, à Taïwan, au Japon et dans certains pays nordiques européens. Au total, nous avons défini douze programmes de réflexion (1).

Comment travaillez-vous et avec qui ?

À Prospective 2100, nous dialoguons avec les professionnels. Pour parler des cités marines, nous avons fait venir 300 personnes du monde entier pour qu’elles échangent leurs projets et étudient les moyens de les réaliser.

Ce n’est pas si difficile de tracer les grandes lignes d’un programme. Prenons un exemple. En 1840, un professeur de l’Ecole des Ponts a dessiné un schéma directeur des voies ferrées pour le monde entier. Pour l’époque, ce schéma était parfaitement réaliste. Si aujourd’hui on demande à une équipe d’ingénieurs de rédiger sous un mois un schéma directeur du TGV pour le monde entier, ils le feront de manière logique. Après, mais après seulement, on pourra commencer à discuter de sa mise en pratique, examiner le contexte politique, économique, historique, le jeu des acteurs, le débat public, etc.

Regardez l’histoire de la conquête spatiale, par exemple. Ce sont d’abord quelques visionnaires, comme Goddard ou, plus près de nous, O’Neill, qui ont étudié des objets audacieux. Ensuite, quand les opportunités de financement sont apparues, les dossiers étaient prêts.

La prospective permet-elle de lire de nouvelles tendances qui se seraient dessinées depuis vos travaux des années 80-90 ?

Dans les années 90, deux événements ont été particulièrement importants pour les prospectivistes. D’abord l’évolution de la démographie, car la baisse de la fécondité a été plus rapide que prévu. Les scénarios de la fin des années 80 envisageaient une stabilisation de la population mondiale aux alentours d’une dizaine de milliards d’individus. Aujourd’hui, on estime qu’on passera plutôt par un maximum de 8,5 (6 milliards autour de l’an 2000) pour redescendre lentement et retrouver les 6 milliards peu après 2100. Bien sûr, à cette échéance, il faut garder une fourchette de prévision assez large. Mais il semble que l’on soit entré dans une phase où l’espèce humaine, instinctivement, commence à s’autoréguler. Il y a une mise en harmonie avec la nature et l’on va bientôt se demander quel est le niveau raisonnable de l’effectif de l’espèce humaine.

Le deuxième point important est la montée des peurs alimentaires (vache folle, OGM…). La confiance du consommateur dans son industrie alimentaire a été fortement entamée. Dans les années 90, quand on parlait de traçabilité, cela n’intéressait pas beaucoup. Aujourd’hui, ces préoccupations ont des conséquences sur les marchés et sur l’organisation même de la production agricole. Depuis cinquante ans, les agronomes défendaient la productivité, poussant les agriculteurs à s’endetter, à acquérir des machines de plus en plus puissantes, à consommer massivement des engrais et des pesticides. Et puis ils ont commencé à s’interroger sur d’autres formes de rapports avec la nature, pour arriver à accepter ce que nous appelons le  » jardin planétaire « . Il y a, dans l’expression  » jardin planétaire « , que le paysagiste Gilles Clément a popularisée, deux idées : la première, c’est qu’un jardinier est un amoureux de la nature bien plus qu’un  » exploitant « , comme on dit dans les milieux agricoles. La seconde est que, où que nous portions notre regard, nous sommes déjà dans une nature modelée par l’homme. Celui-ci a, de fait, une responsabilité de jardinier. Il ne peut s’y soustraire. Il est obligé d’intervenir sur son jardin. S’il ne le fait pas, le jardin se dégrade. C’est une faute professionnelle. Le non-agir, qui semble tenter certains écologistes, n’est déjà plus possible.

Les mondialisations précédentes se sont terminées souvent dans la violence. Le 11 septembre marque-t-il un tournant de celle que nous avons vécue ?

Le 11 septembre fait partie des crises de jeunesse de cette nouvelle période. Evénement tragiquement regrettable, mais pas vraiment surprenant. D’ailleurs, nous avions déjà porté le diagnostic d’accroissement de l’insécurité en 1990 et ça ne s’est pas terminé le 11 septembre, ça ne sera même pas terminé lorsque les États-Unis et leurs alliés auront manifesté leur force. Les causes profondes n’ayant pas disparu, les effets se manifesteront autrement.

Malgré tout, vos propos reflètent globalement un fort optimisme pour l’avenir, bien que votre diagnostic sur les événements courants soit assez sombre.

Peut-être parce qu’il va bien falloir que cette classe dirigeante actuelle, qui s’est laissée fasciner par des bulles successives, financière, immobilière, technologique, finisse par regarder les choses en face. A l’échelle mondiale, à cause de la transformation du système technique, la situation devient comparable à celle qui a précédé 1848 en Europe. La classe dirigeante ne pourra plus faire autrement que de changer de stratégie.

Café de la prospective du 14 décembre 2016 – Carine Dartiguepeyrou

Café de la prospective du 14 décembre 2016 – Carine Dartiguepeyrou

Carine Dartiguepeyrou

Carine Dartiguepeyrou est une prospectiviste confirmée et a cette caractéristique, qui tout compte fait est assez rare, de travailler dans plusieurs domaines. Elle travaille aussi bien pour des entreprises que pour des collectivités, elle fait du territorial et également des choses assez originales dont elle va vous parler. Elle est diplômée de la London School of Economics, elle a un doctorat où elle parlait déjà un peu de prospective, etc. Je vais la laisser se présenter.

 Je suis très émue de venir parce que c’est la première fois qu’on me demande de parler de comment je suis arrivée à la prospective et je voulais vous remercier.
Ma présentation est articulée en deux temps :

  • d’où je viens, car ce qui intéresse les gens du Café c’est de savoir comment je suis arrivée à la prospective.
  • ce qui me caractérise en termes d’actions, de types de projets sur lesquels je travaille.

Comment je suis arrivée à la prospective

Altérité et langues étrangères

Je suis Française, née en France et ce qui très tôt m’a caractérisée, c’est la passion pour l’altérité. C’est quelque chose qui est né très jeune puisque dès la maternelle, j’étais toujours amie avec « l’étranger de l’école », en l’occurrence une Japonaise — qui ne parlait pas français et qui a été ma première amie ; la deuxième était Finlandaise… J’allais toujours vers l’enfant arrivé en milieu d’année… En même temps, très jeune j’ai voulu pratiquer les langues étrangères pour mieux comprendre l’autre.

Ce goût pour les autres, pour la culture, a fait que j’ai fait de l’anglais dès la primaire, du russe — alors que mes parents n’étaient pas communistes tout en étant très engagés politiquement, puis de l’espagnol, du latin, un peu de grec, etc. Ce goût pour les langues m’a valu d’aller dans de bonnes écoles.

Russie et pays de l’Est

Je me destinais au concours d’Orient (conseiller des affaires étrangères). J’avais déjà vécu en Russie à la fin de l’Union soviétique avec une bourse du ministère des Affaires étrangères. J’ai fait mon DEA avec Hélène Carrère d’Encausse à Sciences Po. L’année où elle a été nommée académicienne, j’ai été chargée par les élèves de la classe de lui rédiger son discours de félicitations. Mon mémoire de thèse consistait à anticiper que l’URSS allait imploser par l’intérieur, par l’âme russe et qu’il y aurait une reconquête de l’identité russe. A l’époque Hélène Carrère d’Encausse pensait qu’il s’agirait d’une explosion à la périphérie de l’empire et qu’elle se ferait par les républiques musulmanes. Mais je fus quand même acceptée en thèse de doctorat !

En 1991, après la chute du mur de Berlin j’ai vraiment eu envie de participer à ce moment phare de l’histoire. Je suis partie du jour au lendemain en Pologne pour mon premier employeur, le ministre du travail polonais. Pour 150 dollars mensuels, j’ai travaillé sur la transformation de la Pologne un des pays les plus actifs à l’époque sur la voie de la transition.

London school of economics et banque européenne de reconstruction

Après cette première expérience, j’ai fait à la London School of Economics (LES), le master Politics of the World Economy. La Politique économique, le fleuron de la LSE, c’est étudié en Angleterre plus qu’en France où l’économétrie domine souvent. Quelques années auparavant, George Soros avait suivi le même master.

À la suite de mon master, j’ai intégré un cabinet britannique — j’y étais la seule française – créée par d’anciens ministres d’un peu partout en Europe et en particulier des pays d’Europe centrale et orientale et aussi britannique.

J’ai accompagné les travaux de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) à l’époque où Jacques de Larosière était président. Il était proche du président de l’entreprise Central Europe Trust dans laquelle je travaillais. J’ai eu la chance de le côtoyer. Je conduisais des missions de stratégie et de développement qui m’ont amenée partout en Europe centrale et orientale au-delà de l’Oural où j’ai travaillé sur les premiers fonds de capital-risque en Sibérie …. Puis j’ai effectué une mission sur la reconstruction de la Bosnie-Herzégovine. J’ai été une des premières et quasiment une des seules civiles à être allée dans ce pays au tout début de la réconciliation, de l’accord de Dayton. J’étais très jeune. Je suis partie là-bas pour la Banque mondiale et pour la Banque européenne pour la reconstruction et le développement avec 150 kilos de bagages dans un contexte de guerre, en avion pour parachutistes, avec l’Armée française. J’ai atterri à Sarajevo accompagnée d’une équipe composée uniquement de jeunes femmes. Nous sommes arrivées au fameux hôtel Holiday Inn — un des seuls hôtels subsistant sans fenêtre dans les chambres — pour vous dire que c’était un moment très particulier. Il y avait des centaines de gens qui nous attendaient pour pouvoir bénéficier de crédits alors que notre travail consistait à faire un état des lieux des actifs dans l’ensemble du pays. Tout l’enjeu a été, après, de circuler dans les trois zones dans un contexte extrêmement risqué. Pour arriver à sortir du pays, J’ai quasiment été exfiltrée. C’est une histoire que je ne raconte que très rarement qui fera peut-être l’objet d’un prochain livre.

Je suis rentrée en Angleterre et j’ai rédigé mon rapport pour la Banque européenne pour la reconstruction et pour le développement. À l’époque, la politique de la Banque était de mettre en place un dispositif de prêts moyens d’environ 1 million d’euros par investissement. Dans mon rapport mes conclusions étaient à l’opposé : « Le pays est complètement détruit, il faut développer le microcrédit ». C’était en 1995, et le sujet n’était pas d’actualité. On m’a dit : « mais tu n’y penses pas, ce n’est pas du tout ce qui est prévu, on n’a pas de lien là-bas, on n’a pas les maillons intermédiaires qui pourraient nous aider à faire. ». Avec ce séjour, j’avais appris la différence entre un pays en transition – c’est-à-dire qui aspire à plus de liberté, à la démocratie… portée par des intellectuels, des écrivains, des gens qui souhaitaient faire advenir une autre vision du monde comme cela s’est passé dans les pays d’Europe centrale dans les années 1990, et la Bosnie-Herzégovine un pays qui lui sortait de la guerre avec toutes ses atrocités. Ce séjour et les conclusions de nos travaux ont été très difficiles à vivre pour moi petite jeune femme un peu crédule. À partir de ce moment-là je me suis dit que j’allais continuer à être passionnée par ce que je faisais, mais qu’il fallait que je travaille beaucoup plus sur moi, sur ma distanciation, sur ma prise de recul, sur le sens de mes actes et au service de quelle mission je devais mettre mon énergie à l’avenir. Je vous raconte « ce détour » parce que c’est aussi de cette façon que je suis arrivée à la prospective.

Thèse sur la société de l’information, collaboration avec la Rand Europe et post doc chez orange lab

À mon retour en France, j’ai repris ma thèse en 2000, mais j’ai fait le choix de m’inscrire en relations internationales à Paris I Panthéon-Sorbonne car je voulais travailler sur l’Europe et les enjeux de la globalisation. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes extraordinaires : Thierry Gaudin, Francis Jutand, Armand Mattelart, également Michel Saloff-Coste qui ont beaucoup compté pour moi. Ma thèse portait sur la société de l’information avec une forte dimension systémique par laquelle je suis arrivée à la prospective.

Ma thèse a porté sur l’étude de la politique européenne en matière de société de l’information avec une comparaison des scénarios d’avenir de l’Europe. J’y analysais le changement de paradigme civilisationnel.

J’ai rejoint en parallèle un cabinet de conseil — je crois qu’il n’existe plus. Un jour un manager est venu me dire : « Tu dois parler anglais, il y a des missions pour la Commission européenne, personne n’en veut parce que ce ne sont pas des business profitables, est-ce que ça t’intéresse ? ». J’ai dit : « Oui, bien sûr. » Dans les années 2000 — c’était l’époque de l’émergence de la politique européenne en matière de société de l’information.

C’est à cette époque que j’ai connu la RAND Europe qui est la filiale européenne de la RAND corporation (grand organisme de recherche très investi sur deux domaines : la sécurité et les politiques publiques, en lien direct avec l’administration américaine). La RAND Europe était basée en Hollande et ses chercheurs étaient très investis dans les projets européens dans le domaine des nouvelles technologies et de la société de l’information. J’ai effectué donc des missions de prospective pour la Commission européenne. J’ai participé à une des plus grandes démarches Delphi — la plupart d’entre vous connaissent cette technique — et j’ai eu la chance de participer à cette démarche Delphi à l’échelle planétaire sur le Global Course of the Information Revolution, en Asie, aux États-Unis, en Europe…

Une fois ma thèse finie, j’ai été invitée à faire mon post-doctorat à Orange R&D. Francis Jutand en était le directeur scientifique avant de partir pour aller ouvrir ce qui allait devenir le premier département sur les TIC au CNRS. Mon post-doctorat ne portait pas sur des questions de prospective à proprement parler, mais je comparais différents scénarios de l’Europe à l’horizon 2020 et je proposais ma propre vision d’avenir.

En 2010 je créé mon entreprise et depuis je consacre mon temps uniquement à la recherche et à la prospective.

À travers les premières étapes de mon parcours, j’ai essayé de vous dire que pour moi la prospective est forcément très nourrie de vision et de stratégie cela me donne une empreinte particulière par rapport à d’autres confrères.

Ma vision de la prospective

La prospective, comment est-ce que je la vois ? Je me retrouve complètement dans la vision de Gaston Berger. C’est somme toute assez classique. J’ai connu Philippe Durance alors qu’il était en thèse d’ailleurs à l’époque. Il allait créer aux Éditions L’Harmattan la collection Recherche et prospective qui est admirable. Nous avons commencé à dialoguer à ce moment-là et c’est lui qui m’a sensibilisé à l’héritage de Gaston Berger. Je me retrouve complètement sur les trois paramètres que donne Gaston Berger : le « voir large », le « voir loin » et le « creuser profond ».

Creuser profond & représentations & pâte humaine

Ce qui m’intéresse, c’est le « creuser profond », c’est-à-dire d’essayer de comprendre ces plaques tectoniques qui évoluent de manière très profonde concernant l’évolution des cultures, des sociétés, qui nous permettent non seulement d’anticiper à beaucoup plus long terme, mais qui aussi nous permettent de comprendre comment les évolutions sont arrivées par le passé.

Cet intérêt pour les évolutions socioculturelles est aussi relié à une belle rencontre aux États-Unis — dans les années 2000, en Californie — avec Brian Hall et je travaille beaucoup à partir de son analyse des systèmes de valeurs.

Ce travail, ce « creuser profond », consiste à comprendre les représentations des personnes, des groupes, des institutions. La représentation, c’est la première étape de la prospective. Se forger une représentation du monde c’est déjà comprendre dans quel paradigme on est ; c’est également comprendre les représentations et les paradigmes des autres. Pour cela il faut un travail énorme.

Souvent, les institutions, les organisations ont du mal à rentrer dans cette étape, car c’est contre-intuitif ce  « creuser profond » de Gaston Berger. On se dit qu’on veut aller loin, vite, que l’on veut anticiper, mais en fait c’est en creusant profond que l’on gagne du temps, car on va pouvoir s’appuyer sur une dimension vraiment tangible : la pâte humaine. Ce n’est pas à vous que je vais dire qu’aujourd’hui, avec les fulgurances existantes en matière technologique ou écologique, que l’on a besoin de cette « pâte humaine », de cette compréhension de l’homme, encore plus parce qu’on est — comme dirait Hartmut Rosa — dans cette « accélération sociale ».

Ce qui me caractérise et qui m’intéresse ce sont les émergences socioculturelles, les signaux faibles, c’est-à-dire les outils de base du prospectiviste : qu’est-ce qui émerge ? Qu’est-ce que l’on peut voir, sentir ? Quels sont les signes qui donnent à voir et qui nous permettent en terme socioculturel de voir des possibilités d’évolution des sociétés ?

Les changements de paradigmes : technologie et écologie

Ma thèse déjà portait sur le changement de paradigme sociétal.

Le changement de paradigme est aujourd’hui au cœur de beaucoup de choses notamment parce qu’on le comprend par notre rapport aux technologies : veut-on investir massivement dans ces technologies ? Préfère-t-on au contraire se distancer et avoir, je ne sais pas, un usage de l’intelligence artificielle faible, mais se dire : « On ne va pas au-delà », etc. ?

L’autre grand changement de paradigme, c’est l’écologie. Très souvent, l’écologie ne rejoint pas le numérique. Pour ma part, je les ai intégrés très tôt. J’ai prolongé après Edgar Morin le concept de l’écologie de l’action, où j’ai repris, mais pas comme il entendait écologie de l’action, sur des futurs, des trajectoires qui peuvent être détournées dans l’histoire ; pour moi c’est plutôt au contraire prendre conscience de son interdépendance avec les humains et la planète, essayer de déconstruire ses préjugés, essayer de s’ouvrir à un cadre beaucoup plus large celui du vivant, à tout ce qu’on connaît, mais aussi à ce qu’on ne connaît pas et agir en conscience avec nos rythmes biologiques, etc.

Pour revenir aux représentations, on voit bien que travailler sa représentation ne signifie pas uniquement travailler la représentation de son business, c’est travailler la représentation du monde, de la planète, de son groupe, de son action, de son collectif et aussi de soi. Le travail que je fais est beaucoup sur cette articulation entre le « je », le « nous », la « planète » et je trouve que l’idée de la planète nous relie à notre dimension de conscience, d’empathie, d’altruisme, et donc en cela c’est écologique.

Enfin, avec le rythme effréné d’accélération, on voit bien comment la connexion, le numérique est en fait complètement lié à la dimension du vivant, de la nature, de l’écologie…

Mes actions concrètes en matière de prospective

Les missions que je conduis se font au fil de l’eau. Je ne démarche pas. On vient à moi parce que ce qui intéresse les personnes, c’est de travailler sur leur vision prospective, sur ce changement de représentation, de posture en embarquant les acteurs, les collaborateurs. Ces missions sont toujours décidées au plus haut niveau de l’organisation même si les démarches bottom-up sont essentielles, car on a besoin des deux. Mais aujourd’hui, la décision de changer de braquet, de se transformer, de travailler la vision d’avenir à 20-30-50 ans vient toujours par le haut.

J’ai envie de vous parler de trois exemples.

– le travail de prospective dans le cadre de la Fondation Télécom

– pour les grandes organisations : visions du monde et système de valeurs

– prospective et innovation publique pour le département des Hauts-de-Seine :

Le travail de prospective dans le cadre de la Fondation Télécom et le questionnement prospectif

Ce travail porte sur les transformations numériques des organisations à l’horizon d’une dizaine d’années. Il a été financé par la Fondation Telecom et réalisé dans le cadre du think tank « Futur numérique » créé par Francis Jutand en partenariat avec Accenture, Orange, BNP PARIBAS, SFR, Alcatel-Lucent, etc. On a été rejoints par Google sur les enjeux de données personnelles. Tous ces travaux ont été rendus possibles en créant un cadre de confiance permis par la prospective.

La première année, en 2010, on a travaillé sur les nouvelles formes d’organisation à l’ère des réseaux, en se posant la question : « Est-ce que finalement le réseau social d’entreprise va anéantir la hiérarchie d’ici à 10 ans ? » L’année d’après, on a travaillé sur l’innovation ouverte pour savoir comment elle allait réinventer ou non les organisations. On a aussi travaillé sur les données personnelles, les générations, le leadership et les nouvelles expressions de pouvoir, plus récemment sur l’efficacité collective, etc.

On proposait donc un sujet chaque année et ce qui était original c’est que l’on partait des problématiques des entreprises. Je faisais un tour d’horizon pour voir quels étaient leurs problématiques et leurs questionnements ? À partir de là, on concoctait un programme et on mobilisait des chercheurs pour éclairer les problématiques, à commencer par les chercheurs de la maison de l’Institut Mines-Télécom — mais pas uniquement.

Ce travail est caractérisé par un dispositif en trois éléments.

– Décloisonnement entre acteurs qui acceptent de travailler ensemble, car nous sommes arrivés à créer un cadre de confiance, la prospective permettant cela. Si on regarde le camembert sur le très court terme, on se dit : « On est tous concurrents… », mais si on regarde le monde à venir, à 10-15 ans, on est beaucoup moins centré sur ses propres enjeux de court terme et on a intérêt à coopérer et à partager ses différentes visions du monde à venir.

– Décloisonnement aussi avec les chercheurs. On invite des chercheurs à contribuer aux travaux avec les opérationnels  venus de tous les univers, de l’innovation, du marketing, du business, du juridique, de la R&D etc.

– Questionnement prospectif avec génération du maximum de questions dans un temps record sur une problématique. Cela est très facile à faire et c’est très riche. Maintenant, j’utilise ce questionnement prospectif, quel que soit l’environnement. En générant le maximum de questions, on arrive à faire que chacun s’exprime sur sa représentation du monde, du sujet et on voit les points convergents et divergents.

Souvent, il y a surtout des convergences. À partir de ce matériel, il s’agit en fait d’arriver à voir ce qu’il y a comme « trous dans la raquette » et quelles sont véritablement les questions qui nous manquent. Là je m’inscris complètement dans la philosophie de Gaston Berger pour qui : « Imaginer le monde de demain n’est pas forcément avoir les solutions. ». On sait bien qu’on n’aura pas les solutions qui vont exister dans 10-15 ans, mais c’est déjà arriver à se poser les bonnes questions.

L’ensemble de ce travail est ensuite réuni dans un cahier de prospective avec les contributeurs aux ateliers qui mêlent toujours cette idée de décloisonnement avec à la fois des contributions des chercheurs, des opérationnels en étant allé les chercher dans leur questionnement prospectif.

Pour les grandes organisations : visions du monde et système de valeurs

Un deuxième type de mission, très différente, dans le cadre d’une organisation, généralement une grande entreprise ou une institution publique. Je ne vais pas parler des missions en particulier spécifiquement — mais vous exposer comment, en faisant travailler la représentation des personnes, je leur fais écrire leur vision du monde. En premier lieu il s’agit d’arriver à convaincre, surtout dans le cas des entreprises, de ne pas entrer tout de suite dans la vision business, car vous le savez, l’incertitude et les points d’inflexion vont venir dans la plupart des cas de la vision du monde. En effet, sur la vision business, il n’y a pas grand-chose à discuter. La vision du monde, c’est là où on peut exprimer la singularité des uns et des autres, la diversité. C’est une approche que j’emploie souvent au niveau international  pour exprimer les diversités culturelles sur « comment le monde à 20-30 ans, etc. se dessine ».

À partir de ces productions de visions, je fais une analyse en termes de systèmes de valeurs. Concrètement, à partir des histoires qui ont été générées, je repère les systèmes de valeurs par une approche systémique et je fais un retour sur le paradigme dans lequel le collectif, l’organisation se trouve. Je vais révéler des paradigmes modernes ou technologiques, des paradigmes très éthiques, très écologiques. Ce qui est aussi très intéressant à travers ces systèmes de valeurs c’est de voir, bien sûr, les convergences, par exemple dans une organisation, un secteur, tous convergent sur le fait que le monde va s’écrouler quels que soient les sujets, les types de business et après une remontée, et aussi bien sûr les « trous dans la raquette ».

Ce qui est intéressant aussi c’est de voir l’énergie qu’il y a derrière ces représentations du monde, et ce qui fait la singularité de l’organisation. Ce qui compte c’est que l’organisation soit cohérente par rapport à sa vision du monde. Si elle est dans une vision du monde complètement béni-oui-oui et que, par ailleurs, elle n’est pas du tout comme ça dans ses pratiques business de tous les jours, forcément il y a un problème.

À partir de ces inputs, les acteurs sont ensuite d’accord pour construire une vision collective et surtout pour la mettre en place.

Je pense que ce travail sur les visions du monde à venir et le business est extrêmement riche. Il était souvent considéré comme un détour jusqu’alors, il l’est de moins en moins à présent. Les organisations se rendent compte à quel point elles ont intérêt à faire ce « détour » en créant leur avenir. Anticiper l’avenir, c’est déjà le faire advenir opérationnellement.

Prospective RH

Je mène également d’autres missions comme, par exemple, des missions de prospective RH… où on est plus sur la question — non pas celles relatives aux métiers — il ne s’agit pas de déterminer comment les métiers se pratiqueront dans le temps à 30-40 ans  – mais d’identifier comment les disruptions peuvent impacter les activités et comment ces dernières vont pouvoir s’appuyer sur des compétences et des capabilités et quelles sont les compétences dont les organisations auront besoin.

Ce sont des méthodes assez classiques de backcasting : on travaille sur des visions d’avenir et ensuite on se met d’accord sur des positionnements stratégiques et après, en backcasting,  on répond à la question : comment on fait en termes de stratégie, quel est l’impact RH en termes de compétences, formation, recrutement, etc.

Pour le département des hauts de seine : prospective et innovation publique

Le troisième type d’exemple de mission est très différent des deux précédents.

En 2011, la directrice de cabinet de Patrick Devedjian, président du département des Hauts-de-Seine, connaissait bien mon travail et m’a demandé de réfléchir à ce que pourrait devenir la maison Albert-Kahn située derrière le musée du même nom à Boulogne-Billancourt.

Albert Kahn

J’ai fait une recherche documentaire sur la vie d’Albert Kahn. Pour ceux qui ne le connaissent pas : il a vécu à la fin du 19e — début du 20e siècle. Il est mort très peu de temps après la crise de 1920. Issu d’un milieu assez modeste alsacien juif, il a fait une fortune considérable à l’équivalent de celle des Rothschild. Cette personne était assez énigmatique. Il a toujours vécu seul dans un hôtel particulier ; il ne mangeait que végétarien. Il a eu comme précepteur Henri Bergson. Des ambassadeurs japonais venaient régulièrement lui rendre visite. J’ai découvert un homme passionné de culture, d’altérité.

En lisant les archives, je me suis rendue compte qu’Albert Kahn n’était pas quelqu’un qui a écrit, qui a pris la parole… Il finançait des bourses des premières femmes étudiantes — il savait que c’était une manière de créer la paix, d’enrayer la guerre. Il a financé des expéditions photographiques dans le monde entier, les « archives de la planète », ces fameux autochromes — c’est la collection du musée — avec ce sentiment qu’il fallait photographier le monde, les cultures, les traditions… qui, peut-être, allaient disparaître.

Mais Albert Kahn ce n’est pas que cela, c’était aussi des rencontres du « comité national d’études sociales et politiques » où il rassemblait des cercles de décideurs qui venaient de l’univers du politique, de l’économique, de la recherche sur des sujets d’avant-garde. Ainsi, à l’époque dans les années 1920, ils réfléchissaient par exemple au statut des femmes, à leur place dans la société, aux moyens de contraception, à l’éducation.

Les entretiens Albert Kahn rétrospectifs-prospectifs

Ce Comité m’a inspiré. C’est ainsi qu’est née l’idée des Entretiens Albert-Kahn qui ne sont pas uniquement des rencontres où l’on parle du passé, mais surtout de prospective, c’est-à-dire que l’on discute de l’avenir du territoire avec cette idée de décloisonner les acteurs et d’articuler le local avec le global (penser large).

Le président Patrick Devedjian souhaitait ce décloisonnement. II m’a dit : « Il faut faire venir tous les élus, quels que soient les partis. Il faut non seulement que les élus viennent, mais aussi que les administratifs et les partenaires du département. Il faut que les gens se parlent en dehors du quotidien. » Au début, tout le monde m’a dit : « Tu n’y arriveras jamais, c’est impossible, comment veux-tu aller réfléchir à l’avenir comme cela… ». Cela s’est fait. Les Entretiens Albert-Kahn ont été lancés en octobre 2012. Aujourd’hui en 2016, nous avons tenu 25 entretiens. Nous abordons des sujets très divers de prospective comme, par exemple, l’open data, l’attractivité des villes de demain, le bien-être territorial, le rôle de la culture, l’innovation numérique, les biens communs, etc. Chaque entretien fait l’objet d’un petit cahier. Ces cahiers sont en accès libre. C’est important. Pour les élus et l’administration, c’est un véritable terreau de formation. C’est un vecteur pédagogique et de préparation des questions d’avenir. Ce sont souvent des sujets qui nourrissent en amont les politiques publiques et peuvent faire l’objet d’expérimentation.

L’innovation publique expérimentale

Nous sommes le premier département à avoir créé un laboratoire d’innovation publique. Son deuxième axe, à côté des entretiens, c’est la dimension d’innovation expérimentale. Aujourd’hui les laboratoires d’innovation publique sont nombreux : à Pôle Emploi, dans les régions, avec le secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP) qui anime le réseau d’innovation publique à l’échelle nationale. À l’époque, nous avons fait partie des précurseurs sur cette question. Je m’en tiendrai à deux exemples.

Les jardins sur les toits. On a travaillé aussi sur les jardins sur les toits pour voir comment on pouvait développer une politique qui favorise leur développement. On s’est dit : « on va commencer par nos toits — on ne va pas faire comme à Paris qui a choisi l’empowerment des citoyens, c’est-à-dire la végétalisation des toits des citoyens. » On a préféré commencer par nous-mêmes et essayer déjà de valoriser les toits des bâtiments du département. » En fait, nous n’avons pas réussi, car après une étude sur des centaines de toits, on s’est rendu compte que soit ils n’étaient pas assez solides, soit ils n’étaient pas assez accessibles, ou encore il n’était pas à la bonne échelle. Résultat : pour renforcer l’étanchéité, cela allait coûter trop d’argent. En conclusion, il a été décidé que pour développer les jardins sur les toits il faut des toits neufs, des nouveaux bâtis ». Cela a été un échec — on se trompe aussi dans les innovations expérimentales, mais aussi un succès parce depuis on développe les jardins partagés, thérapeutiques ou pédagogiques, par exemple, mais pas sur les toits des bureaux de l’administration départementale !

Pôle social et économie collaborative. Un second exemple d’expérimentation qui nous a valu de nombreuses félicitations, c’est un travail mené dans le cadre du pôle social. 50 à 60 % du budget d’un département est consacré à l’action sociale : le RSA, les autres aides sociales, au logement… La dimension sociale est vraiment au cœur de la vocation d’un département. Avec l’administration en particulier avec le pôle social et le pôle attractivité économique, on a lancé une expérimentation, il y a un an, sur le renouveau des pratiques d’accompagnement social. On a complètement revu la manière dont on recevait les personnes qui viennent pour des aides sociales, à partir d’un questionnaire sur les valeurs et leurs besoins. Nous avons défini ce questionnaire en l’axant dans un premier temps sur des questions sur le rapport au monde. D’entrée de jeu, on leur posait des questions telles que : quelle était leur représentation du monde ? Quelles étaient les valeurs importantes pour eux, Quels étaient leurs besoins… Dans une deuxième partie, le questionnaire comportait des questions sur leurs modes de vie pour identifier comment la personne interrogée pouvait d’autres ressources que celles financières, à commencer par l’économie collaborative ou de partage. On a suivi des personnes pendant 6 mois, puis on a fait une remontée bottom-up de toutes les innovations sociales en matière d’économie collaborative appliquées au social, c’est-à-dire des innovations vraiment utiles pour le travailleur social et pour la personne qui était concernée. L’expérimentation est en train d’être déployée dans le département, les travailleurs sociaux volontaires vont être formés à cette technique d’empowerment. Le guide des initiatives collaboratives au service du travail social va être transformé en plateforme numérique collaborative.

Ce dont je me rends compte c’est que l’innovation expérimentale est une réussite lorsque les gens se l’approprient tout de suite. En fait, ils le font, ils rentrent dedans, etc. Nous en sommes à la phase de déploiement… ce n’est pas seulement une centaine de travailleurs sociaux qu’il faut impliquer, c’est aussi une manière de travailler différemment. Le Département est en train de revoir les lieux pour mieux accueillir les personnes, en faire des sortes de tiers-lieux beaucoup plus ouverts, décloisonnés, reliés à d’autres services sociaux tels que ceux de l’Enfance, de la Famille, espaces de coworking

Café de la prospective du 16 novembre 2016 – Thierry Gaudin

Café de la prospective du 16 novembre 2016 – Thierry Gaudin

Présentation de la réunion et de l’intervenant par Marc Mousli 

Ce soir nous avons l’immense plaisir d’accueillir Thierry Gaudin, un grand nom de la prospective, le président fondateur de Prospective 2100, expert international en politique d’innovation et en prospective, qui a notamment dirigé le travail collectif 2100, Récit du prochain siècle en 1990, et un fidèle du café de la prospective.

Je vais laisser Thierry Gaudin se présenter et nous parler de son parcours, de sa réflexion, de ses travaux passés et actuels, et de ses méthodes.

Intervention de Thierry Gaudin :

Les années 60, prémices d’une approche prospective

Je vais remonter loin dans le passé lorsque j’étais affecté comme ingénieur à ce qui est maintenant la DRIRE (Direction Régionale de l’Industrie de la Recherche et de l’Environnement) Nord Pas-de-Calais pendant les années 60. Vers la fin des années 60 se sont passés deux événements qui, d’une certaine manière, ont été mes premiers contacts avec la prospective.

L’élaboration du Livre blanc de la région Nord–Pas-de-Calais, ou le succès d’un dispositif participatif « neutre »

Le premier événement est l’élaboration du Livre blanc de la région Nord–Pas-de-Calais par une organisation — qui n’existe plus — qui s’appelait l’OREAM (l’Office régional d’aménagement), une émanation de la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’aménagement régional).

Nous avions organisé une sorte de jeu : il y avait une carte de la région et nous demandions aux joueurs d’y placer des zones d’habitation (carrés jaunes), des zones industrielles (carrés violets) et des zones vertes (carrés verts). Il y avait les fonctionnaires de rang N-1 et N-2 des deux départements. Le problème était que ces deux départements se regardaient en chiens de faïence. En effet, le Pas-de-Calais réclamait des financements suite à la fermeture des houillères. Et le Nord faisait aussi face à des difficultés : d’une part, l’industrie textile n’allait pas très bien, et d’autre part, ils avaient envie de se rapprocher de la Belgique, ce qui supposait là aussi des financements.

Donc, les fonctionnaires des deux départements se voyaient très peu, et n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble, et ils se sont retrouvés pendant deux jours à « jouer ». Comme il n’y avait pas tellement d’enjeu de pouvoir entre eux puisqu’ils étaient sur le même niveau, ils sont donc finalement tombés d’accord.

Ils ont donc dit : « Ceux du Nord, vous voulez aller vers la Belgique, ceux du Pas-de-Calais vers Arras et Paris », il est plus intelligent de meubler ce qui était entre les deux : d’où les zones industrielles de Seclin et de Douvrin, qui sont nées de cet exercice, ainsi que le tracé de l’autoroute qui reprend Calais-Bâle, la ville nouvelle de Lille-est (Villeneuve d’Ascq) et le parc naturel de Saint-Amand-Les-Eaux.

Je suis revenu 30 ans après sur le site et qu’est-ce que j’ai vu ? Le dessin de ce « livre blanc » de la région Nord–Pas-de-Calais, a été réalisé sur le terrain. Ce travail, qui avait été fait avec des fonctionnaires de rang moyen, qui ne se connaissaient pas, qui n’ont eu qu’un jour et demi pour se connaître, a porté ses fruits ! Sans doute parce qu’ils étaient entre « collègues », et s’étaient mis à parler non pas en tant qu’institution, mais avec leur cœur. Cela m’a beaucoup marqué.

La régionalisation : une idée née d’un collaboratif national… de chargés de mission

Le second événement se déroule à la fin des années 60 : le préfet de région — un homme affable, ancien professeur de lettres — m’avait demandé de suivre les affaires de l’industrie et de la recherche. Mai 68 est arrivé, la région du Nord–Pas-de-Calais était un peu plus tranquille que le reste de la France parce que c’était à côté de la Belgique, il n’y avait pas de problème d’approvisionnement en essence, donc les blocages des raffineries n’étaient pas à craindre. Mais il y avait quand même des manifestations et le Préfet passait une bonne partie de son temps à négocier des cars de CRS avec ses collègues. Il réunissait régulièrement les quatre ou cinq « jeunes » de la mission régionale : un ingénieur de génie rural et des eaux et forêts, un inspecteur du travail, un ingénieur des télécoms un sous préfet et moi. Un jour, le lundi matin, il demanda : « A votre avis pourquoi les Français se comportent-ils ainsi ? » Je lui ai répondu : « Nous ne pouvons pas répondre comme ça, donnez-nous quelques jours. »

Nous sommes rentrés dans nos bureaux, nous avons téléphoné à nos collègues chargés de mission des autres régions de France. Nous nous sommes réunis pendant une journée au sud de Paris, à Nainville-Les-Roches et nous avons discuté entre nous sur la question du préfet. Nous avons fait une note qui disait en substance : « Ce n’est pas étonnant que les gens se comportent de façon irresponsable, ils n’ont pas de responsabilités, ce qu’il faut faire, c’est leur en donner, autrement dit la régionalisation ».

Puis, comme vous le savez, le général de Gaulle a mis la régionalisation dans son référendum, mais malheureusement pour lui, il a rajouté la suppression du Sénat. Il s’est donc mis à dos tous les notables régionaux qui n’avaient qu’une envie, celle de devenir sénateur, parce que c’est un poste particulièrement agréable et confortable. Il a finalement fallu attendre la loi Defferre, 12 ans après, pour que la régionalisation se fasse.

Aujourd’hui, la France, dont le découpage régional a été redessiné sous la présidence de F. Hollande, va davantage ressembler à l’Allemagne. C’est peut-être un pas vers l’Europe des régions

Les prémices d’une démarche de prospective

Dans les deux cas évoqués, c’étaient des fonctionnaires de rang très moyen qui discutaient entre eux, sans enjeu et sans être des représentants d’une hiérarchie ou d’une institution. Ils laissaient donc parler leur conscience ; or il est très difficile de faire des opérations au cours desquelles les gens laissent vraiment parler leur conscience. Il y a toujours des enjeux. Et là, du point de vue méthodologie de la prospective, c’est essentiel. C’est pour cela que je voulais commencer par vous raconter ces deux événements qui se sont produits à quelques mois d’intervalle.

Les années 70 : construire une politique d’innovation, l’occasion de créer un réseau d’échanges et de réflexion, et de déployer la diffusion des connaissances

Pendant les années 70, j’étais en charge, au ministère de l’Industrie, de construire une politique d’innovation. Au départ, nous ne savions pas ce que c’était. Nous savions simplement qu’il y avait aux Etats-Unis le rapport Charpie, rédigé en 1967 à la demande de Herbert Hollomon, à l’époque secrétaire d’État au commerce. Ce rapport reprenait l’idéologie du small business à l’américaine et ne disait pas grand-chose sur les aspects pratiques qu’il faut implémenter dans les administrations pour avoir une vraie politique d’innovation[1]. Nous avons passé quelques mois à regarder comment ça se passait, puis nous avons commencé à avoir une interprétation qui n’est pas tout à fait celle qui a fonctionné par la suite.

Le rôle de la commande publique dans l’acquisition de technologies et de savoir-faire

Je me souviens particulièrement d’une visite — nous sommes évidemment allés à Boston voir la route 128, il n’y avait pas encore la Silicon Valley — d’une entreprise qui s’appelait Itech. Le fondateur de cette dernière nous a raconté son histoire :

« Un jour, je reçois un appel du ministère de la Défense, c’était un de mes camarades de promotion du MIT qui me dit : John nous avons besoin d’un appareil à infrarouge pour voir le Vietcong à travers les feuilles des arbres, tu es le seul à pouvoir faire ce genre d’appareil, dis-moi combien cela coûte et nous te passons contrat. Je raccroche. Au bout du 4e appel, je vais le voir avec une proposition que je considère comme quasiment impossible à financer. À ma grande surprise, il signe le chèque tout de suite. La première fois que j’ai dû retourner pour lui dire que c’était trois fois plus, j’avais honte, la troisième fois, j’avais pris l’habitude. Or, une fois que le matériel de thermographie était fabriqué, vendu, répandu dans les armées, ils ont arrêté les commandes ; je me suis donc demandé ce qu’il fallait faire, et c’est comme ça que nous sommes devenus leader en thermographie médicale, pour détecter le cancer du sein et autres problèmes de dysfonctionnement, mais aussi dans d’autres registres de la thermographie, per exemple pour détecter les pertes thermiques des bâtiments »

Nous sommes donc revenus avec l’idée que les commandes publiques jouaient un rôle crucial dans l’acquisition de technologies et de savoir-faire.

D’une réflexion philosophique vers la création d’un réseau de délégués aux relations industrielles

À  partir de ce moment-là, nous avons commencé à nous intéresser de très près à la question de la technique. Certains d’entre nous avaient une formation philosophique, donc nous avions lu le texte de Heidegger, qui disait : « L’essence de la technique est l’être lui-même. » Or les philosophes français, Sartre en premier, méprisaient complètement la question de la technique. Le philosophe allemand amenait un nouvel éclairage. Il donnait un enseignement philosophique aux ingénieurs, notamment en leur disant : « Au lieu de laisser le Rhin couler dans son lit nous allons mettre des barrages en béton et nous allons contraindre la nature par la technique. », son idée de Gestell, la construction dans la rigidité, c’est cette idée de contrainte sur la nature.

Cette réflexion sur la technique nous a amenés à une réflexion sur le langage, et l’importance de la communication. Comme vous le savez, pour se débrouiller dans la rue quand vous allez dans un pays étranger, le vocabulaire dont on a besoin représente 600 mots. Un grand auteur tel que Balzac parlera avec 4000 à 6000 mots, un dictionnaire complet d’une langue, c’est 60 000 mots. Or, quelques inventaires connus en technologie représentent 6 millions de références : 100 fois le vocabulaire d’un homme normal, 1000 fois le vocabulaire d’un homme cultivé… d’où le problème suivant : comment fait-on communiquer entre eux les différents éléments de la technique ?

Tout devenait question de communication, de lien, de transfert de connaissances : alors nous qui avions, en théorie, la responsabilité de faire une politique d’innovation, une des premières choses que nous avons faites a été de créer les « délégués aux relations industrielles ».

C’est-à-dire des gens payés par des associations dans les régions, des associations université-industrie. Leur métier était d’aller visiter les industriels, les laboratoires et de mettre ensemble les gens qui avaient des choses à se dire. Ainsi, nous connections des « éléments de vocabulaire »… et ça a fonctionné. En 6 ans de fonctionnement, ils ont sorti environ 2000 dossiers d’innovation qui, ensuite, ont été financés par ce qui est devenu l’ANVAR (Agence nationale de valorisation de la recherche, devenue depuis OSEO puis intégrée dans la BPI).

Ces délégués aux relations industrielles étaient rattachés aux associations, nous avons passé un contrat avec les associations. La seule obligation de ce contrat était d’embaucher un délégué aux relations industrielles et la seule obligation de ce dernier était de participer aux réunions de coordination que nous animions à Paris.

Donc, vous voyez comment les choses ont commencé à s’organiser à partir de ces expériences. D’une part, les dialogues à égalité entre des gens qui ne se connaissaient pas forcément, mais qui avaient, d’une certaine manière, des choses à se dire, en évitant la pollution soit par des hiérarchies, soit par des formalités — ça c’est très important — et ensuite le fait que justement on pouvait, de façon volontaire, animer ces contacts.

Appropriation et apprentissage : vers une diffusion des connaissances

Nous avions donc des gens à identité variable selon les régions de France. Au début, ils étaient un peu perdus ; ils ne savaient pas comment se présenter, quoi dire à leurs interlocuteurs Dans le réunions, ils faisaient part de leur incertitude. Alors un autre délégué se levait et disait : « Moi, je fais comme ça et ça a marché dans telle ou telle condition. » Donc, petit à petit, ils ont appris leur métier par échange d’expériences avec leurs collègues. Je ne jouais pas le rôle de leur apprendre ce qu’ils avaient à faire, je n’étais pas en position de savoir quelles étaient les difficultés auxquelles ils étaient confrontés. Évidemment, j’utilisais à ce moment-là les techniques d’animation de groupe, de fonctionnement non directif qui étaient d’ailleurs très à la mode à la fin des années 60 et au début des années 70. C’est un métier que nous avons un peu perdu aujourd’hui, mais qui a quand même bien fonctionné.

Je faisais cette introduction pour montrer à quel point la question de la technique a été présente dès le début non seulement dans ses relations de créativité, mais dans la manière dont la technique transformait la société. C’est pour cela que vers 1973-1974, nous avons fondé un atelier ethno technologie, c’est-à-dire l’étude des relations technique-société. Ce qui a donné lieu à la constitution du Centre de recherche sur la culture technique, lequel a publié une revue, Culture technique, dont 30 exemplaires sont aujourd’hui, en libre téléchargement sur internet. Si vous tapez « culture technique », vous trouvez tous les volumes mis en ligne par le CNRS.

Ce mouvement s’est peu à peu amplifié et est arrivé – en partie d’ailleurs par Jocelyn de Noblet, rédacteur en chef de cette revue – la référence en matière de design. Jocelyn de Noblet avait écrit le premier livre français important sur le design, une discipline à l’époque très négligée, même s’il y avait un Conseil supérieur de l’esthétique industrielle dirigé par un conseiller maître à la Cour des comptes (Mr Raison) tout à fait affable. Comme nous avions quelques moyens au ministère de l’Industrie, nous sommes allés plus loin. Nous avons commencé à faire un appel d’offres pour enseigner le design, l’université de Compiègne a été la première à répondre pour monter des cycles d’enseignement du design.

L’école de design : un terreau fertile pour l’innovation technologique de rupture

Puis, au début des années 80, la gauche est arrivée au pouvoir et un jour le directeur du cabinet de Jack Lang m’a téléphoné et m’a dit : « ça y est ! Nous avons l’argent ! As-tu l’idée d’un directeur pour la grande école de design qu’on veut fonder ? » J’ai répondu : « Oui. » car j’avais eu une expérience dans les années 70. En effet, il y avait une école — qui aujourd’hui s’appelle l’ESIEE, mais qui, à l’époque, était l’école Breguet — dirigée par un certain Jean-Louis Monzat de Saint-Julien, lequel avait une expérience de médecin et de conseil en créativité.

J’étais allé la visiter parce que j’essayais de connaître les endroits où on faisait de la technique. À la fin de la visite, Jean-Louis m’a dit : « Je suis bien embêté, car les industriels Thomson ou les autres nous passent des contrats pour les étudiants de dernière année — la dernière année, les élèves passaient 1200 heures de travail pour réaliser un projet — donc nous n’avons pas de problème pour avoir des contrats industriels ; mais ce sont les élèves qui ne sont pas intéressés. »

Je lui ai dit : « Écoutez, je vais me substituer à l’industriel en vous passant un contrat, mais le projet sera choisi par les élèves. »

Nous avons donc conclu un contrat et au bout de six mois, en 1977, le projet était réalisé. C’était un combiné éolienne-solaire à installer chez un berger des Pyrénées. Trois élèves l’ont fait et quand nous avons installé le combiné, toute la promotion était présente. Là, j’ai commencé à comprendre que quelque chose allait changer avec le changement de génération.

Aujourd’hui, c’est le film Demain[2] qui donne cette tonalité. Mais quand nous avions fait un salon de l’innovation, en 1974, Reiser, le dessinateur, nous avait déjà fait des illustrations sur l’énergie solaire, on voyait très clairement que les générations qui étaient encore en scolarité avaient vraiment d’autres désirs en tête que ce que faisaient alors les industriels. Car à l’époque nous étions dans le Gestell d’Heidegger (la contrainte sur la nature) et cette envie d’en sortir, c’est à dire entrer en synergie avec la nature par la technique. Aujourd’hui, on le sait, c’est admis, c’est même reconnu politiquement, à l’époque c’était complètement marginal.

En ce qui concerne Jean Louis Monzat, le ministère de la culture lui a effectivement demandé de créer cette école, mais, au bout de quelques mois, il s’est avéré qu’il n’était pas l’homme de la situation. J’ai alors dit à Anne Marie Boutin, qui avait été directeur des études de l’ENA : « avec tous tes anciens élèves dans les cabinets ministériels, tu es la seule qui puisse sauver ce projet ». C’est ce qu’elle a fait. Les enseignements du design se sont multipliés, et aujourd’hui encore, trente cinq ans après, elle continue à militer pour le design comme présidente de l’APCI (Association pour la promotion de la création industrielle).

Les années 80 : « 2100, récit du prochain siècle », une démarche de prospective séculaire

De la veille technologique à un ouvrage majeur de prospective

Lorsque la gauche est arrivée au pouvoir en 1981,  je me suis retrouvé avec comme ministre Jean-Pierre Chevènement. Il savait qu’il y avait d’un côté la DGRST, de l’autre côté la Délégation à la technologie et qu’elles étaient en rivalité. Il a dit : « Je veux les deux dans mon ministère. » Nous nous sommes donc retrouvés avec lui. Je l’ai un peu aidé à organiser son ministère, et Louis Gallois qui était son directeur de cabinet m’a dit : « Ce qui serait bien ce serait que tu fasses un centre de prospective et d’évaluation. » J’ai répondu qu’il y en aurait quand même pour 30 millions de Francs, j’ai obtenu environ 11 ou 12 millions.

Comme il y avait eu un centre de prospective et d’évaluation aux armées, Chevènement avait dans l’idée de faire la même chose dans son ministère ; du fait qu’on allait complètement réorganiser le système industriel et financier, nous allions avoir besoin d’une vigie pour dire ce qu’il fallait faire sur le long terme, pensait-il J’avais quand même une expérience suffisante de l’administration, je me suis dit : « Le ministre en place est intéressé, mais la durée de vie d’un ministre c’est 18 mois et pour faire quelque chose de sérieux dans ce métier-là, il faut au moins 5 ans. Il faut donc se faire une clientèle extérieure capable de défendre l’existence de cette activité le jour où le ministre suivant — qui risquerait de s’en moquer et ce fut le cas, puisque Fabius s’en fichait — sera nommé. »

Nous avons donc fait de la veille technologique. Nous avons ramassé les copies de tous les conseillers scientifiques dans les ambassades, ils étaient même contents de se lire mutuellement parce qu’on publiait sous forme d’un cahier diffusé dans l’industrie, mais qui allait aussi aux auteurs et pour eux c’était une valorisation d’être publié dans le cahier de notre CPE (Centre de prospective et d’évaluation). Pendant une dizaine d’années, nous avons fait fonctionner ce système de veille technologique, piloté par un biologiste prof à Orsay, Marcel Bayen.

Nous avons eu quelques petits problèmes au moment de l’alternance. Puis, lorsque Hubert Curien est revenu comme ministre en 1988, je suis allé le voir, je lui ai dit : « J’ai deux possibilités, la première c’est qu’en France c’est vraiment le désordre dans la recherche technique : vous avez les centres techniques, les écoles d’ingénieurs, le CEA, les grands organismes… Il faudrait faire un audit et remettre de l’ordre dans tout cela. La deuxième possibilité c’est que maintenant, avec toute la veille technologique que nous avons engrangée et l’expérience de la politique d’innovation, nous en savons assez pour vous faire un rapport de prospective mondiale. »
Il m’a regardé, a penché la tête de côté et a dit : « Vous ne pensez pas que la recherche technique c’est un peu compliquée ?  (sous-entendu :  je n’ai pas envie d’avoir d’ennuis avec mes copains). » Il était vraiment du milieu de la recherche jusqu’au bout des ongles. C’était d’ailleurs un excellent ministre de la Recherche parce qu’il connaissait bien le sujet, je n’en dirais pas autant de tous les ministres qui sont passés à ce poste. Donc, à ce moment-là, on a dit « Oui, on va le faire ce rapport. »

Nous étions tous d’accord dans notre équipe, sauf un : Michel Godet, qui avait des ambitions de consultant. Il avait démarré chez nous une collection CPE chez Economica où il y avait déjà une dizaine de livres, dont mon premier ouvrage de prospective, Les métamorphoses du futur, dans lequel les bases de 2100 était déjà explicitées. J’ai alors parlé à Raymond Saint Paul, qui dirigeait le CNAM, et nous sommes tombés d’accord pour faciliter la nomination de Godet comme prof au CNAM, ce qu’il a été jusqu’à sa retraite.

L’élaboration de 2100, récit du prochain siècle a pris un an et demi de travail, pendant lequel j’étais heureusement assisté de mon ami Jean François Degrémont, et nous avons publié fin 1990 « 2100, récit du prochain siècle ».

Au départ, je n’ai pas dit à Hubert Curien que c’était une prospective séculaire, et puis le livre est sorti en librairie avant que le ministre et son cabinet l’aient lu. Jérôme Bindé faisait quelque chose de tout à fait voisin à l’UNESCO, qui nous a inspirés. Nous avions déjà énormément d’informations par la veille technologique, nous avons constitué une équipe, nous avons fait des séminaires. Il y a eu 15 séances de séminaires : la partie agronomique, énergétique,… Nous avons même eu un séminaire intéressant sur les religions dans lequel les chercheurs de l’ORSTOM (Office de la recherche scientifique et technique d’outre-mer) sont venus nous parler de la créativité religieuse en Afrique. Nous nous sommes aperçus que dans ce registre-là également, il y avait un mouvement, une créativité tout à fait insoupçonnée ; dans notre pays on entend parler des grandes religions, mais il y a bien d’autres choses à apprendre à travers ce qui se fait dans les autres continents.

Le travail en question, édité par Payot, a été vendu à 55 000 exemplaires (les droits sont allés à une ONG, le GRET). La traduction en anglais n’a jamais été faite ne serait-ce que parce que ça posait des problèmes du point de vue des images, car c’est un texte qui est très illustré, nous avions d’ailleurs utilisé quatre sources différentes d’illustrations. Nous étions deux ou trois, nous nous étions installés dans un sous-sol du ministère de la Recherche, nous avions affiché toutes les illustrations possibles au mur, nous choisissions ce qu’il fallait mettre dans tel ou tel chapitre, nous nous sommes beaucoup amusés. Si vous l’avez regardé, vous verrez qu’il y a un certain nombre de remarques ironiques, de plaisanteries, de caricatures qui montrent qu’on a absolument voulu dire : « C’est un récit, ne nous prenez pas au sérieux ».

Les années 90 et les suivantes : Quand la réalité rattrape le scénario

Malheureusement, quand nous le regardons aujourd’hui on se dit : « Le récit a quelques ressemblances avec ce qui s’est passé, en tous cas jusqu’à maintenant. » En effet, dans ce récit, il y a trois périodes de 40 ans :

  • 1980-2020 les désarrois de la société du spectacle
  • 2020-2060la société d’enseignement
  • 2060-2100 la société de libération (de création)

 Lorsque nous voyons ce qui est en train de se passer dans le cyberespace, nous pouvons nous poser des questions : « Qu’est-ce que c’est que cet enseignement, n’est-ce pas une saturation du mental qui se précise parce que la logique de la production habite aussi cet univers-là ? » Les cerveaux ne sont pas invulnérables. Nous sommes en face de questions extrêmement importantes et graves. Dominique Lacroix pourrait en parler mieux que moi parce qu’elle est davantage versée dans le,cyber espace. Puis peut-être que vers la fin du 21e siècle, nous pourrions passer à la société de création.

En définitive, je crois que près de 600 personnes qui y ont contribué, j’ai rédigé les parties qui sont en couleur, mais il y a eu bien d’autres apports et des apports tout à fait remarquables.

Après ça j’ai voulu écrire à titre personnel quelque chose qui dise : « Enfin, peut-être qu’on pourrait s’expliquer un peu plus sur les programmes possibles et souhaitables du 21ème siècle, sur ce qu’on pourrait faire ? »

J’ai donc écrit « 2100, Odyssée de l’espèce[3] » — en libre téléchargement sur internet — avec une liste d’une douzaine de grands programmes d’aménagement qui devraient contribuer à la résolution des problèmes du 21e siècle. Dans ces programmes d’aménagement, deux ont donné lieu à des colloques importants :

Le premier a été l’organisation du symposium les cités marines[4] à Monaco en 1995, et vous avez vu que le nombre de cités marines s’est quand même beaucoup multiplié depuis. D’ailleurs, ça fait un peu comme ce que j’ai montré par le passé, c’est-à-dire qu’il y avait des gens qui avaient des idées de cités marines un peu partout sur la planète, ils se sont retrouvés là et se sont aperçu qu’ils n’étaient pas les seuls alors qu’au milieu de leurs nations respectives, ils étaient isolés ; ça leur a donc donné du courage et cela a permis de surmonter un certain nombre d’obstacles, de préjugés ; il y a les cités marines flottantes, sur pilotis, différentes formules ont été analysées dans ce colloque.

L’autre a été le symposium Jardin planétaire[5] en 1999 ; alors là, nous avons eu beaucoup de mal — nous avons encore du mal aujourd’hui — parce que tout le monde fonctionne avec l’expression du rapport Bruntland, c’est-à-dire « développement durable ». Pour nous, « développement durable », c’est un oxymore, une contradiction dans les termes. Nous pensons que le véritable projet c’est Jardin planétaire : jardinier a la même étymologie que gardien et en même temps le jardinier est un artiste, sa créativité n’est pas seulement destinée à faire de l’argent, mais aussi à manifester un art de vivre pour que chacun ait son propre jardin. Donc, il y a autre chose que le développement dans ce concept de Jardin planétaire, j’ai eu la joie de voir à Cerisy qu’il y a déjà eu deux rencontres d’une semaine sur le sujet[6], que Gilles Clément avait utilisé ce mot aussi, puis l’École du paysage de Versailles, mais nous n’avons pas encore vaincu l’oxymore du développement durable.

Ces questions sont importantes, car finalement elles sont philosophiques et si les concepts sont en porte-à-faux, c’est toute la société qui en souffre. Nous n’avons pas encore réussi à faire passer l’idée que le véritable projet mondial c’est le Jardin planétaire.

Il y a également eu beaucoup de travail autour du spatial. Nous avons, après-demain, une conférence d’Alain Dupas sur Mars : où en est le projet martien ? Nous étions plutôt partis sur le système habité, localisé à l’un des points de Lagrange (les points de Lagrange font un triangle équilatéral avec la terre et la lune, ce sont des zones relativement stables du point de vue de la gravité). L’idée était de faire une station spatiale abritant un écosystème complet, qui tourne sur lui-même de manière à produire une gravité, par force centrifuge, et dans lequel on puisse avoir des humains, de la végétation, des animaux… Donc un écosystème capable de survivre assez longtemps ; puis peut-être, après avoir stabilisé cela, nous pourrions nous permettre d’aller vers d’autres planètes. Les projets américains sont d’allér vers Mars tout de suite, mais vous avez sans doute vu le film Seul sur Mars, après il y a quand même un certain nombre de problèmes pour en revenir !

Je vais terminer sur un point, car il serait mieux qu’il y ait des questions-réponses. En matière de prospective, j’ai le sentiment — c’est pour cela que je parlais de ce film, Demain — que les films nous disent quelque chose qui est quelquefois en dessous de la ligne de flottaison, mais qui est bigrement important pour comprendre ce qui est en jeu.

Je me souviens que peu de temps — ça doit être 3 ans — avant l’ouverture des pays de l’Est, il y avait un film qui s’appelait La petite Vera, de Vassili Pitchoul. La petite Vera est une adolescente en rupture avec sa famille, cette dernière ayant la mentalité des Komsomols, très disciplinés, la Russie soviétique à l’ancienne. Vera organisait sa vie et ses rendez-vous par téléphone, car à ce moment-là, dans certaines parties de la Russie, on commençait à avoir suffisamment de téléphones pour que les adolescents puissent se donner rendez-vous et se parler entre eux. Et là nous avons pressenti: « Tiens, c’est important ; quels sont les pays dans lesquels le taux d’équipement téléphonique commence à monter jusqu’à permettre l’existence d’une société civile qui va surpasser les contraintes ? » Dans les pays de l’Est, on a vu que c’était la Hongrie la première ; lorsque la Hongrie a atteint le seuil de 10 lignes téléphoniques pour 100 habitants, elle a été effectivement la première à sortir du système soviétique. La Russie est venue après, puis l’Allemagne de l’Est, etc.

Finalement, nous avons conclu: « Cette ouverture est absolument inévitable. » Un jour, alors que j’étais invité à l’Ambassade d’URSS, le premier secrétaire de l’Ambassade m’a dit : « Vous savez l’ouverture des pays de l’Est c’est inévitable. » Je lui ai répondu : « C’est mon avis aussi, mais il y a ce problème du Mur. » Il me répond : « Il ne reste plus qu’à fixer la date. » J’étais scié  d’autant de franchise et de lucidité! Il y a quand même des points de vue prospectifs dans les ambassades et dans les services secrets. D’ailleurs, la prospective américaine avait commencé dans les « services » et elle continue, car périodiquement la CIA publie son rapport de prospective mondiale. Je me suis toujours demandé pourquoi les Européens n’en faisaient pas autant. Apparemment, pour ce qui est de la diffusion dans le grand public,, ils se contentent de ce que raconte la CIA[7], c’est à dire d’une prospective orientée par la philosophie et les intérêts américains.

Puis j’avais vu des films du cinéma iranien, dans la décennie précédant l’arrivée de l’Ayatollah[8]. Il y avait des films terribles : des jeunes qui vendaient leur sang dans les hôpitaux pour faire des transfusions, et à qui on reprochait leur sang de mauvaise qualité, ils étaient dans un état de faiblesse incroyable[9]. Donc, du point de vue sociétal des tensions profondes existaient.

Aujourd’hui, si vous voyez le dernier film de Ken Loach sur ce qui se passe en Angleterre, vous comprenez le vote du Brexit. Il y a effectivement une souffrance dans la population déshéritée que les gouvernements et les systèmes officiels sont aujourd’hui incapables de résoudre parce qu’ils sont piégés dans leur propre logique. Cela se traduira effectivement par des bascules et ça se voit en Angleterre comme aux États-Unis : le Brexit et l’élection de Trump procèdent tous les deux de la souffrance des classes populaires. Donc, comme c’était prévu d’ailleurs dans le livre 100, autour de 2020, il y aurait un basculement vers une autre société.

Ce que nous souhaitons — nous sommes en train de créer une fondation 2100 à cette fin — c’est qu’il y ait des gens qui travaillent pour structurer le système, de manière à ce que cette transition soit aussi juste et avec aussi peu de souffrance que possible (sans doute avec des monnaies complémentaires), ce qui n’est pas encore joué aujourd’hui.

Je vais m’arrêter là, car je préfère répondre à vos questions.

 

Questions-réponses avec les participants

Participant, Jacques de Courson :

Merci Thierry J’ai découvert la prospective en même temps que tu la découvrais et je voudrais simplement rendre hommage au fait que tu étais déjà très savant, mais pas du tout impressionnant. Pour moi, Thierry c’est quelqu’un qui est à la fois modeste et gai et tous les vrais prospectivistes, je les reconnais comme ça.

Je pensais qu’il fallait être très savant, moi je ne l’étais pas ! et puis il fallait être un gourmand fantastique du savoir des autres pour arriver à être un bon prospectiviste. Tu étais un travailleur acharné de la philosophie, de la technologie, du spirituel, de l’intellectuel, de la technique… Tu brassais un univers jusqu’à l’international, tu allais voir des colloques. La chose qui m’a le plus frappé, c’est que tu es à la fois un artiste et un intellectuel, c’est très rare. Tu es passionné de l’art, des films, des images, de la beauté, des univers extraterrestres… La question que je voudrais te poser concerne ce que tu viens de dire à la fin parce que nous sommes en train de faire un film qui parle à des jeunes, des adolescents : « Peut-on penser, imaginer à travers un film ce que serait le futur ? » Mes petits-enfants disent : « Pourquoi t’acharnes-tu à ça ? » Moi, je suis un enfant et j’ai bien l’intention de le rester. Donc, mon avenir ne m’intéresse pas du tout, alors il y a un grand débat là-dessus. Comment montrer cela non pas avec des mots, des calculs, des schémas, des problématiques ou des raisonnements, mais avec des images, car la civilisation qui vient est une civilisation de l’image, de l’écran, de la télévision, du cinéma. Comment faire comprendre dans un film ce qui vient, ce qui pourrait être ? As-tu une idée ?

Thierry Gaudin :

Je crois que si les enfants dont tu parles veulent rester des enfants, ce n’est pas un hasard. C’est un point de départ d’une réflexion. Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? C’est là, à mon avis, que porte la recherche. C’est-à-dire que la position de l’enfant qui est d’être protégé prend le pas sur la position de l’enfant en tant que germe du futur. Soit c’est parce qu’ils ne voient pas quelque chose qui ait suffisamment de valeur à leurs yeux pour justifier qu’ils grandissent, soit parce qu’ils sentent un danger grave dont ils ont besoin d’être protégés. Il faut essayer d’obtenir des informations sur la cause et ensuite on peut peut-être essayer de voir comment ça se passe entre eux. C’est la première réponse que je ferai.

Participant :

Vous avez parlé des Jardins planétaires, je ne suis pas un bon jardinier, mais quand il s’agit du planétaire là ça me dépasse largement. Que voulez-vous dire par-là ? De plus, vous parlez d’oxymore en ce qui concerne le développement durable ? Voulez-vous dire que c’est par saccades, par remise en cause qu’un développement est un oxymore ou c’est autre chose ?

Thierry Gaudin:

Le développement tel que nous le concevons, c’est produire plus, consommer davantage. Quand on dit « développement », il faut faire évidemment une analyse sémantique un peu plus précise, puisqu’il y a des gens, notamment Elisabeth Meichelbeck, qui ont interprété le développement comme le désenveloppement d’un germe de vie.

C’est une interprétation valable, mais si vous regardez la littérature journalistique, financière ou autre, le développement c’est du « toujours plus ». Donc l’idée d’un équilibre avec la nature, c’est aussi l’idée de passer du temps à soigner la nature, c’est une composante créative, artistique, c’est une composante de symbiose avec les plantes, avec les animaux… C’est quelque chose que tout le monde sent instinctivement, mais dans lequel l’argent ne circule pas forcément, il n’y a pas nécessairement du développement au sens des économistes.

En revanche, il y a quelque chose qui se développe en tant que faculté artistique ou faculté de relation avec les autres êtres vivants.

Nous venons d’organiser un colloque d’une semaine à Cerisy (avec Jean Charles Pomerol, Marie Christine Maurel et Dominique Lacroix) sur Sciences de la vie, sciences de l’information (septembre 2016), dans lequel nous avons constaté justement à quel point l’intrication de la vie et de l’information est d’abord réelle et ensuite problématique. Nous connaissons encore très peu de choses sur les origines de la vie, sur la façon dont cela fonctionne. Comme c’est le grand mystère du 21e siècle, c’est à lui qu’il faut consacrer notre savoir, notre activité, nos efforts bien plus qu’à l’accumulation monétaire. D’ailleurs, la question monétaire est une question grave et difficile. Nous pourrons en parler plus tard si ça vous intéresse.

Participant — Dominique Chauvin 

En à peine une quinzaine d’années, on a vécu une rupture majeure en matière d’énergie. Au début des années 2000, on pensait qu’on manquerait d’énergie, aujourd’hui on peut penser qu’on a une énergie infinie et on est à l’orée de la récolter, je pense au soleil. Certains n’ont pas encore intégré cette rupture parce qu’il y a encore des gens qui pensent qu’on est en manque d’énergie, ma question est simple : cette rupture n’est-elle pas la source d’un chaos considérable ? Ça va rebattre les cartes y compris en économie, puisqu’on peut en avoir une nouvelle : l’économie verte et cette rupture sera non seulement au niveau du pétrole dans des pays pétroliers, mais aussi du nucléaire. Est-ce que l’énergie n’est pas ce qui va bouleverser le 21e siècle ?

Thierry Gaudin :

C’est une vraie question. Néanmoins, j’aurais moins tendance à dramatiser sur cette question-là. Je m’excuse de raconter des souvenirs : on avait fait un salon de l’innovation, je crois qu’on était en 1974, et Jean-Marc Reiser, le dessinateur, nous avait fait des illustrations sur l’énergie. Il avait dessiné, en particulier, une tête d’expert découpée en différents domaines : il y avait évidemment le pétrole, le gaz, le charbon, le nucléaire puis il y avait un coin qui essayait de rentrer qui était le solaire ; le personnage disait : « C’est plein. » Effectivement on avait un mix énergétique qui était entre les mains de grandes organisations. Aujourd’hui, ces ingénieurs qui ont fait combiner éolienne-solaire pour un berger des Pyrénées, doivent finalement être assez satisfaits de voir la réorientation. Lorsque vous regardez les consommations d’énergie — on parlait de l’aéroport que le maire de Nantes essaie de faire construire à côté de chez lui — du point de vue énergétique et du point de vue du gaz carbonique, le transport aérien c’est aberrant. Le TGV est plus efficace et plus rapide, de plus il émet beaucoup moins de gaz carbonique. Mon collègue Jean Louis Beffa fait observer dans son dernier livre que la Chine a eu la sagesse de développer ses liaisons par TGV, alors que l’Europe continue à s’embouteiller dans les aéroports. Néanmoins, il semble que, pour Nantes et Rennes, il y ait une demande de transport aérien international vers l’Angleterre et l’Irlande notamment.

Participante :

Non, mais c’est un tel vieux dossier qu’il n’a plus du tout le même sens actuellement. On reste sur des analyses extrêmement datées.

Thierry Gaudin :

Vous avez raison, c’est un dossier qui date et qui, aujourd’hui, serait sans doute monté de façon différente. Je crois que vous avez raison de dire que c’est un vrai domaine dans lequel il y a des vraies transformations, c’est juste. Ceci dit, c’est aussi un domaine où il y a des vrais lobbies.

Participante :

Juste pour les reports de Notre-Dame-des-Landes, c’est un dossier très daté, il a plus de 40 ans.

Participant — Marc Mousli :

Il a commencé en 1963, il y a donc 53 ans.

Participante :

J’étais encore très loin du compte. C’est vrai qu’on ne traiterait pas du tout le dossier de la même manière, il faut savoir que cette zone est humide, c’est un des réservoirs de l’eau de Nantes et que le fait — alors là, je vais reprendre un autre terme cher à Gilles Clément qui est le « tiers qui vient perturber » — qu’on veuille implanter un campus international écologique à cet endroit sera le tiers qui va perturber. Donc, Jardin planétaire, tiers perturbant, il y a plein de phénomènes à l’œuvre qui, évidemment, sont des luttes complètement différentes, se manifestant de manières distinctes, mais qui sont des vraies luttes et des vraies résistances. Je crois vraiment que le dossier est en train de se désagréger, et il y a un signal important : un des grands responsables de la Chambre de commerce et d’industrie de Nantes n’y croit plus, donc c’est un des signes.

Participant — Ulysse :

Je vous découvre ce soir et en fait j’ai découvert, il y a une semaine, Jacque Fresco qui est un ingénieur américain. Avec son Venus Project, il a imaginé une économie qui serait basée sur les ressources et où l’argent n’existerait pas. Pensez-vous qu’il soit possible qu’une économie existe dans 10-20 ans ou plus où l’argent n’existerait pas ?

Thierry Gaudin:

Voilà une excellente question. Il y a deux textes importants sur le sujet. Le premier c’est le rapport du Club de Rome européen Money and Sustainability : the Missing Link (Le chaînon manquant entre la monnaie et la durabilité) ça a été traduit malencontreusement en français, publié chez Odile Jacob, sous le titre Halte à la toute-puissance des banques. C’est dire les libertés que prennent les éditeurs avec les titres de leurs livres ! Le deuxième c’est un livre de Philippe Derudder, Les monnaies locales complémentaires. Je vais citer un exemple qui se situe après la Crise de 1929 : il y avait une ville autrichienne Wörgl, qui avait 4000 habitants dont 1400 chômeurs en raison de la crise, c’était le désastre total, et la mairie de Wörgl a inventé une monnaie qui était une monnaie fondante, c’est-à-dire que si on ne la dépensait pas, elle perdait peu à peu de sa valeur. Cette monnaie a circulé dans la ville, les gens se sont remis à être actifs, ils ont même aménagé des routes et construit un pont. Comme cela fonctionnait — après la crise de 1929, c’était une espèce de miracle — 300 villes autrichiennes se sont dit : « C’est intéressant ce qui se passe à Wörgl, est-ce qu’on ne peut pas en faire autant ? » et à ce moment-là, la banque centrale autrichienne a saisi la Cour suprême pour dire « Ils n’ont pas le droit ! » et cette dernière a confirmé l’opinion de la Banque centrale. Ils ont donc été obligés d’arrêter et les Autrichiens se sont dit : « De l’autre côté de la frontière, il y a des gens qui marchent au pas. » ça a été l’Anschluss, c’est à dire l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne. Cet exemple montre que la problématique qui est en question, c’est aussi la reconstruction d’autonomie et cette dernière passe, je pense, non pas par les grandes monnaies, mais par des petites qui vont réactiver les activités locales. Il y a tout un corpus théorique — que vous trouverez dans le rapport du Club de Rome européen dû à Bernard Lietaer — qui est un recueil par analogie avec les phénomènes vivants. Dans les systèmes vivants on n’a pas un seul véhicule d’informations, mais une multiplicité de véhicules d’informations qui chacun correspondent à des fonctions particulières. Donc, en imposant une monnaie unique, on diminue la diversité biologique et par conséquent on réduit la créativité.

Il faut ajouter à cela que depuis au moins la Seconde Guerre mondiale, sinon plus, il y a un projet américain de dollarisation de la planète et qu’en face de celui-ci, il n’y a pas eu beaucoup de résistance jusqu’à présent. On pensait que la création de l’Euro serait une résistance, mais l’Euro c’est aussi une grande monnaie. Alors, les Chinois « résistent » de leur côté, mais ils ont aussi un système en prise avec des villes qui deviennent énormes, avec une bureaucratie qui fait que les gens sont occupés à traiter de l’information au lieu d’aller cultiver leur jardin et donc des activités qui sont, je dirais, déportées par rapport à ce que serait une relation équilibrée avec la nature. Je suis plus vieux que la plupart — sinon la totalité — d’entre vous, je suis né en 1940 dans la banlieue parisienne, au moment où l’armée allemande passait la Somme et derrière la maison de mes parents, il y avait un potager, des poules et des lapins, et c’était sacrément utile. C’est-à-dire que quand vous vous en éloignez — en ce qui me concerne, l’endroit où je suis né aujourd’hui : c’est des bâtiments, des immeubles, il n’y a plus du tout de ressources. Heureusement, il y a tout un mouvement : végétalisation des toits, verdure à l’intérieur des villes… Mais avant que ça devienne équilibré, il faudra vraiment un certain temps et le système monétaire est pour beaucoup dans cette évolution. Donc, ce travail de Bernard Lietaer permet en effet de donner des voies de possibles, des résolutions.

Participant — Marc Mousli :

Sur cette question de monnaie vous avez vu que presque tous les candidats à l’élection présidentielle sont en faveur du revenu de base, le revenu universel. Si l’on veut que ce dernier ait un sens, il faut qu’il soit suffisamment élevé. Si c’est pour donner 150 euros à chacun par mois, ça n’a pas de sens. Comment le financer ? Le financement par l’impôt est impossible, les autres sources de financement sont extrêmement problématiques et plusieurs chercheurs avancent que la solution est de financer par des monnaies locales. Donc, une création de monnaies complémentaires, locales de la même façon que cette ville autrichienne pour financer le revenu de base. Je ne sais pas ce que cela donnera, mais c’est une idée qui paraît assez intelligente, même si je n’ai jamais été très favorable au revenu de base.

Thierry Gaudin:

Un petit complément sur ce sujet : l’idée que tu viens d’évoquer du revenu de base est née au CESTA (Centre d’études des systèmes et des techniques avancées) dans les années 80, Jacques Robin en étai l’auteur. Il prônait, en effet, cette idée du revenu de base. Ceci dit, si on regarde le fonctionnement des monnaies complémentaires, vous avez raison de citer le Wir suisse, qui fonctionne depuis 1929, 70 ans. Les industriels suisses échangent soit en Wir, soit en Franc suisse et quand ce dernier va moins bien, le Wir augmente et inversement. Ça fait un effet d’amortisseur et dans le cas du Wir et des autres municipalités, le problème qui se pose c’est : est-ce que les fonctionnaires municipaux vont être payés en monnaie complémentaire ou vont-ils continuer à être payés dans une grande monnaie nationale ? C’est une question importante. Dans l’État Français au départ, c’était Valéry Giscard d’Estaing qui avait fait, quand il était ministre des Finances, un petit article de loi dans un coin qui disait quelque chose du genre : « Le Trésor ne peut plus présenter ses effets à l’escompte de la Banque de France. » Pour un non initié, ça ne veut rien dire, mais en fait ça signifie : « L’État n’est plus libre de créer sa monnaie. » Cela a été repris dans le traité de Maastricht et dans celui de Lisbonne. C’est-à-dire que toute l’Europe est coincée du point de vue monétaire.

Participant  :

Juste un point sur la création monétaire : en principe la monnaie a une contrepartie économique, la donnée en soi n’est pas une richesse, il faut que ça corresponde à quelque chose in fine si on veut une certaine stabilité. Donc, aujourd’hui par rapport aux évolutions qu’on observe, la seule source de richesse qu’on soit susceptible de mobiliser — en tous cas sur le moyen et long terme, c’est en cours de le devenir — ce serait la richesse produite par les robots, l’intelligence artificielle de manière générale ; alors sous forme de taxe ou sans taxe… il y a des modalités à trouver, mais si on veut compenser la perte d’emploi qui va s’opérer à grande échelle partout dans le monde du fait de la robotisation, le seul moyen un peu stable qu’on puisse imaginer c’est sous la forme d’une taxation et d’une répartition la plus équilibrée possible.

Participante — Nathalie Ancelin

Tout à l’heure vous aviez posé la question sur une société où l’argent n’existe pas. Moi, j’ai eu spontanément en tête une ville qui s’appelle Auroville en Inde, je la connais très peu, j’ai juste rencontré des Parisiens — cadres supérieurs dans une grande entreprise française — qui ont vendu leur appartement, leurs meubles et qui sont partis ; je les ai eus à déjeuner, vraiment par hasard, la veille de leur départ. Ils ont tout vendu, ils amenaient ça pour le mettre en partage et ce que j’ai compris, c’est qu’il s’agissait d’un système d’argent virtuel.

Thierry Gaudin:

Je complète sur Auroville, il y a un mouvement aurovillien en France, à Paris ils se réunissent souvent au 104 rue de Vaugirard. Auroville est né à la suite du travail philosophique et mystique de Sri Aurobindo et de sa femme qu’on a appelé la Mère. C’est une sagesse indienne très caractéristique de la mentalité de l’Inde. Je n’ai pas vu Sri Aurobindo ou la Mère moi-même, mais j’ai rencontré un autre sage assez proche qui s’appelle Vinoba. Mes amis du GRET (Groupe de recherche et d’échanges technologiques) m’avaient dit : « Il faut que tu ailles voir l’endroit où vivait Gandhi. » C’était un petit village au centre de l’Inde, j’étais tout à fait étonné de voir la simplicité dans laquelle vivait Gandhi, son lit c’était quatre barres de bois plus des lanières de cuir et c’est tout… J’ai posé des questions telles que : « Est-ce qu’il y a des philosophes indiens qui se sont intéressés à la technique ? ».

On m’a dit : « Vous devriez aller poser une question à Vinoba. »

– Qui est Vinoba ?

– C’est l’auteur du Mouvement de la persuasion.

– Qu’est-ce que le Mouvement de la persuasion ?

– Ça consiste à persuader les riches de donner leurs terres aux pauvres.

– Ça marche ?

– Oui, la dernière fois qu’il est allé à l’assemblée nationale de New Delhi à pied pour des raisons doctrinales — il a fait 400 km à pied — sur son chemin il a mendié des terres. Il est arrivé à Delhi avec quelques milliers d’hectares en poche qu’il a déposés sur le bureau de l’assemblée. Il a fait voter une loi interdisant à quiconque de posséder plus de 25 hectares. »

C’était la fin des maharadjas. Je me suis demandé qui était ce type. Je suis donc allé voir, il y avait effectivement une salle, il était là et puis les gens pouvaient venir poser leurs questions. J’ai posé la mienne : « Est-ce que la persuasion va suffire à transformer la technologie lourde en technologie villageoise (là-bas ça s’appelle le village technology) ? »

Il a répondu : « Persuastion + teachings » (Persuasion + enseignements). Sur le moment, je me suis dit : « Comment persuade-t-on les enseignants ? » Pour un Indien, l’enseignement ce sont les grands enseignements, ce n’est pas comme chez nous. Donc, on est dans un contexte différent et effectivement dans la société indienne vous trouvez tout : à la fois le big business hyper rentable et les disciples de Vinoba qui sont essentiellement dans les villages. Si vous voyez une photo aérienne de l’Inde la nuit : tous les villages sont éclairés parce qu’ils ont des sources d’énergie justement — une bonne partie par le biogaz — ils peuvent donc avoir de l’énergie même dans les petits villages.

Auroville — Matrimandir — est une construction mystique, alors que dans le cas de Vinoba c’est vraiment la sagesse indienne traditionnelle qui domine.

Participante :

Pour revenir à la fondation ?

Thierry Gaudin:

Dans le livre l’Odyssée de l’espèce, on avait annoncé une douzaine de chantiers. On a pu travailler sur deux d’entre eux : les Cités marines et le Jardin planétaire. On a quelques idées sur un chantier pour le spatial, sur l’énergie, etc.

Notre sentiment est que nous arrivons dans une époque où le besoin de faire des grands investissements structurants qui vont pouvoir faire passer vers une autre société devient de plus en plus perceptible et de plus en plus urgent. Or, ces grands investissements structurants, c’est aussi du travail pour les grandes entreprises.

Il y a une question bien connue maintenant qui est celle des migrations. Vous avez une bonne partie des migrations qui est due, en effet, aux conflits, aux oppressions, mais vous avez aussi des migrations qui sont dues aux sécheresses. Si vous regardez la place des sècheresses prévisibles, vous avez tout le pourtour de la Méditerranée, le Moyen-Orient… Si l’ex Mésopotamie devient comme le Sahara, je ne vous dis pas les conséquences. Même aujourd’hui, il y a de la sécheresse en Syrie, il ne faut pas croire qu’il y a uniquement des problèmes de conflits et de pouvoirs.

Le réchauffement va rendre habitables les zones situées plus au Nord, encore faut-il les aménager.

Si vous regardez les fleuves de la planète, vous vous apercevez à quel point tout cela est mal géré. En France, nous avons le système des agences de bassin… Il n’y a pas d’agence de bassin internationale, alors que la plupart des grands fleuves sont internationaux : le Mekong, le Nil, le Danube… Ce sont actuellement des causes de négociation difficile, voire de conflits ; et donc la façon de résoudre ces problèmes-là, c’est quand même d’avoir certainement plus de moyens d’étude que nous en avons eus jusqu’à présent.

C’est pour cela que nous pensons faire cette fondation qui aurait pour but de financer des chaires, des thèses qu’ils regardent cela de façon académique, c’est-à-dire vraiment dans le détail, de façon approfondie, de manière à comprendre où et comment il faut faire porter l’effort. Comme les industriels, notamment ceux qui sont capables de faire des grands aménagements, sont intéressés pour que ces grands programmes voient le jour (pour pouvoir effectivement y travailler puisque c’est leur métier), ils devraient logiquement nous aider à financer ces activités académiques pour donner forme aux douze grands programmes que vous pouvez voir dans le livre.

Participante :

De quel budget avez-vous besoin ?

Participante — Dominique Lacroix

Le minimum c’est 100 000 euros, on peut faire à 50 000 euros, mais si tu prends l’exemple d’une très belle chaire de cyberstratégie, par exemple c’est 300 000 euros pour 3 ans.

Participant :

Combien de chaires ?

Participante — Dominique Lacroix :

C’est un projet avec beaucoup de monde et beaucoup de réflexion. Pour suivre les aventures de la fondation, tapez 2100.org et vous trouvez. 2100 c’est la source d’information pour les news, vous vous abonnez, vous vous désabonnez quand vous voulez, vous abonnez vos amis… et vous aurez les informations sur la chaire qui est en cours de création.

Participant : Antoine Valabrègue :

Thierry, j’aimerais que tu reviennes sur ce qui était le sujet de la conférence : quels sont les fondements – que tu exposes dans Pensée, modes d’emploi – qui t’ont permis de faire une prospective qui tient la route 30 ans après ? J’aimerais que tu nous parles de cela et que tu nous dises ce qu’il a manqué. Qu’est-ce qui a permis cette prospective et qu’est-ce que, si c’était à refaire, tu rajouterais ? Y a-t-il un ingrédient fondamental qui a été raté au départ ?

Thierry Gaudin:

Dans le courant des années 70-80, nous avons travaillé, et lorsqu’on s’est demandé ce qu’était un système technique, et comment il était structuré, on s’est aperçu que finalement il rejoignait les structures ternaires dans un premier temps. Et ensuite, des structures un peu plus riches, que Georges Dumézil a repérées dans toutes les religions indiennes et européennes. Dans le cas de l’Inde, c’est Vishnu : la protection de l’existant, Shiva : la destruction créatrice — donc Schumpeter et pas mal des doctrines économiques — et Brahma : la spiritualité. D’ailleurs en Inde, il y a relativement peu de temples alors qu’il y a des disciples de Vishnu et de Shiva qui sont constamment en relation et même en opposition d’une certaine façon.

Une de nos amis, Elisabeth Meichelbeck, qui avait accédé à cette réalité, nous a expliqué comment ce système était une manière de comprendre l’évolution des sociétés. On a regardé l’évolution des systèmes techniques, et on a repris en l’amplifiant la théorie de Bertrand Gille (« La technique est dans un système dans lequel tout se répond, ce n’est pas une technique puis une autre, c’est vraiment un système »).

On a observé que le système technique de la révolution industrielle avait :

  • ses matériaux : l’acier et le ciment,
  • son énergie : l’énergie de combustion
  • son système de communication, qui s’est considérablement amplifié à partir de la fin du 19e siècle lorsque les communications hertziennes, le morse et le téléphone sont arrivés.

J’ai alors regardé ce qui s’était passé au Moyen-Âge, décrit par La Révolution industrielle du Moyen-Age de Jean Gimpel.

On a retrouvé, effectivement, cette structure ternaire au Moyen-Age avec :

  • l’énergie de traction animale : la révolution du collier d’attelage,
  • des matériaux nouveaux,
  • les échanges d’informations entre les monastères par les copistes.

Donc, quelque chose qui formait un système et débordait le cadre national — enfin à l’époque il n’y avait pas vraiment de cadre national — et en fait pour compléter ce ternaire il y a aussi la relation avec la nature : on est dans une image qui ressemble un peu à un arbre dans lequel les racines représentent les relations avec la nature puis on a la matière, l’énergie et l’information qui structurent l’ensemble.

Il y a, me semble-t-il, une transformation tous les neuf siècles.

  • La première bien connue est celle du 6e siècle avant notre ère, la naissance de la philosophie, et en même temps, il y a Bouddha en Inde, Lao Tseu en Chine, les présocratiques en Grèce — dans les colonies d’Asie Mineure — puis une transformation aristotélicienne, c’est-à-dire la nécessité de trouver les preuves de ce qu’on avance, c’est le début de l’esprit scientifique.
  • Il y a une autre transformation importante au 3e siècle de notre ère qui est centrée : on trouve Alexandrie, avec sa bibliothèque, où des gens extraordinaires ont fonctionné à cette époque-là.
  • Ensuite, il y a le 12e, c’est-à-dire Al-Andalus, période d’échanges entre les savants de toute la Méditerranée et de l’Europe, c’est là qu’on a créé les premières universités ; c’est une période de fraternisation entre l’Islam et la Chrétienté, ils se sont séparés par la suite ; les juifs y étaient aussi avec Maïmonide.

Si on dit tous les neuf siècles c’est 6e siècle avant notre ère, 3e siècle, 12e, 21e… Ça tombe comme ça. Donc on s’attend à quelque chose, mais on ne sait pas encore très bien quoi.

Participant :

Je voudrais aller un petit peu plus loin dans ma pensée. Dans le système ternaire que tu évoques, si on l’applique aujourd’hui, la société moderne, c’est l’énergie pas chère et abondante qui a permis le développement de l’industrie et qui donne le bien-être. Le paradoxe n’est-il pas qu’aujourd’hui c’est l’industrie qui va permettre la création d’une énergie industrielle potentiellement infinie et pas chère ? Et si on arrive à faire cela, à ce moment-là cette énergie va être un booster considérable pour la civilisation de demain. Ne crois-tu pas que grâce à cette énergie industrielle infinie et potentiellement pas chère — parce que les coûts diminuent — on peut maintenant passer à la société de création que tu évoquais dans ton introduction ? »

Thierry Gaudin:

C’est un grand rêve, mais ton schéma est tout à fait intéressant je pense que pour aller plus loin il faut regarder en détail comment ça se présente et ce qu’on peut espérer comme évolution précise.

Ça ne me pose pas de problème d’accepter ce que tu viens de dire.

Participant — Marc Mousli :

On a parlé de choses extrêmement intéressantes : d’énergie, de technique… Il y a un facteur qui est important pour la planète dont on n’a pas vraiment parlé, c’est l’homme. Ils étaient 1 milliard vers 1810, et il y a de fortes chances qu’ils soient 11 milliards à la fin de 2100 : chaque fois qu’on publie des prévisions, elles sont modifiées à la hausse, car il y a un certain nombre de coins sur la planète où la transition démographique ne marche pas. Donc, dans tout ça, comment ce poids démographique interfère-t-il avec ces évolutions dont on est en train de nous parler ?

Thierry Gaudin:

La projection démographique c’est une question forte. Quand on avait fait nos calculs, on aboutissait à 12 milliards en 2100. Depuis, on a plutôt tendance à dire 9-10 milliards. Je ne sais pas ce que tu en penses Jérôme ?

Participant — Jérôme Bindé 

Les prévisions démographiques ont toujours été erronées

Thierry Gaudin:

Jérôme a dirigé la prospective à l’UNESCO pendant plusieurs années.

Participant — Jérôme Bindé :

Ça a toujours été erroné, les prévisions sont constamment revues. Une des sciences qui paraît la plus assurée d’elle-même n’est assurée de rien du tout et, en plus, les conséquences qu’on en tire pour les politiques sont également tout autant erronées. On a, par exemple, longtemps dit que c’était l’éducation qui allait résoudre le problème comme par enchantement, c’est terminé : on est à 2,1 ou 2,2 enfants par femmes…

En fait, c’est faux d’ailleurs parce que pour une grande partie des pays qui ont connu la transition démographique — comme les systèmes éducatifs malheureusement ne sont pas à la hauteur des espérances — ce qui a réduit la croissance démographique, la fertilité par femme, c’est rarement dit, mais c’est la telenovela. C’est le même problème qu’avec la chute du Mur, j’ai prévu la chute du Mur, mais je me suis trompé sur la date, j’ai pensé que ça prendrait plus de temps. En 1985, j’étais à Sofia dans la Bulgarie jivkovienne[10] et j’ai eu la chance de rencontrer des jeunes gens à l’époque qui faisaient l’équivalent du Conservatoire d’art dramatique : dans les soirées quand ils avaient bu un verre de slivovitz, ils chantaient We are the world. Quand je suis rentré à Paris, j’ai dit à celle qui partageait ma vie à l’époque : « C’est terminé, ce système est terminé. » Je me suis juste trompé sur la date, je n’ai pas pensé que ça allait mettre seulement quatre ans, j’ai pensé que ça serait plus long, plus compliqué. C’est le caractère viral de la communication, c’est la telenovela qui a transformé les modèles familiaux, les comportements des femmes, même si elles sont analphabètes. Le problème actuel est que la transition démographique a effectivement échoué dans une partie du monde, par exemple dans toute la zone sahélienne. Il y a une quinzaine d’années, on pensait — quand j’ai écrit avec Federico Mayor et une petite équipe le livre The world Ahead (Un monde nouveau)[11] — que peut-être les choses allaient s’arranger, qu’on ne dépasserait pas 8 milliards. Or, on y est déjà presque : on est à 7,5 milliards et on va avoir beaucoup de mal à éviter 10 milliards. Le problème est : « Est-ce qu’on ira jusque-là ? » Je ne suis pas très optimiste : les ruptures sont telles dans certaines parties du monde que l’on ne peut pas exclure une véritable catastrophe.

Participant — Sergio Avalos :

Bonsoir, Sergio Avalos. Il se trouve que je viens du pays des telenovelas justement et que je me pose des questions sur la place de l’être humain, mais dans le sens où comme je l’ai dit tout à l’heure : « Les films nous disent quelque chose ». J’ai vu un peu par hasard un film américain de 2013, Elysium[12], où, pour résumer, il y a des êtres humains qui vivent près de la Lune dans une cité spatiale, et des déshérités qui habitent la Terre, à qui le héros se tue littéralement à rendre la citoyenneté pour qu’ils puissent avoir accès à cette cité spatiale où on peut tout  avoir : la santé, l’énergie, tout ce qu’on veut. Ce qui m’a interpellé, c’est que curieusement la ville des déshérités — donc la terre de 2154 — ressemble aux quartiers pauvres du Mexique et la ville spatiale représente tout ce à quoi on peut rêver avec toute la technologie possible et impossible. Toute la question était l’accès — je travaille justement sur des questions d’accès aujourd’hui : pour le citoyen lambda, l’accès à la santé, pour un handicapé l’accès à la boulangerie, à la pharmacie… Dans ce film, on posait la question de l’accès à la citoyenneté, avec derrière la possibilité d’accès à la santé. Lorsque vous avez dit : « Les films nous disent quelque chose. » Je me suis demandé : « A quoi peut-on réfléchir autour de cette question pour ne pas arriver en 2100 ou 2154 à une situation où on oppose complètement un groupe de déshérité et les élites ? » Parce que finalement on continue à parler d’opposition entre élites et le peuple.

Thierry Gaudin:

Je voudrais dire deux mots sur ce film qui est très intéressant, mais qui est quand même une manière de revisiter le scénario de Marx. Je pense qu’il y a une composante dans le monde actuel qui n’était pas du tout perceptible dans le scénario de Marx et dans celui-là : c’est la manière de communiquer, puisque vous êtes aujourd’hui non seulement un être physique, mais aussi un être virtuel sur internet. Je dirais donc que les coalitions entre les personnes se font, sans qu’il y ait besoin d’aller sur une station spatiale, et je crois que la situation présente est un petit peu différente. D’un autre côté, les moyens de persuasion sont aussi beaucoup plus forts, ce qui fait qu’il y a, en effet, toute cette idée de storytelling et de « prise de tête » qui fait que l’on essaie de domestiquer les comportements. L’homme procède à sa propre domestication ; ça c’est effectivement beaucoup plus difficile à rendre dans un film, mais c’est à mon avis tout aussi important pour l’analyse.

Participante : Célia Marie

Merci beaucoup pour cet exposé vraiment très intéressant qui nous montre que la prospective c’est vraiment quelque chose de vivant, qui est vécu. Afin d’être de bons jardiniers et prendre soin de la planète Terre qui est notre écosystème, est-ce que la question de créer un paradigme épistémologique unifié au niveau planétaire est pertinente, est importante ? Si oui, comment faire ? Est-ce qu’il y aurait une méthodologie… ?

Thierry Gaudin:

Surtout pas un seul paradigme. Avoir un seul paradigme serait très dangereux pour les monnaies. On est en train de sortir de cette période difficile qui est celle de la standardisation. Il y a déjà 5 000 monnaies complémentaires dans le monde, donc on a un écosystème monétaire. Sur le plan des paradigmes intellectuels, je pense que c’est « chaud ».

À propos du travail de Michel Saloff, j’ai signalé que les universités catholiques sont en train de s’agiter autour de la prospective. Hier, nous étions à celle de Paris qui bâtit un réseau de 200 universités dans le monde avec l’idée de faire un travail de prospective plus ou moins collectif et celle de Lille a décidé de faire une journée entière justement à la mémoire du travail de 2100 pour lancer leur activité de prospective.

C’est intéressant parce que jusqu’à présent, la vision catholique était plutôt rétrospective que prospective. Je ne voudrais pas être polémiste ici, mais… Il y a quelque chose qui est en train de se passer. C’est peut-être dû à la mentalité du nouveau Pape, qui dit des choses importantes sur l’aspect écologique des comportements humain. Enfin, c’est intéressant de voir que de grandes institutions sont en train d’évoluer. L’aspect écologique, pour les religions indiennes, ça ne pose pas de problème, c’est naturel, pour la façon de penser chinoise ou japonaise aussi. On avait un point de résistance dans le christianisme qui sera peut-être plus dur du côté des protestants parce qu’ils ont tellement pris l’habitude de se mettre dans le business. Il y a des conférences de management qui disent : « Telle entreprise est extraordinaire, ses membres se comportent comme ceux d’une secte. » C’est un propos élogieux, cela veut dire qu’ils sont complètement dévoués corps et âme à l’institution.

Participant — Marc Mousli :

Vous avez peut-être lu Reinventing organizations[13] qui tourne donc autour des entreprises « libérées ». On y trouve un chapitre qui fait l’apologie d’entreprises américaines se comportant comme des sectes, avec une forte imprégnation « New Age ».

Participant :

Comment voyez-vous la compétition entre les différents mouvements d’innovation : ceux du numérique, ceux de l’économie écologique… ?

Thierry Gaudin:

Ce qui ressort du colloque Sciences de la vie, sciences de l’information, qui s’est tenu à Cerisy cet été, c’est d’abord que le numérique, selon Gérard Berry[14], « est en train de pomper cette quantité extraordinaire d’information, que tout est en train de devenir numérique ». Mais cela n’empêche aucunement des préoccupations de type écologique. D’autant que si on regarde la diversité des êtres vivants, on voit que ça se compte en millions d’unités ; si on regarde les résultats par exemple de Tara[15] — je ne sais pas si vous connaissez le projet Tara qui vise à repérer les micro-organismes présents dans les mers — on voit que du côté biologique une explosion informationnelle est en train de se produire et les deux se répondent mutuellement. On ne peut pas dire qu’il y ait une compétition entre ces deux aspects, mais plutôt une complémentarité et une espèce d’échelle de perroquet où l’un aide l’autre à progresser. Ceci dit, se pose effectivement le problème de l’influence du numérique sur le mental des gens. Le souci c’est que les gens s’identifient à des processus qui sont des processus machinaux.

 

[1] Ce point est développé dans les travaux de thèse de Thierry Gaudin, publiés en 2008, sous la direction de Jacques Perriault : « Innovation et prospective : la pensée anticipatrice », p 66.

[2] Cyril Dion et Mélanie Laurent, réalisateurs du film documentaire « Demain », sont partis avec une équipe de quatre personnes enquêter dans dix pays pour rencontrer les pionniers qui réinventent l’agriculture, l’énergie, l’économie, la gouvernance et l’éducation. En mettant bout à bout ces initiatives qui fonctionnent déjà, ils proposent une vision de ce que pourrait être « le monde de demain ».

[3] Thierry Gaudin, «  2100, Odyssée de l’Espèce. Prospective et programmes du 21e siècle. » Éditions Payot et Rivages, 1993, 293 pp. Collection: Documents Payot. Repris par l’auteur en 2003.

[4] Symposium organisé en novembre 1995 à Monaco , ayant pour objet l’état de l’art des projets d’urbanisme marin.

[5] Dans le cadre de Prospective 2100, organisme en quête de projets pour une gestion écologique raisonnée, Thierry Gaudin, son fondateur, organisa un symposium « jardins planétaires » fin mars 1999 à Chambéry. Abordé sous l’angle rigoureux des initiatives scientifiques, ce colloque traita des propositions et les réflexions innovantes pour un futur proche. (source : Hommes et plantes – Automne 1999 n° 31 – Revue du CCVS, « Tableau d’une exposition » par Gilles Clément)

[6] Colloque « Renouveau des jardins : clés pour un monde durable ? », août 2012, Centre Culturel International De Cerisy

[7] La DGRIS du Ministère de la Défense publie chaque année « Horizons stratégiques ». Voir la séance du Café de la prospective du 11 mai 2016, avec Nicolas Bronard.

[8] Arrivée au pouvoir de l’ayatollah Khomeini en 1979

[9] Le Cycle (titre original : Dayereh mina) est un film iranien réalisé par Dariush Mehrjui en 1974. Le film, bloqué par la censure iranienne, n’est sorti sur les écrans qu’en 1978.

[10] En référence à Todor Jivkov, homme politique communiste bulgare, dirigeant de la République populaire de Bulgarie (période jivkovienne : 1954-1989).

[11] « The World Ahead: Our Future in the Making », Federico Mayor and Jerome Bindé, Zed Books, 2001 – 496 pages

[12] Elysium est un film réalisé par Neill Blomkamp avec Matt Damon, Jodie Foster. 2013.

[13] « Reinventing organizations: vers des communautés de travail inspirées », Frédéric Laloux, Editions Diateino, 22 oct. 2015 – 483 pages.

[14] Gérard Berry est un informaticien français, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences française, de l’Académie des technologies, et de l’Academia Europaea.

[15] Tara, originellement nommée Antarctica puis Seamaster, est une goélette française destinée à la recherche scientifique et à à la défense de l’environnement. En 20072008, ce voilier a fait des relevés permettant de mieux comprendre les changements climatiques. En 2009, Tara a étudié le piégeage des molécules de gaz carbonique (CO2) par les micro-organismes marins comme le plancton. En avril 2016, l’expédition Tara Pacific a étudié les coraux, menacés par des facteurs humains et climatiques. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tara_(go%C3%A9lette)

Café de la prospective du 15 juin 2016 – Philippe Destatte

Café de la prospective du 15 juin 2016 – Philippe Destatte

Grande soirée au Café de la prospective autour de Philippe Destatte,  l’un des meilleurs prospectivistes européens, qui combine l’expérience du praticien, l’érudition du passionné, la pédagogie du (bon) professeur et le sens critique de l’universitaire.

Philippe Destatte., que nous connaissons depuis très longtemps, est un prospectiviste remarquable, formé en Belgique, en France, aux États-Unis, et curieux de ce qui se fait en bien d’autres lieux. Il dirige l’Institut Destrée à Namur.

Outre sa grande compétence et la profondeur de sa réflexion sur les sujets qui nous intéressent, nous avons trouvé intéressant de l’inviter parce que la Wallonie est une région belge, un petit pays de la taille d’une région française, mais avec des attributions plus importantes. Dans un territoire réduit, quelqu’un comme Philippe Destatte fait de la prospective dans une grande proximité avec les acteurs locaux, les chefs d’entreprise, les élus, et peut témoigner avec une vision globale qu’une personne seule pourrait difficilement avoir dans un pays comme la France.

Je vais le laisser se présenter et nous parler de son parcours, des études qu’il a menées, de ses travaux actuels et de ses méthodes.

Intervention de Philippe Destatte : parcours d’un institut de recherche européen en prospective

Merci, Marc. Je vais organiser mon exposé en trois parties. Une première, comme tu m’as invité à le faire, en disant ce qu’est l’Institut Destrée – car je pense que c’est un organisme qui reste une énigme pour beaucoup –, ce qu’il fait et comment il en est arrivé à s’investir dans la prospective.

Je dirai quel a été le parcours de l’Institut depuis la fin des années 80 et quel est mon propre regard sur la prospective.

Puis je vous parlerai, pour amorcer le débat, de quelques chantiers « chauds » sur lesquels nous avons travaillé ou qui sont en cours et qui me permettront de répondre aux questions que vous voudrez bien poser.

Enfin, je viendrai à une petite conclusion sur la convergence entre la prospective et le foresight, une question qui nous intéresse tous.

  1. L’Institut Destrée, une énigme ?

L’Institut Destrée est un Institut de recherches, un think tank, qui est déjà fort ancien puisqu’il date de 1938. À cette date, il a été fondé comme une société savante à partir de personnalités de sensibilités politiques et philosophiques très différentes ; ce qui, en Belgique à l’époque et encore maintenant, est relativement rare tant il y a – c’est un mot qu’on utilise très peu à Paris mais qui existe chez nous – une logique de « pilarisation » ; c’est-à-dire que tout est partagé entre des piliers, en l’occurrence les piliers chrétien, laïque, socialiste, que ce soient les mutualités, les syndicats, les partis, les hôpitaux, les écoles. Tout est organisé de cette manière, et voir une société savante qui naît à partir de personnalités aussi différentes qu’un abbé, qui en est le président, un libéral franc-maçon qui en est le trésorier, un secrétaire qui est un professeur marxiste, c’est déjà quelque chose d’assez étonnant et cette dimension de pluralisme va perdurer. Elle est toujours présente puisqu’on essaie de rester dans une logique d’équilibre en accueillant dans notre Conseil d’administration à la fois des chercheurs venant d’universités différentes – et les universités aussi sont diverses – et des élus des partis politiques démocratiques : quatre parlementaires représentent les quatre partis démocratiques les plus importants du Parlement wallon.

Cet Institut, société savante, avait comme objet la défense et l’illustration de la Wallonie. Il voulait travailler autour de l’idée, de la conception d’une région qui n’existait pas encore, sauf sous certains aspects, et s’inscrire dans la logique d’une personnalité assez gigantesque pour la Belgique, pour la Wallonie : Jules Destrée, mort deux ans auparavant, en 1936.

Jules Destrée avait été l’un de ceux qui avaient mis en évidence, avant la guerre 14-18, dans une lettre restée célèbre adressée au roi Albert, le fait qu’il y avait deux peuples en Belgique, l’un flamand et l’autre wallon et qu’on n’arriverait pas à trouver de solution pour qu’ils s’entendent parce que, écrivait-il, cela faisait plusieurs dizaines d’années (il aurait presque pu écrire plusieurs siècles) qu’ils coexistaient plus ou moins heureusement et qu’il faudrait, pour que la Belgique soit maintenue, instaurer un système fédéral.

Ce message était celui d’un député un peu marginal puisqu’il était membre du Parti ouvrier belge, internationaliste par définition – et Jules Destrée aussi sera internationaliste en s’engageant avec Aristide Briand et d’autres dans l’aventure de la Société des Nations. Le gouvernement belge était (de 1884 à 1914) aux mains d’un parti catholique homogène et essentiellement flamand. C’est contre cette monopolisation du pouvoir que Jules Destrée s’élevait, avec comme message : « Nous voulons un projet de société qui soit plus conforme à nos aspirations et notamment aux valeurs de la Révolution française. » Aujourd’hui, nous dirions « une vision » plutôt qu’ « un projet ».

Cette ouverture va agacer profondément son parti. Il est souvent en cartel avec des libéraux. C’est un ancien libéral lui-même. Il a un frère Dominicain, donc affectivement il est aussi ouvert sur un autre monde, et il affirme une région qui n’existe pas encore et dont il appelle à la création dans un système fédéral. Ceux dont je vous ai parlé, les fondateurs de l’Institut Destrée, qui se réunissent en 1938, veulent donner une consistance intellectuelle à une idée, et voir comment on pourrait intellectuellement muscler cette idée de Wallonie. Il y a donc une dimension à la fois patrimoniale : comment l’illustrer et comment essayer de créer une vision. C’est une petite association ; il faudra attendre 1960 pour qu’elle prenne officiellement le nom d’Institut Destrée. Elle va d’abord s’intéresser à l’histoire – d’où le fait qu’il y ait des historiens, j’ai moi-même cette formation – et organiser des colloques, des conférences. Elle va beaucoup publier — c’est d’ailleurs une coopérative d’édition. Les savants qui se réunissent autour de la table payent une cotisation qui leur permet d’éditer des livres sous un label qui va avoir une certaine reconnaissance.

Pour ma part, je découvre cet organisme en 1980. Je sors du service militaire et je suis jeune chercheur et enseignant ; je vais à une conférence de l’association des anciens de l’université de Liège, dont je suis diplômé, et il y a là une personnalité libérale très importante en Wallonie, un historien qui a été recteur puis président de l’université libre de Bruxelles, ministre à plusieurs reprises[1], et qui est aujourd’hui secrétaire perpétuel de l’Académie, Hervé Hasquin. Il vient de publier Historiographie et politique, essai sur l’histoire de la Wallonie. Je découvre qu’il existe une histoire de la Wallonie alors qu’on ne m’en a jamais parlé à l’université, que l’on peut tirer un fil de compréhension de la Wallonie par une histoire ponctuée d’événements dont on ne parle pas du tout, sauf qu’un certain nombre de mes professeurs ont publié des articles sur la Wallonie — je le découvre à ce moment-là —de façon underground, à Bruxelles on dit en stoemelings (caché). Moi qui suis, à ce moment-là, spécialisé dans l’histoire de la Russie, des pays slaves… je suis conquis par cette pensée. En quatrième de couverture du livre de Hervé Hasquin, je lis qu’en adhérant à un Institut qui le publie, je peux avoir d’autres livres aussi alléchants. Ce que je fais immédiatement. J’entre dans l’organisation. Comme souvent, le petit jeune qui entre, on en fait un secrétaire. Je deviens donc secrétaire d’un comité liégeois. Puis, le président de cette association, Jacques Hoyaux, – qui est aussi à l’époque ministre de l’Éducation nationale, ce qui n’est pas rien – m’invite à devenir administrateur.

Comme administrateur, je suis saisi, deux ans après mon adhésion, d’un dossier qui est une proposition de lancer une recherche interuniversitaire sur la Wallonie, donc de passer d’une société savante à une logique de recherche professionnelle. A l’époque, alors que je donne des cours dans l’enseignement secondaire, je monte un dossier de recherche et j’obtiens quatre chercheurs licenciés, dont un master en histoire et quatre documentalistes gradués bac + 3. Je continue mon travail dans l’enseignement secondaire mais je dirige une équipe de huit chercheurs. Je crée le centre interuniversitaire d’histoire de la Wallonie en retournant voir Hervé Hasquin pour l’université de Bruxelles mais aussi des professeurs de Liège que je connais, des professeurs de Mons, de Louvain-la-Neuve, etc.

Avec ce comité qui commence à travailler sur une recherche très innovante, je suis absorbé par l’organisation et j’en deviens directeur avec une secrétaire et huit chercheurs qui ont un mandat de recherche financé d’un an, donc difficile à maintenir. A ce moment-là, je me dis : « Il faut absolument qu’à cet effort historique on associe un effort prospectif ». C’est-à-dire qu’à une identité de patrimoine qui est défendue par l’organisation, on associe une identité de projet. J’arrive à persuader mon conseil d’administration de lancer un exercice de prospective, on est en 1986 et ce projet s’appelle La Wallonie au futur. Cette démarche est complètement endogène.

  1. Un regard sur un parcours en prospective

J’arrive donc à la deuxième partie de mon exposé : la prospective.

2.1. La période wallonne (1987-1999)

On observe une première période que j’appellerai la période wallonne de la prospective de l’Institut Destrée et de la mienne. Elle se base sur la mise en place d’un réseau car la force de l’Institut Destrée c’est sa capacité à réunir les gens, c’est son carnet d’adresses, c’est le fait qu’on embarque des gens de toutes les universités. On se retrouve avec près de 400 personnes – la plupart chercheurs dans les différentes universités ou centres de recherche, prêtes à s’impliquer dans ce travail.

C’est un travail très empirique. J’ai peu de choses en tête en matière de prospective, de 1987 à 1999. J’ai un background de prospective américaine, j’ai lu comme tout le monde à l’époque des ouvrages comme ceux d’Alvin Toffler, de John Naisbitt (Megatrends), qui me parle assez bien à l’époque, c’est un de mes premiers contacts avec la prospective mais j’ai aussi découvert – parce que je me suis intéressé comme historien à la Révolution industrielle – la Wallonie a connu la première Révolution industrielle sur le continent après l’Angleterre (qui, comme chacun le sait, n’est pas sur le continent). À partir de cette approche et notamment de la pensée de l’historien liégeois Pierre Lebrun qui a écrit plusieurs ouvrages sur ce sujet, j’en viens à cette idée – qu’on retrouve chez Naisbitt – qu’il y aurait une nouvelle révolution industrielle en cours, une mutation.

Le premier exercice de prospective que nous lançons va donc s’appeler La Wallonie au futur, vers un nouveau paradigme, c’est-à-dire une mutation locale d’une région anciennement industrielle qui essaie de se moderniser, dans un cadre de transformation global. Une mutation qui nous emmène vers la société de l’information. A ce moment-là, je découvre le Rapport sur l’état de la technique de Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff, je découvre toutes les conférences qui ont été faites à l’époque Mitterrand : les travaux de Stourdzé et de Mattelart, d’Alain Minc sur la société de l’information. Dans ces colloques Mitterrand on parle de Duby, de Prigogine avec l’idée de pensée complexe… Donc, on dispose des éléments qui vont se mettre en place et même la pensée de Gaston Berger émerge par des élus sociaux-chrétiens qui sont dans la logique de Teilhard de Chardin et qui ont découvert Gaston Berger, dont la phrase « Demain ne sera pas comme hier, il sera nouveau et dépendra de nous, il est moins à découvrir qu’à inventer » servira de filigrane à ce premier exercice de prospective. Quatorze ateliers, quatre cents personnes, on lance une machine qui nous dépasse complètement. On essaie d’articuler – avec à chaque fois des professeurs de très haut niveau pour la Wallonie – des ateliers, des carrefours, de croiser les pensées, et l’on va prendre les quatorze présidents d’atelier pour faire un comité scientifique, on va se mettre modestement à leur disposition en leur disant « C’est vous qui pilotez ». Je dis souvent à mes collaborateurs : « J’ai appris énormément parce que j’ai repris ce rôle de scribe, j’ai été le secrétaire du comité scientifique. » Ils se réunissaient tous les deux ou trois mois et je les entendais pendant des heures autour d’un sandwich ou d’une bonne table, et pendant des heures, je « grattais ». Cela m’a beaucoup aidé à concevoir des approches très pluridisciplinaires et interdisciplinaires, le difficile dialogue entre les uns et les autres et la difficulté de se projeter dans l’avenir.

Après un premier exercice qui aboutit en 1987 à Charleroi, suit un deuxième exercice en 1991 qui se termine par une grande conférence à Namur sur le défi de l’éducation, un troisième en 1995 sur les questions de l’emploi où l’on s’articule avec la dimension européenne – c’est l’époque du rapport pour Jacques Delors sur la compétitivité et l’emploi. À ce moment-là, j’ai fait une petite parenthèse, je suis resté directeur de l’Institut Destrée mais j’ai été nommé chef de cabinet au ministère fédéral de la politique scientifique, ce qui m’a donné accès à des analyses à Bruxelles, à des contacts avec la commission européenne, donc ce travail est préparé avec cette dernière qui est heureuse de voir une région qui s’investit dans la problématique portée par la Cellule de Prospective.

Mais comment fonctionne-t-on ? On est sur une prospective qui vient de citoyens, d’une association sans but lucratif, qui se lance sans moyens (elle n’est pas subventionnée ou très peu), et qui interpelle un gouvernement en demandant au Ministre-président de venir clôturer les travaux, ce qu’il fait. Puis, on arrive à lui dire : « Vous étiez content, peut-être que vous pourriez nous aider dans ces travaux ? » Donc, on reçoit une subvention qui nous permet de soigner un peu mieux ceux qui s’impliquent, de faire un peu de communication, de publier des ouvrages, et de faire un autre exercice qui aboutira en 1998 à Mons sur l’évaluation de ce que nous avons fait jusque là, donc sous le titre d’ Évaluation, prospective et développement régional. Puis on se dit qu’il faut franchir un pas : d’organisateur, de pilote, d’intermédiateur, on a besoin – parce qu’il y a le modèle Delors qui nous titille aussi – de créer une cellule de prospective comme il y a une chez Delors. Je vais bientôt embaucher quelqu’un de l’ancienne cellule de Jacques Delors : Marc Luyckx Ghisi, qui vient dans notre équipe, et je mets en place une cellule de prospective.

C’est magnifique…. Oui, sauf que là, on vit ce qui peut apparaître comme un premier échec. En effet, le Ministre-président qui arrive en 1999 m’appelle et me dit : « Tout ce que vous avez fait est remarquable, j’aimerais bien faire la même chose. D’ailleurs, je sais que c’est ce qu’a fait Tony Blair, en Angleterre. Il a eu une structure qui fait du back office et qui l’aide à avoir une approche prospective. Est-ce que l’Institut Destrée veut faire ça ? » Évidemment, on a des francs ou des euros qui pétillent dans les yeux mais l’un des engagements majeurs, l’une de nos réussites a été le partenariat qu’on est parvenu à mettre en place progressivement dans ces exercices de prospective avec l’administration wallonne. La pensée du Ministre-président est celle-là : « Le lundi on a un problème, on vous envoie un message, vous faites une note à ce sujet, vous avez la capacité de… » Oui, sauf qu’on va être pris dans une logique d’enfer. Je commence alors à avoir des contacts avec des prospectivistes un peu plus sérieux que nous. Jacques Lesourne dit toujours : « Une cellule de prospective, c’est bien mais elle doit être à une certaine distance de l’élu, sinon elle va travailler pour lui tous les jours en fonction de ce qu’il lira dans le journal du matin. » Donc, à cette proposition, pourtant tentante, je dis : « Non, ce qui serait intéressant c’est une cellule de prospective.» Il se laisse à peu près convaincre et dégage les moyens que nous demandons parce qu’évidemment une cellule avec six ou sept personnes cela demande des moyens importants. Dans le même temps, nous allons lancer un autre exercice qui s’appellera Wallonie 2020, une prospective plus formelle sur le modèle que nous venons de découvrir dans le Limousin[2] et nous entrons dans la deuxième période que j’ai appelée « La période parisienne».

2.1. La période parisienne (1999-2005)

Cette période de prospective « parisienne » commence en décembre 1999 aux assises de la prospective à l’université Dauphine où l’on découvre tout le travail qui a été fait au CNAM par Michel Godet, ainsi que par Futuribles. C’est complètement nouveau pour nous. Je regardais mes notes de l’époque, pour retrouver ces éléments-là ; c’est avec enthousiasme qu’on sort d’une prospective endogène pour aller vers une prospective construite. Je suis à Paris en janvier 2000 pour l’hommage à Jacques Lesourne, et je prends des contacts avec toutes les personnes présentes dont Michel Crozier, qui aura une forte influence sur moi.

Cette période est marquée par tout ce qui nous est arrivé : on suit des formations, toute l’équipe va à Paris régulièrement. Mais il y a aussi le travail avec la cellule de prospective : nous étions aussi très pris par la Commission européenne et principalement par la direction générale recherche, avec Paraskevas Caracostas, Günter Clar, Elie Faroult et Christian Svanfeldt… Nous sommes embarqués dans tous ces exercices aux noms anglais évidemment :

  • Blueprints for foresight actions in the regions : comment on crée des canevas de prospective dans les régions au niveau européen,
  • Mutual Learning platform : comment on crée une plateforme d’apprentissage continu sur les questions de prospective mais aussi de benchmarking ou autre chose,
  • Regions of knowledge : comment on crée des régions de la connaissance avec des financements européens pour mettre en place des réseaux européens,
  • Cities of tomorrow: comment créer des villes en développement durable.

C’est aussi l’époque où on est happés par la DATAR : je serai membre du conseil scientifique pendant cinq ans, jusqu’à sa disparition. C’est la création du Collège européen de prospective, une idée qu’on a dans le conseil scientifique (qui ne se veut pas « scientifique, mais « d’action ») présidé par Michel Godet. Une des propositions que je fais à ce moment-là est : « Il y a une prospective qui se développe au niveau européen, mais il n’y a pas de Français, alors que je vois que la prospective est profondément marquée par la France : vous êtes bien plus avancés sur une série de sujets tels que les régions que ce que j’entends chez les anglo-saxons. Il faut donc prendre une initiative à Paris, où l’on ne va pas travailler uniquement en anglais mais aussi en français, voire en allemand, en faisant un travail conceptuel essayant de rassembler, dans ce collège, les éléments de cette pensée. » Et ça va fonctionner. Philippe Durance en sera le rapporteur, je serai bombardé président de ce Collège (parce qu’on ne sait pas trancher entre Michel Godet et Hugues de Jouvenel et on se dit « un Belge va être diplomate, il va s’interposer entre les deux ») On travaille sur les concepts de la pensée prospective, des mots de la prospective. Nous tenons trois séminaires résidentiels à Evry, tout un travail qui a débouché sur un certain nombre de choses concrètes, dont le glossaire de la prospective territoriale.

Une évolution qui est donc légèrement euphorique : on court un peu partout, on trouve qu’il y a des tas de choses très intéressantes. Hugues de Jouvenel me dit : « Tu as fait le tour de ce qu’il y avait ici, il faut que tu ailles aux États-Unis. On est en 2000, je pars à Houston, je découvre Peter Bishop, la World future society. On va rester en contact et nous irons chaque année ou presque à la World future society. Même chose avec le Millennium project : pour sortir du carcan belgo-belge, du face-à -face avec les Flamands, on crée une aire de Bruxelles dans laquelle on met le Nord-Pas-de-Calais, le Limbourg hollandais avec Maastricht et la Lorraine, la Flandre, Bruxelles et la Wallonie, et nous devenons le « nœud » de ce territoire : MP Brussels’Area Node.

De cette période, on sort avec un certain nombre de certitudes sur les méthodes mais on sait bien que pour le prospectiviste les certitudes ne durent jamais longtemps. On entre à ce moment-là dans une période que j’appelle la période basque ou la période andalouse. Vous allez dire : « Ce n’est pas la même chose ! » Effectivement.

2.3. La période basque ou andalouse (2005-2009)

La période basque pourquoi ? Je lis le cahier que Marc Mousli a fait dans les cahiers du LIPSOR sur le Pays basque 2010, c’est vraiment très intéressant, une pensée a été construite. Puis, le hasard des choses fera que je serai appelé à un travail de recapitalisation au Pays basque. Recapitaliser c’est essayer de refaire l’histoire et l’histoire de la prospective au Pays basque me fait un choc parce que tout ce que Marc écrit est vrai mais il y a d’autres vérités derrière et l’une d’entre elles qui me frappe très fort : c’est que tout ce travail débouche sur une forme d’impasse qui est classique à l’époque. L’élu a vécu un moment important mais il revient à son travail quotidien et il se dit : « Qu’est-ce que je vais faire avec ces scénarios ?, cette stratégie, comment vais-je l’adapter ? » Il est un peu désemparé. Si j’ai bien compris la problématique, on va faire appel à des stratèges qui vont prendre le contrepied du travail de la prospective. Donc, ils vont dire : « Maintenant on va faire un travail sérieux  et on va faire cela sans les prospectivistes. » A l’époque c’est Acadie qui va faire cela à plusieurs endroits.

C’est un peu la même chose en Wallonie en 2004, on se heurte au Ministre-président qui a changé, malheureusement, en 2001. Celui qui nous voyait en cellule de prospective a été remplacé par un autre qui disait : « Cellule de prospective indépendante, déjà le mot « indépendante » je n’aime pas… » Donc, on voit que la prospective quotidienne marque le pas.

Lors d’une mission avec Hugues de Jouvenel et Helen Von Reibnitz dans la communauté urbaine de Dunkerque, chez Michel Delebarre, je découvre que la prospective va donner des résultats, mais que l’on ne les retrouve pas dans les contrats de plan état-région. Je rencontre aussi Daniel Behar avec qui on se heurte de front parce qu’il tient le discours suivant : « La prospective ce n’est pas sérieux, ça ne mène à rien, etc. » Je suis outré. Finalement, à mon initiative, nous allons l’inviter à la DATAR, pour dialoguer avec un groupe d’étude sur la prospective territoriale composé de prospectivistes expérimentés. Il va nous challenger et cela nous fera progresser. Je pense que cela fera aussi progresser Acadie…

La période andalouse pourquoi ? Parce que nous avons une mission d’évaluation du travail de prospective régionale européenne réalisé par l’IPTS (Institute for Prospective Technological Studies) à Séville. C’est une mission qui nous est confiée par la Commission à Bruxelles et on découvre un peu les mêmes choses, que j’ai résumées à l’époque – j’ai retrouvé le document hier – dans un exposé que j’ai fait à la charnière des deux périodes (la suivante sera la période normande ou texane – vous voyez que je ne suis pas encore complètement stabilisé en ce qui concerne les concepts). Le 6 juin 2008, je suis invité à un colloque sur les pratiques de la prospective dans les organisations, à Deauville, où je me heurte à la même réticence sur la prospective de la part de gens qui sont plutôt dans la stratégie ; Patrick Joffre, Bernard de Montmorillon, de Dauphine, Luc Boyer… des gens que vous connaissez, qui me challengent aussi. J’ai de longues discussions avec Philippe Mirénovicz, et cela m’amène à faire une synthèse des travaux d’évaluation que j’ai réalisés pour la Commission, pour le Pays basque, pour Dunkerque et pour l’Institut Destrée. Lors d’un séminaire, je présente cette synthèse en dix points, intitulée@                 « Les dix faiblesses de la prospective » :

  1. Les objectifs de l’exercice n’ont pas toujours été définis ou restent flous,
  2. Le leadership est trop lourd et la participation trop étroite,
  3. Le conformisme règne en maître et les méthodes sont routinières,
  4. Les enjeux ne sont pas identifiés, trop nombreux, ou portent sur un trop long terme,
  5. Certains des ateliers de prospective ne débouchent que sur des banalités qui sont valorisées comme si elles étaient déterminantes,
  6. Aucune vision de long terme n’est construite ou alors elle est rudimentaire ou non partagée par les parties prenantes (la problématique de la vision est essentielle, on le voit aujourd’hui),
  7. Des scénarios construits comme exploratoires deviennent subitement des scénarios normatifs (c’est à mon avis le défaut majeur de l’époque),
  8. Des exercices s’arrêtent sans construction d’axe ou d’orientation ni d’action stratégique,
  9. Des biais ont été introduits dans la démarche car le diagnostic était inconsistant ou bien n’était pas prospectif, mais simple comme on le fait en stratégie,
  10. Les équilibres, les processus, les rythmes internes ont été négligés, l’implication des parties, le processus d’apprentissage organisationnel, tout cela n’a pas été abordé sérieusement.

Vous voyez, je « crache dans la soupe », je « me tire une balle dans le pied » et je dis: « Que fait-on maintenant ? »

2.4. La période normande ou texane (2009-    )

On va essayer de retravailler. On entre dans cette période normande par l’organisation des Assises européennes de la prospective territoriale à Deauville, les 11 et 12 juin 2009.

On fait venir Peter Bishop et c’est là qu’il y a un côté texan. Il ne nous quittera plus ; nous travaillerons avec lui jusqu’à aujourd’hui, en allant régulièrement à Houston et en le faisant venir chaque année à Bruxelles pour des formations. Ce qu’on dénonce surtout, c’est le défaut d’anticipation. Nous restons normands avec un exercice en deux jours, Normandie 2040, qui nous est demandé par la Chambre de commerce et d’industrie de Caen. Puis on sera appelé par le Conseil régional pour faire Normandie 2020+. Avec la Basse Normandie, on réfléchit sur « la » Normandie ; on dira ce que l’on voudra sur la réforme territoriale, il existe au moins un endroit où l’on a anticipé, préparé, voulu des changements, c’était en Normandie. La vision qui est créée à ce moment-là est celle de l’ensemble de la future région. Je me dis : « Quand même aujourd’hui, tout cela existe ou ça peut exister, en tout cas sur le papier, on verra ce que ça donne dans le quotidien ».

C’est dans ce cadre-là qu’on essaie de développer, en janvier 2010, une méthode un peu nouvelle, qui répond à ces problématiques : la méthode des bifurcations. On le fait lors d’une semaine passée à Houston avec mon collaborateur Michaël Van Cutsem, directeur de recherche à l’Institut Destrée, en dialoguant avec Peter Bishop.

Les bifurcations, si je reprends le petit guide réalisé avec Philippe Durance et le Collège européen de prospective, c’est le moment où une variable, un système, peut évoluer dans plusieurs directions. On essaie d’identifier ce moment. Ce qu’on veut intégrer dans cette démarche c’est une pensée articulée à la fois sur le passé, le présent et le futur. Pour cela, on va s’appuyer sur les travaux de Jacques Lesourne notamment ceux de son livre sur les avenirs qui n’ont pas eu lieu[3], en se disant : « Finalement, on fait la prospective sur les futurs possibles mais pas suffisamment sur les passés possibles ». Or, il y a des bifurcations dans le passé qui sont essentielles et où il ne se passe rien alors qu’il aurait pu se passer quelque chose. C’est plus facile, a priori, de réfléchir sur le passé que sur le futur.

Donc, nous commençons la méthode des bifurcations par un travail de rétroprospective : que s’est-il passé pendant cette période et qu’aurait-il pu se passer ? C’est très enrichissant. On renoue avec la question des temporalités. J’ai toujours admiré les travaux de Jean Chesneaux comme historien,  Habiter le temps[4]. Et à côté de cette rétroprospective on va déboucher sur une vision, la détermination d’enjeux et la réponse aux enjeux.

Cet effort qui est le nôtre vise aussi à intégrer un discours que Thierry Gaudin connaît bien, sur la pensée créatrice, la trifonctionnalité qu’il décrit dans son livre, et qui recherche un équilibre entre le pôle factuel, le pôle délibératif et le pôle conceptuel[5], en se disant : « Finalement, à côté du triangle grec de Michel Godet : appropriation, anticipation (stratégie) et action (mise en œuvre), il y a peut-être un autre triangle : comment construire des faits de façon sérieuse et solide, comment les mettre en délibération et comment déboucher sur une conceptualisation importante ?

Puis, on essaie d’ajouter une dimension visuelle qui manque à la prospective, de faire un effort de modélisation ; dès le début de l’exercice, on va essayer de montrer quelles sont les trajectoires possibles, et de le faire au fur et à mesure de l’articulation de la pensée ; c’est un apport des travaux de Mika Aaltonen (ancien joueur de l’Inter de Milan, mais surtout grand prospectiviste finlandais, professeur à l’université d’Helsinki). On essaie donc d’intégrer cet effort de modélisation, de systémique, d’approche complexe, dans la méthode des bifurcations. Puis, on progresse vers une prospective plus opérationnelle, plus tournée vers les résultats.

Ce sont des efforts d’efficience nécessaire : on est entré dans une période de rareté des moyens publics, et l’on ne peut plus faire des exercices de prospective avec des analyses structurelles et morphologiques qui vont nous prendre des jours, des semaines. Et in fine, comme le disait parfois Michel Godet, se mettre à trois ou à quatre devant les tableaux et matrices, puis se demander : « Qu’est-ce qu’on peut faire avec ça, comment peut-on sortir une pensée ? » L’idée ici c’est de pouvoir le faire in itinere, chemin faisant, et on va le démontrer à plusieurs reprises. Ce ne sont pas les meilleures conditions mais si on veut travailler avec des chefs d’entreprise, travailler deux jours de 8 à 18 heures, c’est possible, vous ajoutez la nuit pour remettre au net les documents et vous arrivez avec un produit réellement intéressant.

J’arrive à la dernière période : la période normande ou texane qui intègre cette approche, qui intègre ce que disait Philippe Augier, le maire de Deauville à l’ouverture du colloque de 2009 « Les idées ne valent que par leur réalisation ». Cette formule va nous tourner dans la tête ; elle arrive à un moment où la pensée de prospective se renouvelle. C’est le moment de la thèse de Philippe Durance et des efforts qui sont faits par lui et tous ceux qui l’entourent pour mettre en avant les grands textes de la prospective, notamment la pensée de Gaston Berger. Cela nous nourrit très fort et on y retourne aussi. Je suis marqué par l’influence américaine qui se pose sur Gaston Berger, particulièrement les pages où il dit qu’il faudrait travailler davantage la stratégie en s’inspirant par exemple d’un Kurt Lewin, psychologue du changement . Le modèle de transition de Kurt Lewin c’est un modèle qui ressemble beaucoup à un modèle présent dans la prospective australienne chez Richard Slaughter le T-cycle (transformation cycle), une connexion entre la prospective et le management[6]. Je ne suis pas le seul à le faire à l’époque, Régine Monti, Nathalie Bassaler ou d’autres essaient de faire cette reconnexion.

On est toujours dans cette période où l’on tente de faire non plus une prospective du regard – je le dis de façon un peu provocatrice : « Regarder l’avenir », mais de la transformation. Une prospective qui intègre la stratégie. On parle toujours de prospective stratégique mais qui l’intègre vraiment cette stratégie ? qui va jusqu’au bout du processus y compris son évaluation ? qui parle des actions concrètes à mettre en place et des moyens financiers à engager pour réaliser les axes stratégiques, afin de répondre aux enjeux et d’atteindre la vision ? Les élus n’aiment pas qu’on leur parle d’argent mais si on veut garder ceux qui se sont impliqués dans l’exercice, il est nécessaire d’en parler. On ne va pas réussir à le faire au niveau régional, parce que la Région wallonne ne veut pas : elle crée d’autres outils qui lui sont plus proches, sur le modèle de Tony Blair. Nous réussirons à le faire au niveau territorial avec la province du Luxembourg (Luxembourg 2010), la métropole de Charleroi (Charleroi 2020), la Wallonie picarde 2025 (entre Lille et Bruxelles), le « Cœur du Hainaut 2025 » entre Valenciennes, Bruxelles et Tournai, Mons, La Louvière. Nous irons très loin dans ces exercices de prospective.

Tout cela est fait en se nourrissant d’idées venues de partout, mais reste très lié au terrain, très empirique. Je suis fasciné par ce que j’ai découvert voici juste un an : la thèse de Chloé Vidal[7]. Je n’ose pas en parler parce qu’elle est présente ce soir, mais cette thèse démontre cette idée de la pensée de Berger tournée vers l’action stratégique, au-delà du simple discours comme nous l’avons trop longtemps pratiqué en prospective. Donc une prospective d’impact, une prospective du changement. Cela fait très peur car on peut dire : « Regardons les territoires où nous avons travaillé et voyons si les indicateurs les ont fait évoluer. » Il faut être modeste, c’est la première vertu du prospectiviste, qui sait bien qu’il n’est pas le seul acteur sur le territoire mais il existe des moyens de réaliser ce travail, avec une prospective beaucoup plus volontariste et c’est cette dernière que nous allons essayer de mener. Je vais donc passer à la troisième partie : « Quels sont nos travaux en cours ? Qu’est-ce qui est important ? » Ce sur quoi nous travaillons en ce moment.

  1. Quels sont nos travaux en cours : what’s hot?

J’ai pris sept de ces travaux en cours qui me paraissent être des chantiers importants.

3.1. Prospective industrielle et développement durable : le Nouveau Paradigme industriel

Le premier chantier, c’est celui de la prospective industrielle et de son lien avec le développement durable, ce qu’on appelle le nouveau paradigme industriel, c’est-à-dire essayer de construire une pensée véritable de prospective qui nous écarte de toutes les modes. On a toujours essayé de faire ça, même si parfois on a beau être allergique aux modes, certaines sont davantage que des modes. Nous essayons de répondre à cette question essentielle : « Y a-t-il vraiment une quatrième révolution industrielle ? » comme le dit Jeremy Rifkin dans le Nord-Pas-de-Calais ou la Région Wallonie, « Qu’est-ce qu’il en est ? C’est quoi un changement ? » Cela nous renvoie aux travaux de Bertrand Gille, aux systèmes techniques, à Jacques Ellul, une série d’auteurs qui peuvent nous éclairer, comme Thierry Gaudin. Ce travail est concret parce qu’il se décline sur un territoire : on travaille sur l’économie circulaire dans le cœur du Hainaut, sur les problématiques du numérique dans l’arrondissement de Philippeville, le Hainaut, à Liège et dans le Luxembourg où on accompagne des exercices de prospective. Nous cherchons le meilleur niveau pour réaliser des transformations : est-ce au niveau régional que l’on peut faire de l’économie circulaire, ou faut-il être suffisamment proche des entreprises pour avoir leur confiance et agir au niveau territorial ? » Ce sont de vraies questions auxquelles on n’a pas de réponse toutes faites mais sur lesquelles on travaille sur le terrain.

3.2. Le Collège régional de Prospective de Wallonie

Deuxième chantier, ouvert en 2004, au moment où l’on a eu des difficultés à faire passer des idées au niveau régional, où le Ministre-président de l’époque nous disait : « Ce n’est pas à vous de faire de la prospective, d’ailleurs je ne veux plus que vous en fassiez ! ». Comme il créait un organisme, il voulait lui réserver le monopole de la prospective ; mais nous sommes une association de type « Loi de 1901″, nous avons un Conseil d’administration et même le ministre-président le plus aimable n’a pas à nous dire ce qu’on doit faire. On a donc créé, sur le modèle qui existait en Poitou-Charentes à l’époque de Jean-Pierre Raffarin, un Collège régional de prospective avec trente personnes : dix venues du monde de l’entreprise, dix de la fonction publique et des universités et dix du monde associatif. Comme il fallait qu’on soit solide, face au gouvernement qui ne voulait pas que nous créions le Collège régional de Wallonie, nous avons cherché un bouclier. Un commissaire européen remarquable sortait de charge, Philippe Busquin, qui avait fait de la prospective en tant que commissaire à la recherche et était administrateur de l’Institut Destrée. Il a accepté la présidence et a joué ce rôle de bouclier, de médiateur et d’impulsion intellectuelle. Sans subventions, avec nos moyens propres, on a développé une prospective de l’action qui se poursuit aujourd’hui, dix ans après. Il ne s’agissait pas de dire : « On va interpeller le gouvernement sur un certain nombre de points », mais « on va faire nous-mêmes ».

Il y a dans le Collège des professeurs d’université, des banquiers, des consultants, des chercheurs, des fonctionnaires… Comment produire des éléments de changement en travaillant nous-mêmes la société ? On est parti sur une prospective des valeurs et des comportements, qui a débouché sur un exercice intitulé Wallonie 2030, et on vient de faire tout un travail, qui est toujours en cours, sur treize trajectoires de la Wallonie à partir de la méthode des bifurcations [8].

3.3. La Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne

Troisième chantier : la plateforme d’intelligence territoriale wallonne. Voici juste dix ans, des exercices de prospective avaient été lancés dans différents territoires de Wallonie, l’Institut Destrée s’est dit : « Ils sont à des niveaux différents, ils ont des problèmes qui peuvent être semblables, il existe un risque qu’ils tirent tous dans un sens différent, ce qui n’est pas bon pour la région, donc essayons un partenariat avec l’administration régionale – je vous ai dit que je crois à l’efficacité de ce type de partenariat. Nous avons lancé une plateforme sur le modèle de ce qui avait été fait au niveau européen, la Mutual learning Platform, dont j’avais piloté la partie prospective. Cette plateforme wallonne d’apprentissage collectif à la prospective et à l’intelligence territoriale, réunit tous les acteurs de la prospective territoriale, plus des experts universitaires, et en travaillant. En dix ans, on a organisé quarante séminaires (quatre par an). Pour le moment, nous travaillons sur le futur schéma de développement territorial — le SRADDET comme on dira bientôt en France pour le niveau régional [9].

3.4. La prospective de la transmission des entreprises wallonnes

Quatrième chantier, tout aussi important : la transmission d’entreprise. C’est un chantier sur lequel on a fait des scénarios pour la région, un travail comparatif avec ce qui se faisait au niveau européen. Les scénarios ont été construits sur des études de cas un peu typiques et nous étudions actuellement comment ils pourraient évoluer. C’est un travail assez particulier, assez pointu mais qui réunit des acteurs de premier plan, publics, privés et universitaires, du monde de l’entreprise, avec une vocation d’observation et de comparaison internationales.

3.5. Méthodes de la prospective appliquées à l’anticipation du terrorisme et au contre-terrorisme

Cinquième chantier. Nous sommes happés également – et je crois que nous ne devons pas nous en plaindre – par les problèmes du moment. La problématique du terrorisme, de l’anticipation de ce genre d’actions, intéresse aussi nos interlocuteurs. Le 10 novembre 2015, je parlais à la Sûreté de l’État en Belgique de la prospective appliquée en termes d’anticipation, je me suis très vite aperçu que je n’avais pas grand-chose à leur apprendre car ils en connaissaient déjà beaucoup. Ils ne savaient pas quand, ni qui, ni où mais l’essentiel ils le savaient et vous l’avez subi trois jours plus tard. La Sûreté Militaire est intéressée, y compris aux aspects géopolitiques liés à ces questions, l’OTAN également, à laquelle nous avons répondu dans le cadre de nos travaux menés avec le Millennium Project et ses nœuds pertinents. Nous participons à un séminaire pour l’OTAN en juillet prochain à Washington. Et je sors d’un séminaire de plusieurs mois avec mes étudiants à Paris Diderot, où l’on a travaillé cette année la prospective du contre-terrorisme avec trois études de cas : l’Espagne, l’Allemagne et l’Angleterre. Vous comprendrez que je n’aie pas inclus le cas de la France.

3.6. Pôle académique Liège-Luxembourg

Sixième chantier : nous avons répondu à un appel d’offre pour aider à monter la stratégie à 2025 du pôle académique Liège-Luxembourg. Une réforme a été engagée en Wallonie et à Bruxelles, à l’initiative du Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, dans la ligne de Bologne, pour redessiner le paysage universitaire, intégrer aux universités, à un niveau territorial, toutes les « hautes écoles », celles qui forment les bac + 3, ainsi que les centres d’éducation tout au long de la vie et certaines écoles artistiques. Le territoire, c’est Liège-Luxembourg, deux provinces-départements. Nous essayons d’y valoriser des dispositifs d’enseignement supérieur qui soient des acteurs du redéploiement économique et qui gardent leurs missions au niveau européen.

3.7. Millennia2025, Femmes et Innovation

Septième chantier : C’est Millennia 2015, un projet lancé en 2008. Comme historien, lorsque je donne mon cours de Société et des Institutions à l’université de Mons, j’ai l’habitude de dire que l’élément majeur du vingtième siècle : c’est l’émancipation politique et sociale des femmes.

Millennia 2025, créé en partenariat avec le Millennium Project mais auquel se sont agrégés d’autres acteurs est un exercice de prospective à long terme, une forme de pari avec une première conférence qui s’est déroulée à Liège en 2008, à l’Unesco à Paris en 2012 et qui doit aller, nous l’espérons, aux États-Unis en 2020. C’est un travail de réseau mais aussi de terrain : dix mille personnes, acteurs et chercheurs, sont impliquées et font remonter leurs problèmes : les femmes massacrées dans les Grands lacs, les femmes humiliées ou méprisées en Asie, en Amérique latine, et même en Europe, etc. Des comités locaux se sont partout constitués et tout un réseau fonctionne avec la volonté de réaliser une prospective pratique. Il existe des programmes à l’intérieur de ce projet, qui mettent en œuvre les idées qui ont été avancées, les stratégies qui ont été construites, qui vont chercher des financements privés pour fournir des matériels d’auscultation maternelle pour l’Afrique et qui fonctionnent sur un mode « téléphone portable ».

Comme huitième axe, je pourrais évoquer les réflexions que nous menons avec le Parlement de Wallonie sur les problématiques de démocratie délibérative, mais j’en viens à ma conclusion.

  1. Conclusion : Paris, un phare de la prospective européenne ?

Finalement, ce qui est remarquable, c’est cet effort de convergence au niveau européen entre la prospective française et les autres, c’est-à-dire le foresight. On pourrait évoquer les États-Unis mais je pense que le mode de pensée y est différent. Lorsque je parle avec Peter Bishop de la prospective, il nous en apprend beaucoup mais il me dit : « Tu sais Philippe, ton souci de demander l’avis des participants, des acteurs et des citoyens, de les impliquer, de voir quels sont leurs futurs souhaitables, ça ne peut pas marcher chez moi. Si je demande à mes concitoyens du Texas ce qu’ils veulent, ils vont me répondre un cheval et pas autre chose ». C’est évidemment une boutade, donc caricatural, mais cela veut dire que notre type d’approche n’est pas leur préoccupation majeure. La pensée de Crozier dans l’Acteur et le système, qui montre que ceux qu’on n’intègre pas dans la réflexion ne s’impliquent pas dans la mise en œuvre, ou la logique d’appropriation du triangle grec de Michel Godet, ne se retrouvent pas de cette manière chez les Américains pour qui la question du leadership est probablement prioritaire.

En revanche, ce qui a été fait en Allemagne, en Hollande, en Finlande, en Espagne, est très proche de nous et on a investi très fort au Collège européen de prospective pour essayer de rapprocher tout cela et faire en sorte que Paris soit l’un des cœurs de cette prospective européenne. Je constate que ce n’est plus le cas aujourd’hui pour différentes raisons et que, non seulement cette prospective européenne n’est plus qu’une prospective très diluée, mais qu’elle n’a plus beaucoup cours à la Commission européenne non plus. Finalement, la prospective européenne et les réseaux qui ont été mis en place sont surtout pilotés – je ne dis pas cela de façon désagréable – par des acteurs et chercheurs de l’Europe de l’Est qui ont adhéré à une prospective qui n’est pas celle de la pensée de Gaston Berger ; c’est plutôt une stratégie mais qui ne se projette pas vraiment et qui s’est connectée directement à la prospective américaine. On assiste ainsi à la faillite d’un système et de réseaux qu’on avait pourtant voulu pérennes. C’est un regret, mais nous gardons la volonté de nous réinvestir avec ceux qui voudraient le faire. Et, si c’est possible, de reprendre des initiatives avec vous, pour que Paris redevienne un phare de la prospective européenne.

Je vous remercie beaucoup.

 

DÉBAT

Intervenant – Merci beaucoup pour cette présentation tout à fait intéressante. J’ai vraiment eu l’impression que telle que vous la présentez, la prospective c’est mettre en relation des gens, c’est créer des réseaux, aller vers une pensée collective, etc. Je trouve cela passionnant. Est-ce que ça vient spécifiquement de vous qui avez ce tempérament de création ou est-ce la démarche prospective elle-même qui est porteuse de cela ? C’est ma question.

Par ailleurs, j’aimerais revenir sur ce que vous disiez au début, que l’Institut Destrée se fixait pour but de donner de la consistance à l’idée de Wallonie. Après tous ces exercices de prospective, l’idée a-t-elle pris de la consistance ?

Philippe Destatte – Je pense qu’il faut revenir à la pensée trifonctionnelle car elle est le rempart face à l’idée que le délibératif serait plus important que les autres dimensions. Or, même en terme budgétaire, je dis qu’il faut mettre 30 % sur chacun des trois côtés : il faut des diagnostics sérieux autrement on délibère « au café du commerce ». Il faut un travail rigoureux, solide, qui déconstruit aussi. On évoquait les questions statistiques, pourquoi on présente les statistiques d’une manière ou d’une autre, cela c’est un travail de déconstruction du prospectiviste. Ce travail, c’est d’abord l’analyse rigoureuse des données, qui se fait de façon collective parce qu’on ne travaille pas seul : la prospective ne se fait que de façon pluridisciplinaire et en groupe. Sinon, c’est autre chose. Si l’on veut aller jusqu’à la mise en œuvre, il faut impliquer les acteurs et notamment les élus : il faut qu’ils soient là régulièrement et qu’après chaque phase de la prospective il y ait un rendu vers eux, sinon on débarque avec des « trucs » et ils se demandent d’où ils sortent. Il y a un côté « camp scout »  dans un exercice de prospective, c’est-à-dire que les gens qui ont été impliqués reviennent, vivent quelque chose et les autres les regardent et disent en rentrant chez eux : « C’était terrible ». Les parents, eux, sont plutôt sereins parce qu’ils n’ont pas vécu cela. Je pense que cette distance-là doit vraiment être travaillée.

Votre deuxième question sur la consistance est vraiment une très bonne question. Je pense que la prospective wallonne peut exister. La formule est de Jacques Lesourne, initialement, moi je n’aurais jamais osé l’utiliser. En 2000, le fondateur de la Chaire de Prospective industrielle du CNAM m’a dédicacé « Un homme de notre siècle » en m’encourageant pour, je cite, mes « efforts de développement de la prospective wallonne » Nous avons mené un travail d’acculturation à la prospective très important en Wallonie. Pourquoi ? Parce qu’une série des personnes dont je vous ai parlé – ce ne sont pas les plus jeunes évidemment – qui ont été impliquées d’exercice en exercice, travaillent dans le Collège de prospective depuis dix ans, dans la plateforme d’intelligence territoriale depuis dix ans (ce ne sont pas les mêmes). Il y a aussi plein de jeunes qui les rejoignent. Tous ces acteurs et chercheurs sont acculturés à la prospective et ils vont très vite lorsqu’on travaille avec eux. Il existe une réelle culture de la prospective en Wallonie.

Maintenant, on observe un problème que je dénonçais en ouverture du colloque de Deauville, le 11 juin 2009. Je commence le colloque en racontant une histoire vraie : les élections régionales en Wallonie. Je raconte que tout le monde croyait qu’un parti bien structuré, avec un programme, un bon leader… allait faire basculer la majorité en Wallonie. Ce leader, Didier Reynders, était un fin tacticien, ministre des Affaires étrangères de la Belgique à ce moment-là. Mais un membre de son parti avait dit une phrase que j’ai reprise à ce moment-là : « C’est un excellent politique, un excellent élu, un fin tacticien, il est très intelligent mais il n’anticipe pas ». Et là on a un problème, c’est la capacité d’anticiper des élus. Ils sont pris dans des problèmes quotidiens énormes. Vous allez me dire : tous les élus sont logés à la même enseigne. Oui, mais quelques-uns arrivent à s’en sortir, les autres pas. Actuellement, nous n’en avons pas de la première catégorie, et chaque fois que je vois des ministres arriver, de législature en législature, des gens brillants, je me dis : « Celui-là il va accrocher, anticiper, laisser une pensée prospective se déployer ». Malheureusement, je ne la vois pas se déployer à ce niveau.

Par contre, là où je la vois (y compris avec les mêmes hommes, c’est ça qui est troublant), c’est au niveau territorial parce que sur un territoire infrarégional un élu amené à piloter un exercice de prospective, à animer un conseil de développement, a parcouru le chemin qui lui permet d’expliquer, de faire comprendre aux autres et in fine de s’impliquer.

Alors on se dit : « Ce gars-là, Ministre-président, il va faire la même chose. » Et on s’aperçoit qu’au niveau régional il n’y arrive pas parce qu’il est englué dans des logiques politiciennes, institutionnelles qui ne sont pas celles de la prospective. Il ne cherche pas à impliquer les acteurs, il reste dans la concertation, chacun joue son rôle, les syndicats, le Conseil économique et social… et les choses ne bougent pas comme on le souhaiterait.

La prospective ce n’est pas ça, la prospective c’est : « Quelle est la vision de la région à l’horizon de trente ans, je suis Ministre-président, je réunis les trente personnes qui comptent le plus et qui sont les plus représentatives et je passe deux jours avec elles ». On a fait ça avec le Conseil régional de Basse Normandie en incluant des gens de Haute Normandie et ça a marché, la vision est représentative. Ils ont peut-être eu peur de la développer mais ils y sont parvenus, et elle est là, réalisée.

Intervenant – Jacques de Courson

J’ai eu l’immense plaisir d’être convié par Philippe à Namur pour débattre de « prospective et politique », je croise cela avec le travail fait avec Bishop au Collège européen de prospective à Deauville et je tire deux conclusions et une interrogation.

La première conclusion c’est que la prospective politique au sens large est extraordinairement « casse-gueule » à la fois pour nous et pour les hommes politiques avec lesquels on travaille parce que ça se termine parfois très mal. Nos amis brésiliens appellent ça un fracasso[10]. J’ai travaillé pendant plus de dix ans avec l’un des rares Premiers ministres français passionné de prospective, Jean-Pierre Raffarin… et au bout de trois mandats c’est Ségolène Royal qui lui a « piqué » la région Poitou-Charentes. Donc, la prospective n’est pas une assurance tous risques. On est quasiment sûr de se tromper mais il faut avoir non seulement de l’humilité mais aussi de l’intelligence tactique. Mitterrand qui ne faisait pas du tout de prospective disait : « Je n’ai que la stratégie de mes tactiques.» C’était un tacticien redoutable, il est resté quatorze ans président de la République. Il n’avait pas besoin de faire de la prospective car la prospective c’était lui. Cela m’a toujours frappé dans les relations avec les élus et avec les chefs d’entreprise : quand on fait un exercice de prospective, même collectif, même en essayant, comme tu le fais à l’Institut Destrée, d’associer le maximum de partenaires, de groupes de travail, sur la durée, avec de l’argent, avec de l’effort, avec un bon diagnostic… en face c’est le vide. C’est-à-dire, c’est quoi demain ? Je me souviens d’un maire à la sortie d’un dîner de prospective qui avait duré longtemps, il m’a dit : « Demain matin je fais quoi, Monsieur de Courson ? » C’est très bien de dire que la prospective doit permettre de décider mais il faut aussi agir et la prospective ne vous apprend pas à faire, c’est là où ça bute. Je voudrais ton sentiment, Philippe, sur les échecs de la prospective qui est un exercice enivrant, passionnant, merveilleux intellectuellement, culturellement, mais qui se heurte au réel. Est-ce qu’avec de la prospective, on peut transformer le réel ?

Philippe Destatte

C’est la question piège. Je pense qu’on transforme le réel dans certains exercices de prospective. Celui qu’on a commencé sous le titre du Bassin de la Haine – vous connaissez tous le Hainaut : il y a une rivière qui s’appelle la Haine, le bassin de vingt-cinq communes là-bas s’appelait le Bassin de la Haine ; il y a un affluent dont le nom est La Trouille. Donc entre la Haine et la Trouille, vous voyez où on se trouvait. Il s’appelle maintenant le Cœur du Hainaut, il existe une intercommunale de développement que je voyais comme le moteur au moment de l’exercice et qui ne voulait d’abord pas l’être mais qui, ensuite, a saisi cette opportunité et est montée en puissance au moment de l’exercice de prospective. Avec cette intercommunale, agence de développement, on a monté une stratégie et on est arrivé en se disant : « C’est une région qui a été sinistrée, qui est sous Fonds structurel européen, mais on n’aura plus d’argent de l’Europe. » C’est ce qui était anticipé. Puis, l’Europe a créé les « régions en transition », et le Cœur du Hainaut a reçu 200 millions d’euros. Cet argent est arrivé au moment où on avait terminé le plan stratégique. On ne lui pas donné cette somme, la région a eu en fait 1,7 milliard d’euros. Toutes les sous-régions étaient éligibles mais ce territoire du Cœur du Hainaut est arrivée avec un travail qui lui avait pris quatre ans, avec un changement de son territoire, une articulation des acteurs, une dynamique et une volonté commune, les élus n’y croyaient pas trop au début mais lorsqu’ils ont vu que la sauce prenait – vous avez connu cela dans des exercices chez toi aussi – ils se sont embarqués dans le navire. Aujourd’hui, ils ont non seulement un plan stratégique mais ils ont les moyens de le mettre en œuvre et ça c’est une prospective qui marche au niveau territorial.

Intervenant – Marc Mousli

Tu as parlé tout à l’heure du Pays basque et moi je trouve que l’exercice Pays basque 2010, que vous pouvez trouver sur le net (les cahiers du LIPSOR sont en ligne), est remarquable dans ce domaine. Lorsque tu dis qu’à la fin de l’exercice de prospective, François Bourse, qui a fait un grand travail de prospective là-bas, a laissé la place à l’équipe d’Acadie qui, avec Daniel Behar, ne sont pas des prospectivistes-nés bien sûr… il a certes passé le relais, mais il y avait eu du boulot de fait. Les Basques avaient créé un conseil de développement, une nouveauté à l’époque. Et leur idée de génie, c’est le conseil des élus, qui rassemblait tous les élus du Pays basque quelles que soient leur couleur et la durée de leur mandat… ils ont fait valider par ces élus une série de décisions, après des exercices très locaux qui duraient six mois, sur des sujets concrets.

Pays basque 2010 a tellement marqué le Pays basque qu’ils ont réalisé par la suite Pays basque 2020. Je crois qu’ils ont très bien réussi le passage de la prospective à l’action.

Intervenant (Thierry Gaudin)

Merci de nous avoir rappelé ces succès. Je voudrais en ajouter un : l’Europrospective, puisque tu as été partie prenante avec Riccardo Petrella à une époque où il y avait une grosse activité de prospective à la Commission.

Tu as une formation d’historien, en quoi cette dernière t’a-t-elle aidé à la prospective ?

Philippe Destatte

Sur cette prospective européenne, beaucoup de choses ont été dites. Tu rappelais Riccardo Petrella, le programme FAST[11] auquel Michel Godet a également participé. Ce sont des choses qui restent. Riccardo est intervenu dans La Wallonie au futur en 1987 puis a participé assez longtemps à notre comité scientifique. En étant assez assidu en particulier au début des années 2000.

Sur ma formation d’historien, évidemment que cela aide. J’évoquais Jean Chesneaux, la problématique des temporalités qui est essentielle. La prospective m’a aussi ouvert les yeux, en tant qu’historien, sur le fait – comme dirait Edgar Morin — qu’il n’y a pas un passé mais des passés que l’on reconstruit constamment. Cela nous familiarise avec les futurs. Je ne trace donc plus une ligne du temps linéaire, je l’ouvre en éventail d’un côté et de l’autre, avec un moment du présent très fin. Ma formation m’a aidé le plus sur la critique des sources parce que là aussi, dans le monde de la prospective, nous ne sommes pas toujours très bons. Passer les données à la critique des sources, s’interroger « ça vient d’où ? quel est le type d’information ? », sortir des lieux communs… J’évoquais la question du terrorisme tout à l’heure, on dit tout et n’importe quoi sur ce sujet. Il y a un tel matraquage qu’on en vient à être presque persuadé de réalités qui n’en sont pas. Je pense que c’est surtout sur cet aspect-là que le métier d’historien peut aider. A nouveau, c’est Jacques Lesourne qui m’a encouragé à me professionnaliser dans le champ de la prospective en m’indiquant, à la fin des années 1990, que la prospective avait besoin d’historiens.

Intervenant Marc Mousli

Je voudrais vous signaler un livre sorti il y a quelques mois, un ouvrage d’histoire contrefactuelle, une approche voisine de ce que disait Philippe tout à l’heure et en particulier du livre de Lesourne sur ces futurs qui n’ont pas eu lieu. Il s’agit de Pour une histoire des possibles par Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou (éditions Seuil, février 2016). Ils ont fait un gros travail d’historiens – ils ne sont pas prospectivistes – sur ces What if ?

Intervenante – Régine Monti

Une question sur les points de bifurcations. Vous avez six ou sept ans de recul sur cette méthode… quelle est votre prochaine étape : qu’avez-vous envie d’améliorer ou de changer dans votre approche ?

Philippe Destatte

J’aimerais l’utiliser en entreprise. On l’a utilisée avec des chambres de commerce et d’industrie, avec des entrepreneurs dans des clubs d’investisseurs, à plusieurs reprises, chez Investsud à Marche, mais travailler dans une entreprise en tant que telle, on ne l’a pas encore fait. J’espère avoir l’occasion de le faire.

C’est aussi un apprentissage dans la critique de la prospective que j’évoquais tout à l’heure. Généralement, on travaille sur les territoires mais il nous arrive de travailler avec des organisations, on a fait une prospective avec la CSC (Confédération des Syndicats Chrétiens) : on les a aidés en 2007-2008 à définir une nouvelle stratégie à l’horizon 2020. Nous avons organisé des exercices résidentiels avec des centaines de syndicalistes pour parler des questions de l’emploi, de transformation industrielle… C’est un travail difficile mais un vrai travail avec des participants : il n’y a pas besoin de les pousser pour qu’ils donnent leur avis.

Intervenante – Régine Monti

C’est amusant : Marc et moi avons animé en 2006-2007, une démarche de prospective avec la CFDT branche Banques et institutions financières, très participative, et nous venons de refaire la même démarche, avec la même branche CFDT (devenue Banques-Assurances), de façon encore plus participative puisqu’on a une très forte participation. Un travail utile et réussi, qui débouche sur des modèles en rupture et avec une très forte adhésion de la base. Une bonne chose à un moment où d’autres syndicats donnent l’impression d’être des dinosaures.

Philippe Destatte

Pour compléter la réponse sur ce qu’on espère, nous voudrions nous poser sur les méthodes et écrire beaucoup plus. On est pris dans un tourbillon : on donne son cours, on va sur le territoire, on essaie de nourrir l’un de l’autre mais on connaît tous une crise depuis 2008-2009 qui nous a contraint à réduire les équipes. Ce qui nous manque, c’est un relais de recherche. C’est ce qu’on a voulu trouver en engageant Chloé Vidal comme directrice de recherche à l’Institut Destrée. Elle travaille dans son réseau à Paris, à Lyon et ailleurs, forte de son expérience sur le territoire de Rhône-Alpes, à l’ARF et au Commissariat général à l’égalité des territoires, de son background de géographe et de philosophe, et de sa thèse, et elle nous aide à réfléchir et à avancer. Cela devrait nous aider beaucoup.

Intervenant                                                                                                     

J’ai une question technique sur la méthode des bifurcations appliquée en entreprise. Si je veux une vue rétrospective, je vais devoir discuter avec des anciens ayant dix, quinze ou trente ans de carrière et là on est dans un modèle de représentation différent, avec des questions du genre : « Pourquoi moi j’ai échoué ou pourquoi a-t-on pris telle ou telle décision à tel moment ? » Est-ce que cela ne constitue pas une limite de l’exercice, en termes de représentation.

Philippe Destatte

C’est une difficulté qu’on peut rencontrer mais n’oubliez-pas qu’on travaille toujours avec une approche systémique donc ce qui nous intéresse c’est le territoire dans son système, donc l’entreprise ce n’est pas uniquement l’entreprise, c’est ce qui s’est passé avant dans la filière, dans le monde. Pourquoi d’autres entreprises semblables ont essayé de se lancer mais n’y sont pas parvenues, pourquoi d’autres qui dominaient leur marché ont fait faillite ou sont parties s’installer ailleurs ? Il y a toujours une histoire, il n’y a rien qui naît de rien et je travaillerais plutôt sur cet aspect-là.

Les chefs d’entreprise sont comme les syndicalistes : il n’est pas facile de les faire démarrer. Lorsqu’on a travaillé sur la prospective des politiques d’entreprise pour le ministre de l’Économie, il nous a dit : « Vous allez travailler avec l’Union wallonne des entreprises » (donc le MEDEF) Nous lui avons répondu « ils sont les bienvenus mais ils ne sont pas les entreprises : c’est un syndicat – ils n’aiment pas qu’on leur dise cela – et nous voulons travailler avec les gens des entreprises, ceux qui ont les pieds dans la boue comme dit Michel Godet, et les mains dans le cambouis. Alors ces chefs d’entreprise sont venus mais pour certains d’entre eux le moteur de la voiture tournait toujours dehors, ils étaient hyper pressés, ils disaient : « J’arrive à 8 heures mais à 9 heures je suis parti… » Puis, finalement, à midi ils étaient toujours là en train de boire le verre de vin avec nous, de manger le sandwich parce qu’ils découvraient la plus-value pour eux : comprendre le monde dans lequel ils se trouvent. Ils ne le comprennent pas, ils connaissent leur secteur, leur domaine mais si vous leur parlez des politiques publiques par exemple, ils sont perdus. Chez nous ils venaient au niveau régional dire : « Il faut baisser la fiscalité ». A l’époque il n’y avait pas de fiscalité régionale pour les entreprises. Donc, on était surpris, on se disait : « Ils n’ont même pas compris que c’est fédéral ». Mais petit à petit, ils finissaient par comprendre des concepts sur lesquels on travaillait, ils étaient curieux, il fallait leur expliquer mais cette explication était le moteur de leur implication. De notre côté, nous avons énormément appris à leur contact.

Intervenante

Je travaille dans l’entreprise, donc, je rebondis sur le lien entre prospective et stratégie. Si je prends mon exemple – une grande entreprise dans le secteur des services au niveau mondial — la stratégie c’est du très court terme, pour dégager du bénéfice pour les actionnaires. Et sur des thématiques qui sont au cœur de la création de nouveaux schémas de valeur et de l’innovation sociale comme l’économie circulaire, l’éco-design, les symbioses industrielles, la résilience climatique, l’entreprise n’a pas encore innové. Ma question est la suivante : comment faire prendre conscience qu’on peut allier une stratégie à court terme pour les actionnaires et un travail de prospective sur des thématiques qui demandent une vision à long terme, notamment sur la résilience climatique ?

Philippe Destatte

Je n’ai pas toutes les réponses mais je pense qu’il est essentiel, pour une prospective de transformation, opérationnelle, d’aller très vite sur des actions immédiates. Parfois ça prend des mois pour réfléchir, mais il ne faut pas se dire : « On commencera à travailler après des mois ». On peut produire des actions qu’il faut engager tout de suite, en expliquant que la prospective c’est se donner des marges pour du long terme afin de faire des transformations profondes mais si on attend trop longtemps, on ne pourra pas faire de transformation. C’est pourquoi, il faut se mettre à l’action dès le lundi matin.

Bien souvent, on ne peut pas poser les problèmes avec des acteurs dans le quotidien, et quand on décide de faire un exercice de prospective, on va donner des coups d’épaule dans son agenda pour se trouver des plages qui permettent de réfléchir avec les clients, avec les fournisseurs, avec les pouvoirs publics, pour essayer de trouver des solutions. Je pense que là on s’aperçoit vite de la force de la prospective qui permet d’aborder des questions comme l’économie circulaire ou les analyses de métabolisme… Il y a des mesures à prendre immédiatement et il existe des choses qui demanderont cinq ou dix ans. Faire ce travail, faire le tri entre les investissements à réaliser très rapidement ou les choix à faire très vite mais qui auront un impact dans dix ans, pour moi cela relève de la même urgence, même si l’on sait très bien que les temps vont être différents pour la mise en œuvre.

Intervenant

Concernant les entreprises, tu vas avoir des problèmes de sources car peu d’entre elles tiennent à jour leur histoire et en général il y a plusieurs manières de la raconter selon l’interlocuteur. Ta discipline d’historien va être mise à rude épreuve si tu commences à t’intéresser aux entreprises.

J’ai une autre question. Que penses-tu du rôle des films ou des vidéos dans la prospective. J’ai repéré, à plusieurs reprises des films qui avaient anticipé des changements importants tels que l’ouverture des pays de l’Est ou des choses comme ça. Aujourd’hui, le film de prospective qui s’appelle Demain a un succès extraordinaire, plus d’un million d’entrées. Est-ce que la prospective n’est pas en train de se transformer profondément avec d’autres modes de diffusion ? Le film Demain ce n’est pas seulement la France : c’est une enquête mondiale. Je pense aussi à Bajrangi Bhaijaan, une grande histoire de réconciliation entre l’Inde et le Pakistan. C’est un film qui anticipe quelque chose qui est en germe dans ces pays. Est-ce que la prospective, qui était une affaire de consultants et de chercheurs n’est pas en train de se transformer profondément ?

Philippe Destatte

Sur la question de l’histoire et des sources, dans la méthode des bifurcations, ce n’est pas un problème : ça n’a pas d’importance que les gens aient une représentation du passé qui ne correspond pas à l’analyse qui pourrait être la nôtre, qui pourrait même être ou non la réalité. S’ils analysent des bifurcations et que sur ces dernières ils disent : « Voilà comment nous voyons les choses », il faut les laisser faire : la rectification n’aurait pas nécessairement du sens. Je donne un exemple : les chefs d’entreprise avec lesquels on travaille en Wallonie disent : « Avant le ministre-président Elio Di Rupo, l’entreprise n’était pas une question pertinente au sein du parti socialiste. » C’est complètement faux ! Il y a eu toute une série de ministres socialistes qui étaient très tournés vers l’entreprise dans les années 1980 mais à quoi ça sert de leur dire que c’est faux ? Ils sont, à ce moment-là, dans une logique qui les aide à réfléchir, donc on ne va pas contrôler ce qu’ils disent. On leur demande : « A quel moment y a-t-il pour vous, dans votre ressenti, une bifurcation ? » Ils répondent : « C’est à ce moment-là ». Alors on travaille sur cette bifurcation-là.

De la même façon, il y a des moments qui sont pour nous historiques, fondamentaux, que l’on identifie comme des bifurcations, c’est-à-dire des kairos, le moment favorable où des choses auraient pu être faites et où rien n’a été fait. C’est le cas de la communautarisation de l’enseignement, c’est-à-dire le transfert des compétences vers ce que nous appelons les Communautés flamande, francophone, germanophone. Chez nous, l’enseignement était national jusqu’en 1989, il est communautarisé cette année-là. Pour les ministres wallons, c’est une chance énorme de réformer le système puisqu’il change de registre institutionnel. Or, ils continuent exactement ce qu’ils faisaient avant dans un système qui n’était pas performant. Donc, ils ratent une occasion de bifurcation. Ce qui est intéressant c’est quand les enseignants vous disent :

« 1989, c’était une bifurcation
– Oui qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Rien.
– Qu’est-ce qui aurait pu se passer ?
– On aurait pu faire ça… »

Alors, vous le notez et vous le reportez dans la prospective et vous dites : « Pourquoi ne fait-on pas cela aujourd’hui, est-ce que ça a été fait depuis ou pas ? » Vous voyez que cela a été plus facile de réfléchir de façon rétroprospective que de façon prospective. Mais si à ce moment-là on disait : « Attendez, on va réfléchir, vous vous trompez, on ouvre un débat » ça n’aurait pas de sens. Cela a plus de sens sur le diagnostic par exemple.

Quant aux films, ce sont des médias comme les autres qui peuvent être performants, percutants et qui nous aident à prendre conscience. Il y a toujours eu des films qui nous ont envoyé des signaux. Encore tout à l’heure, une étudiante parlait de contre-terrorisme en Grande-Bretagne et disait : « On n’a jamais imaginé qu’il puisse y avoir des gens qui se fassent sauter comme ça dans des cafés, en Angleterre avant les années 2000. » Sauf que moi j’ai vu des films dans les années 1980-90 où l’on voit des Pakistanais se faire exploser à Londres. C’est le cas par exemple du film Ultime Décision (Executive Decision) de Stuart Baird, sorti en 1996 et tourné avec Steven Seagal, Kurt Russell et Halle Berry. Lorsqu’on dit qu’on n’avait jamais imaginé qu’il puisse y avoir des réseaux terroristes en Belgique, on se trompe aussi. Lors de la coupe du monde précédente, il y avait des Afghans qui préparaient des attentats, ils étaient déjà là, ils étaient à Bruxelles et on les a arrêtés. Cette fois-ci ils n’ont pas été arrêtés à temps…

Intervenant – Jean-François Tchernia

Je voudrais revenir sur votre deuxième chantier. Vous avez expliqué que c’était une prospective des valeurs et des comportements. Comme c’est un domaine dans lequel je suis très investi, ça m’intéresse d’en savoir un peu plus. On dit parfois que ces histoires de valeurs et de comportements c’est une sorte de « ventre mou », ce que je ne crois pas du tout, mais comment travaillez-vous là-dessus ?

Philippe Destatte 

Avec le Collège régional de prospective, on a travaillé, vers 2005-2006 sur un diagnostic en analysant les comportements en Wallonie à partir d’exemples concrets pour essayer de dresser une carte des comportements wallons. On a donc essayé d’identifier des comportements souhaitables et inadéquats, de faire deux cartes assez complexes, pour arriver à une analyse fondée sur l’expérience. On a formé un groupe de travail avec des gens qui ont dit : « Voilà, il s’est passé ceci, cela ». Cela peut être le fait que sur les autoroutes on a l’habitude de rouler à 130 alors qu’on devrait rouler à 120, ça peut être des problèmes éthiques avec certains élus, etc.

J’ai ici les cinq comportements souhaitables types. C’est le résultat de la coopération entre acteurs différents, la prise de conscience de l’intérêt d’un avenir commun. Nous avons fait ressortir l’absence de vision et d’adhésion à l’éthique et aux lois de la société. En Belgique comme en France, les hommes politiques s’autorisent des dérogations de cumul majeures et on a des ministres qui sont en même temps président de région ou maire de grandes villes.

J’ai commencé par vous parler des « piliers », cela reste un problème majeur, lorsqu’on essaye de créer un pôle académique sur le Hainaut, à l’université de Mons. Il reste une petite université, la faculté universitaire catholique de Mons, qui dépend de Louvain, et où l’on propose les mêmes cursus, les mêmes formations que l’université qui est à côté. C’est classique et ils essayent d’attirer les étudiants vers Louvain après.

Si vous recensez les comportements inadéquats, celui-là c’est le partage du gâteau : chacun essaie d’avoir une part. Sur cette base, on a essayé — y compris en s’inspirant des travaux que vous avez faits [12], de ceux qui ont été publiés dans Futuribles, etc. — de faire un travail de modélisation plus important, de voir ce que ça représentait, ce qu’on pouvait en tirer… C’est un travail qui a duré deux ans.

Intervenant – Marc Mousli

Merci beaucoup à Philippe Destatte, je suis très content qu’il soit venu et je pense que c’est un des débats les plus riches de la saison. Merci beaucoup Philippe et ce que je te souhaite (et que je nous souhaite, en tant que lecteurs) c’est qu’au-delà du blog que tu tiens, tu réussisses à transmettre toute cette expérience qui est d’une richesse unique. Merci.

Notes

[1] La Wallonie est dirigée par un exécutif, le Gouvernement wallon, composé de huit ministres, qui désignent parmi eux un Ministre-président. Les ministres sont élus par un parlement de 75 membres eux-mêmes élus au suffrage universel direct. La prospective fait explicitement partie des attributions du Ministre-président.

[2][2] Allusion à la démarche de prospective territoriale Limousin 2007. Animée par Bernard Bobe, avec l’appui méthodologique de Fabienne Goux-Baudiment, cette démarche lancée par Robert Savy, président de la Région Limousin en 1987 est, avec Pays basque 2010, l’un des travaux fondateurs de la prospective territoriale. Elle a connu deux suites : Limousin 2017 et Limousin 2027.

[3] Ces avenirs qui n’ont pas eu lieu, par Jacques Lesourne, éd. Odile Jacob, 2003.

[4] Habiter le temps, Passé, présent, futur, esquisse d’un dialogue politique, par Jean Chesneaux, éd. Bayard jeunesse, 1996

[5] La trifonctionnalité de la pensée, telle que l’entend Thierry Gaudin, c’est la nécessité de consacrer des temps différents et successifs à la réflexion, donc à la prospective : le temps de l’analyse, le temps de la délibération, le temps de la conceptualisation, en alternant ces fonctions dans une logique de préparation à l’action. (Cf. Ph. Destatte, S’inscrire dans un renouveau de la prospective européenne et favoriser une meilleure adéquation de ses méthodes, in Management & avenir, 2008/5 n°19).

[6] Richard Slaughter a montré que le cycle de transformation passe par une phase de conflit que la stratégie de l’ensemble de l’organisation doit être capable de surmonter, tantôt par une diplomatie opiniâtre, tantôt par une rude bataille (Ph Destatte, S’inscrire dans un renouveau de la prospective européenne et favoriser une meilleure adéquation de ses méthodes, in Management & avenir, 2008/5 n°19.

[7] La prospective territoriale dans tous ses états. Rationalités, savoirs et pratiques de la prospective (1957 – 2014), thèse soutenue le 5 juin 2015 à l’École normale supérieure, à Lyon.

[8] Voir Philippe DESTATTE, Les trajectoires prospectives de la Wallonie (2016-2036), dans Viginie de MORIAME et Giuseppe PAGANO, Où va la Wallonie ? Actes du cycle de conférences UO-UMONS, p. 65-87, Charleroi, Université ouverte, 2016. – Blog PhD2050, Charleroi, 25 février 2016, https://phd2050.wordpress.com/2016/02/28/trajectoires-prospectives-de-la-wallonie-2016-2036/

[9] Dans les régions françaises : SRADDET, Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires

[10] Fracasso (portugais) : échec.

[11] FAST : Forecasting and Assessment in Science and Technology.

[12] L’intervenant est Jean-François Tchernia, sociologue, auteur de « La France et ses valeurs » et invité du Café de la prospective le 5 décembre 2012.

Apprendre autrement : l’école 42

Apprendre autrement : l’école 42

Former autrement à des métiers émergents

Parmi les établissements qui se sont attaqués au défi d’une «formation à des métiers qui n’existent pas», le plus original est sans doute « 42 », l’école créée par Xavier Niel et Nicolas Sadirac avec l’ambition de former (gratuitement) mille développeurs informatiques par an, soit 20% des besoins de la France.

C’est une école ouverte, accueillant après une sélection sévère tous ceux qui prouvent qu’ils sont très motivés par l’informatique, passionnés par la programmation et prêts à beaucoup travailler.

Le candidat arrive aux épreuves de sélection avec sa motivation et sa volonté de réussir, et il doit faire la preuve de ses capacités de calcul, de déduction, de raisonnement logique, mais personne ne lui demande s’il a un quelconque diplôme : il n’y a aucun « prérequis », et d’ailleurs quel pourrait-il être ? Les créateurs de l’école sont convaincus que «  les qualités pour réussir dans le monde du numérique n’ont aucun rapport avec celles validées par le système scolaire traditionnel »[1].

Il n’y a pas de cours magistraux au « 42 ». On ne cherche pas à accumuler des connaissances, puisque tout est disponible sur le web. Il faut en revanche acquérir la capacité de trouver rapidement la bonne information quand on en a besoin.

La formation se fait entièrement en réalisant des projets de taille et de difficulté variables qui obligent à faire preuve d’initiative, d’ingéniosité et de créativité pour atteindre ses objectifs. Selon le principe de la « classe inversée », l’élève étudie les supports, qui sont en ligne, avant de s’attaquer à l’un des projets qui lui ont été attribués. L’école est ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, et dans ses trois étages d’open space 750 ordinateurs sont alignés. On peut y travailler seul, mais la plupart du temps les élèves se retrouvent en petits groupes. La pédagogie est basée sur la collaboration, le peer-to-peer : chacun apprend en échangeant avec les autres, en profitant de la diversité des expériences et des connaissances. Et in fine l’évaluation du travail est faite par les pairs ; l’encadrement (quinze enseignants pour 1 700 élèves) fournit seulement des grilles pour faciliter la notation.

Le but : former des professionnels autonomes et « agiles »

Le but est qu’au bout de trois ans tous les étudiants soient devenus d’excellents développeurs, parfaitement à l’aise avec le codage, mais surtout des professionnels capables de se sortir de toutes les situations, même les plus délicates. L’accent est mis sur l’autonomie, le « do-it-yourself » (système D, en français), la faculté d’adaptation, la rapidité, l’agilité, le fonctionnement en équipe et en réseau. Trois années de ce régime permettent de faire le pari que le jour ou l’ancien de « 42 » devra pratiquer un métier qui n’existait pas à l’époque de son apprentissage, il saura construire les process et imaginer les outils nécessaires, en s’appuyant sur ses pairs, dans les communautés de pratiques dont il fait partie. Ce n’est encore qu’un pari, puisque l’école n’a que deux ans de fonctionnement. On verra les résultats dans quelques années…

[1] Nicolas Sadirac, co-fondateur de « 42 ».

De l’Hérault au Cher, en 15 ans, des évolutions très contrastées de l’emploi

De l’Hérault au Cher, en 15 ans, des évolutions très contrastées de l’emploi

Sur la longue durée (15 ans, de 1989 à 2014) l’emploi a évolué de façon très différente en France.
Entre la meilleure progression : 1,5 % en moyenne annuelle, dans l’Hérault, et la diminution la plus forte :  2,2 % par an, dans le Cher, les écarts sont considérables.

Emploi salarié et non-salarié au 31 décembre 2014 et évolution annuelle
1989 – 2014
Emploi au 31 décembre 2014 (milliers) Evolution annuelle (%)
emploi total emploi total
Hérault 423,9 1,5
Lot 65,0 1,3
Corse-du-Sud 62,8 1,2
Ille-et-Vilaine 464,7 1,2
Haute-Corse 60,5 1,0
Bouches-du-Rhône 865,4 0,9
Var 378,8 0,9
Seine-Saint-Denis 606,5 0,9
Aude 125,3 0,8
Loire-Atlantique 599,7 0,8
Paris 1 927,0 0,8
Tarn-et-Garonne 88,0 0,8
Haute-Garonne 628,5 0,7
Gironde 674,0 0,7
Landes 145,4 0,7
Ain 217,2 0,6
Aveyron 110,0 0,6
Manche 190,6 0,6
Isère 511,1 0,5
Haute-Loire 80,4 0,5
Rhône 922,0 0,5
Savoie 204,0 0,4
Seine-et-Marne 486,6 0,4
Ardèche 106,2 0,3
Drôme 211,5 0,3
Marne 243,3 0,3
Puy-de-Dôme 274,2 0,3
Haute-Savoie 307,5 0,3
Val-de-Marne 571,0 0,3
Alpes-de-Haute-Provence 58,1 0,2
Gard 245,1 0,2
Pyrénées-Atlantiques 273,2 0,2
Essonne 476,5 0,2
Ariège 53,2 0,1
Côtes-d’Armor 219,2 0,1
Morbihan 277,3 0,1
Nord 1 029,5 0,1
Pas-de-Calais 488,8 0,1
Tarn 133,7 0,1
Vendée 258,9 0,1
Pyrénées-Orientales 157,0 0,0
Hauts-de-Seine 1 072,6 0,0
Seine-Maritime 509,9 0,0
Aube 115,5 -0,1
Cantal 57,7 -0,1
Dordogne 145,3 -0,1
Eure 195,5 -0,1
Finistère 356,6 -0,1
Maine-et-Loire 324,0 -0,1
Nièvre 76,6 -0,1
Val-d’Oise 415,9 -0,1
Charente-Maritime 229,7 -0,2
Bas-Rhin 485,5 -0,2
Hautes-Alpes 60,0 -0,3
Indre-et-Loire 246,1 -0,3
Lot-et-Garonne 124,3 -0,3
Lozère 31,2 -0,3
Haut-Rhin 284,4 -0,3
Alpes-Maritimes 451,5 -0,4
Calvados 279,7 -0,4
Corrèze 95,9 -0,4
Loiret 277,6 -0,4
Aisne 171,9 -0,5
Jura 95,6 -0,5
Loir-et-Cher 127,2 -0,5
Oise 275,3 -0,5
Hautes-Pyrénées 88,1 -0,5
Saône-et-Loire 210,3 -0,5
Deux-Sèvres 154,0 -0,5
Yonne 123,4 -0,5
Creuse 41,3 -0,6
Loire 285,5 -0,6
Mayenne 125,2 -0,6
Meurthe-et-Moselle 265,2 -0,6
Moselle 363,8 -0,6
Sarthe 218,8 -0,6
Vaucluse 223,1 -0,6
Ardennes 94,1 -0,7
Charente 137,9 -0,7
Côte-d’Or 234,5 -0,7
Yvelines 585,8 -0,7
Somme 215,3 -0,7
Indre 85,2 -0,8
Meuse 63,6 -0,8
Eure-et-Loir 147,8 -0,9
Gers 69,2 -0,9
Allier 123,4 -1,0
Doubs 212,5 -1,0
Haute-Marne 71,4 -1,0
Haute-Vienne 142,1 -1,0
Haute-Saône 76,3 -1,1
Orne 106,8 -1,2
Vosges 134,5 -1,2
Territoire de Belfort 52,9 -1,4
Vienne 174,6 -1,6
Cher 111,0 -2,2
France de province 20 523,1 0,1
France métropolitaine 26 665,1 0,1
Guadeloupe 127,7 2,7
Martinique 129,1 -0,1
Guyane 53,3 -0,2
La Réunion 267,3 0,8
France hors Mayotte 27 242,4 0,1

Café de la prospective du 28 septembre 2016 – Jean-Dominique Séval

Café de la prospective du 28 septembre 2016 – Jean-Dominique Séval

Le mercredi 28 septembre 2016,  le Café de la prospective a reçu Jean-Dominique SÉVAL, DGA d’Idate DigiWorld, Institut d’études spécialisées dans les marchés des Télécom, Internet et médias.

Économiste de formation (DEA à Dauphine), Jean-Dominique Séval a fait ses armes dans des cabinets ou Instituts d’études français dont la compétence en matière de prévision et de prospective n’est plus à démontrer : six ans chez Xerfi-Precepta, quatre ans au BIPE, avant de rejoindre IDATE DigiWorld  il y a près de vingt ans. 
Il est l’auteur de : « Vous êtes déjà en 2025 ». Il nous a parlé de la planète numérique sous plusieurs angles.

Le Café avait fait le plein de participants, et il nous aurait fallu deux fois plus de temps pour débattre des questions, sur un sujet aussi riche. Nous aurons l’occasion d’y revenir …

Confirmer votre présence







Café de la prospective du 11 mai 2016 – Nicolas Bronard

Café de la prospective du 11 mai 2016 – Nicolas Bronard

Le mercredi 11 mai 2016, le Café de la prospective a reçu Nicolas Bronard, Chef de pôle en charge de la prospective et de la recherche stratégique au sein de la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) du ministère de la Défense.
Il nous a parlé de la réflexion prospective et stratégique au Ministère de la défense, organisée et animée par le pôle « Prospective et recherche stratégique » qu’il anime.